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Full text of "Chefs-d'oeuvre dramatiques de Quinault, Montfleury, Genest, et La Fontaine"

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PQ 
1220 

C4-5 
1824- 


l^xtsitxdtb  ta 

ûf  % 

C.   Carrington  Smith 


I 


REPERTOIRE 

DU 

THÉÂTRE  FRANÇAIS. 

TOME  II. 


A    PARIS, 

Ladrange  ,  libraire ,  quai  des  Augustins,  n°  1 9  ; 
_,  .   GuiBERT,  libraire,  rue  Gît-le-Cœur,  n°  10; 

Lhecreux  ,  libraire .  quai  des  Augustius,  n"  3  7  ; 
Verdière,  libraire,  même  quai,  n°  aS. 


*^ 


CHEFS-D'OEUVRE 

DRAMATIQUES 

DE 

QUINAULT, 
MONTFLEURY,  GENEST, 

ET 

LA  FONTAINE. 


is,  y^A^ 


A  PAR 

IMPRIMERIE    DE   JULES    DIDOT    AÎNÉ, 
IMPRIMEUR    nr    ROI.    - 

1824. 


K, 


1110 


LA 

MÈRE  COQUETTE, 

OU 

LES  AMANTS  BROUILLÉS, 

COMÉDIE  EN  CINQ  ACTES, 
PAR  QUINAULT, 

Représentée ,  pour  la  première  fois ,  le  1 5  octobre 
iC65. 


l  ■«/»/« -vx/v-v/v^  «XX/l/VVk/VWV 


NOTICE 

SUR 

QUINAULT. 

Philippe  Quinatjlt  naquit  en  i635,  à  Felletin 
dans  la  Marche,  d'un  père  peu  fortuné,  qui 
l'envoya  à  Paris  dès  l'âge  de  huit  ans.  Tristan- 
l'Ermite,  célèbre  alors  par  sa  tragédie  de  Ma- 
rianne, du  même  pays  que  le  jeune  orphelin, 
et,  suivant  quelques-uns,  son  parrain,  prit 
soin  de  son  éducation.  Quinault  n'avoit  pas  en- 
core dix-huit  ans,  lorsqu'il  acheva  les  Rivales, 
comédie  en  cinq  actes.  Tristan  présenta  cette 
pièce,  comme  étant  de  sa  composition,  aux  co- 
médiens, qui  en  offrirent  cent  écus.Mais  l'au- 
teur de  Marianne,  ne  voulant  pas  dérober  à 
son  élève  la  gioiie  que  pouvoit  lui  acquérir 
son  premier  ouvrage,  ne  dissimula  plus  qu'il 


4  NOTICE  SUR  QUINAULT. 

étoit  d'un  jeune  homme.  A  cette  nouvelle,  les 
acteurs  ne  voulurent  plus  en  donner  que  cin- 
quante écus.  Enfin,  par  composition,  ils  accor- 
dèrent le  neuvième  de  la  recette ,  et  c'est  depuis 
ce  moment  que  les  auteurs  ont  eu  dans  les  re- 
cettes une  part  proportionnée  au  nombre  d'ac- 
tes que  contiennent  leurs  ouvrages. 

Quinault  est  beaucoup  plus  connu  par  ses 
opéra  que  par  les  pièces  qu'il  a  données  au 
théâtre  Français;  mais,  fidèles  au  plan  que 
nous  nous  sommes  tracé,  nous  ne  parlerons 
que  des  dernières. 

La  seconde  pièce  de  Quinault,  intitulée  la 
Généreuse  ingratitude ,  tragi-comédie  pastorale 
en  cinq  actes,  en  vers,  fut  jouée  en  i654. 

L'Amant  indiscret,  ou  le  Maître  étourdi,  co- 
médie en  cinq  actes,  en  vers,  fut  représenté 
dans  la  même  année  i654- 

Les  coups  de  t Amour  et  de  la  Fortune ,  tragi- 
comédie  en  cinq  actes ,  en  vers ,  fut  donnée 
en  i656. 

Les  deux  années  suivantes  virent  paroître 
trois  tragédies,  totalement  oubliées  aujour- 


NOTICE  SUR  QUINAULT.  5 

d'hui  :  ce  sont,  Cjrus,  le  Mariage  de  Cambyse, 
et  Amalazonte. 

Le  feint  Jlcibiade,  tragi-comédie,  fut  joué 
en  i658. 

Le  Fantôme  amoureux^  tragi-comédie,  en 
cinq  actes ,  en  vers ,  fut  joué  sept  fois  en  1 669. 

Quinault  fit  représenter,  en  1 660 ,  u«e  tragi- 
comédie  intitulée  Stratonice ,  et  une  pastorale 
allégorique,  sous  le  litre  des  Amours  de  Lysis 
et  d'Hespérie. 

Agrippa,  ou  le  faux  Tihérinus,  tragédie,  pa- 
rut en  1661. 

.(4sf/«fe,  tragédie  qui  eut  beaucoup  de  succès 
en  i663,  n'en  eut  aucun  à  ses  reprises. 

La  Mère  coquette ,  comédie  en  cinq  actes,  en 
vers,  la  meilleure  de  toutes  les  pièces  que  Qui- 
nault ait  composées  pour  le  théâtre  Français, 
et  la  seule  que  l'on  trouve  dans  cette  collection , 
parut  pour  la  première  fois  le  1 5  octobre  1 665. 

Pausaniasy  tragédie,  fut  donné  le  16  no- 
vembre 1668  et  n'eut  point  de  succès. 

Bellérophon ,  tragédie ,  est  le  dernier  ouvrage 
que  Quinault  composa  pour  le  théâtre  Fran- 


6  NOTICE  SUR  QUINAULT. 

çais.  Elle  fut  jouée  en  1670,  et  eut  beaucoup 
de  succès. 

Il  est  à  remarquer  qu'à  cette  époque  Qui- 
nault  n'avoit  encore  composé  aucun  opéra. 

Un  négociant,  grand  amateur  de  théâtre, 
ayant  donné  à  Quinault  un  appartement  dans 
sa  maison ,  vint  à  mourir  laissant  plus  de  cent 
mille  livres  de  biens  à  sa  veuve.  Celle-ci  par  re- 
connoissance  des  conseils  utiles  que  le  poète  lui 
avoit  donnés  dans  la  conduite  de  ses  affaires, 
crut  devoir  assurer  sa  fortune  en  l'épousant. 

A  cette  époque,  Quinault  acheta  une  charge 
d'auditeur  des  comptes.  La  compagnie  ayant 
fait  quelques  difficultés  de  le  recevoir  sous  pré- 
texte qu'il  avoit  composé  des  comédies,  on  fit 
à  cette  occasion  les  vers  suivants  : 

Quinault,  le  plus  grand  (des  auteurs , 
Dans  votre  corps ,  messieurs ,  a  dessein  de  paroître  : 
Puisqu'il  a  tant  fait  d'auditeurs , 
Pourquoi  l'empéchez-vous  de  l'être? 

L'Académie  s'empressa  de  l'admettre  dans 
son  sein;  il  y  fut  reçu  en  1670, 


NOTICE  SUR  QUINAULT.  7 

Vers  la  fin  de  sa  vie,  Quinault  entreprit  un 
poëme  sur  l'extinction  en  France  de  la  religion 
prétendue  réformée.  Il  mourut  à  Paris  le  1 9  no- 
vembre 1688. 


PERSONNAGES. 

LAURETTE,  servante  d'Ismèiie. 
CHAMPAGNE,  valet  de  chambre  d'Acante. 
ACANTE ,  amant  d'Isabelle. 
LE  MARQUIS,  cousin  d'Acante. 
CRÉMANTE,  père  d'Acante. 
ISABELLE ,  fille  d'ismène. 
ISMÈNE,  mère  d'Isabelle. 
Le  page  du  marquis. 


La  scène  est  à  Paris,  dans  une  salle  du  logis 
d'ismène. 


LA 

MÈRE  COQUETTE, 

COMÉDIE. 
ACTE  PREMIER. 


SCÈNE  I. 

LAURETTE,   CHAMPAGNE. 

LAURETTE. 

Tu  n'es  donc  pas  content?  Vraiment  c'est  une  honte. 
Je  t'ai  baisé  deux  fois. 

CHAMPAGNE. 

Quoi!  tu  baises  par  compte? 
Après  un  an  d'absence,  au  retour  d'un  amant, 
Tu  crois  que  deux  baisers  ce  soit  contentement? 

LAURETTE. 

Eh ,  mon  Dieu ,  patience  !  un  de  ces  jours  j'espère 
Que  da  moi  sur  ce  point  tu  ne  te  plaindras  guère. 
Mais  parlons  de  mon  maître,  et  sans  déguisement. 

CHAMPAGNE. 

N'ai-je  pas  là-dessus  écrit  bien  amplement? 

LAURETTE. 

Oui,  qu'on  t'avoit  fait  faire  en  vain  un  grand  voyage. 


lo  LA  MERE  COQUETTE. 

Pour  chercher  ce  bou  homme  et  l'ôter  d'esclavage , 

Et  que  n'en  ayant  pu  trouver  nulle  clarté , 

Tu  revenois  enfin  sans  l'avoir  racheté  : 

A  ce  compte  il  est  mort? 

CHAMPAGNE. 

Cela  ne  veut  rien  dire , 
Et  ta  maîtresse  encor  n'a  qne  faire  de  rire. 

L  AURETTE. 

Comment  rire  ? 

CHAMPAGNE. 

oh  !  que  non. 

LAURETTE. 

Qu'est-ce  donc  que  tu  crois? 

CHAMPAGNE. 

Mais  toi,  tu  me  crois  doue  uu  sot  comme  autrefois? 
Je  ne  l'étois  pas  tant  que  tu  l'aurois  pu  croire. 
Quand  je  te  dis  adieu...  si  j'ai  bonne  mémoire, 
Ce  fut  en  cette  salle,  en  ce  lieu  justement. 
Comme  je  te  faisois  mou  petit  compliment, 
T'assurois  de  mon  mieux  d'une  ardeur  sans  seconde, 
Eh  !  je  m'en  accpiittai ,  je  crois... 

LAURETTE. 

Le  mieux  du  monde. 

CHAMPAGNE. 

Ta  maîtresse  sur\'int,  qui  nous  fit  séparer  , 

Avec  elle  en  sa  chambre  elle  te  fit  entrer; 

Et,  chagrin  de  nous  voir  séparés  de  la  sorte, 

Je  voulus  par  dépit  écouter  à  la  porte. 

J'ai  l'oreille  un  peu  fine  :  elle  avoit  le  cœur  gros , 

Elle  le  débonda  d'abord  par  des  sanglots; 


ACTE  1,    SCENE  I.  II 

Puis  d'un  ton  assez  aigre,  elle  te  fit  entendre 
Quels  maux  de  mon  voyage  elle  devoit  attendre; 
Que  j'allois  lui  chercher  un  époux  irrité 
D'avoir  langui  long-temps  dans  la  captivité; 
Qu'elle  alloit  à  son  tour  entrer  dans  l'esclavage; 
Enfin  (ju'après  sept  ans  d'espoir  d'un  doux  veuvage, 
Un  vieux  mari  chagrin  viendroit  troubler  le  cours 
De  ses  plus  doux  plaisirs  et  de  ses  plus  beaux  jours* 
J'en  aurois  bien  ouï  davantage  sans  peine, 
Mais  ou  vint  à  sortir  de  la  chambre  prochaine  ; 
J'eus  peur  d'être  surpris  ,  et  je  vois  à  regret 
Que  tu  n'as  pas  voulu  m'avouer  ce  secret. 

LAURETTE. 

C'est  ta  faute. 

CHAMPAGNE. 

Ma  faute? 

LAURETTE. 

Oui,  je  te  le  proteste. 

CHAMPAGNE. 

Si  tu  m'aimois  assez. . . 

LAURETTE. 

Va,  je  t'aime  de  reste. 

CHAMPAGNE.  ' 

Quel  secret  entre  amants  doit-on  jamais  avoir? 

LAURETTE. 

Tu  ne  saurois  rien  taire,  et  tu  veux  tout  savoir? 

Crois-tu  que  quand  je  garde  avec  toi  le  silence, 

Je  ne  me  fasse  pas  beaucoup  de  violence? 

Je  suis  fille,  je  t'aime ,  et  me  tcds  à  regret. 

Ce  m'est  un  grand  fardeau ,  que  le  moindre  secret  : 


12  LA  MERE  COQUETTE. 

Mais  j'ai  trop  éprouvé  ton  caquet  invincible , 
Et  ne  m'y  puis  fier  sans  être  incorrigible. 

CHAMPAGNE. 

Va,  va ,  j'ai  vu  le  monde ,  et  je  suis  bien  cbangé; 
Si  j'eus  quelque  défaut,  je  m'en  suis  corrigé. 
Je  sais  comme  il  faut  vivre,  et  vivre  avec  adresse  : 
Je  reviens  du  pays  des  sept  sages  de  Grèce; 
Et  pour  te  faire  voir  que  je  me  tais  fort  bien. 
Je  sais  un  grand  secret  dont  tu  ne  sauras  rien. 

LAURETTE. 

Qui?  moi? 

CHAMPAGNE. 

Toi-même. 

LAURETTE. 

Encor,  quel  secret  pourroit-ce  être? 

CHAMPAGNE. 

Un  secret  qui  me  perd ,  s'il  est  su  de  mon  maître  : 
Son  vieux  père,  sur-tout,  fâcbeux  au  dernier  point, 
Est  homme  là-dessus  à  ne  pardonner  point. 

LAURETTE. 

Je  ne  puis  donc  prétendre  à  savoir  ce  mystère. 

CHAMPAGNE, 

JS'étoit  que  tu  croirois  que  je  ne  me  puis  taire, 
Vois-tu,  je  t'aime  assez  pour  ne  te  rien  celer; 
Mais  tu  m'accuserois  encor  de  trop  parler. 

LAURETTE. 

Point,  cela  nest  pour  moi  d'aucune  conséquence. 

CHAMPAGNE. 

Je  yeux  savoir  garder  désormais  le  silence; 
Et  si  je  te  dis  tout,  peut-être  tu  croiras... 


ACTE  I,  SCÈNE  I.  i3 

LAURETTE. 

l'oiut  du  tout ,  je  croirai  tout  ce  que  tu  voudras. 

CHAMPAGNE. 

Tu  sais  quelle  amitié  de  tout  temps  fit  paroître 

L'époux  de  ta  maîtresse  au  père  de  mon  maître; 

Qu'ils  étoient  grands  amis,  n'étant  eucor  qu'enfants. 

Et  qu'il  y  peut  avoir  déjà  près  de  huit  ans 

Que  ton  maître,  embarqué  sur  mer  pour  ses  affaires, 

Fut  pris,  et  chez  les  Turcs  vendu  par  des  corsaires. 

Tu  sais  que  ta  maîtresse  en  eut  peu  de  douleur, 

Et  très  patiemment  supporta  ce  malheur; 

Que,  loin  d&  rechercher,  craignant  sa  délivrance , 

Elle  le  tint  pour  mort  et  prit  le  deuil  d'avance. 

Tu  sais  fort  ])ien  aussi  que  la  vieille  amitié 

Fit  qu'enfin  mou  vieux  maître  eu  eut  quelque  pitié. 

Et  me  chargea  de  faire  en  Turquie  un  voyage , 

Pour  chercher  et  tirer  son  ami  d'esclavage. 

Je  fus ,  comme  tu  sais ,  m'embarquer  pour  cela  : 

Tu  sais  enfin.  Comment!  quels  gestes  fais-tu  là? 

LAURETTE. 

c'est  que  le  sang  me  bout,  franchement,  à  t'entendre  ; 
Si  je  sais  tout  cela ,  que  sert  de  me  l'apprendre? 

CHAMPAGNE. 

■le  t'ai  voulu  conter  le  tout  de  point  en  point. 

LAURETTE, 

Conte-moi  simplement  ce  que  je  ne  sais  point. 

CHAMPAGNE,  lui  faisant  signe  de  se  taire. 
t)onc,  au  moins... 

LAURETTE. 

Oui,  dis  donc. 


i4  LA  MÈRE  COQUETTE. 

CHAMPAGNE. 

Veux-tu  que  je  te  die? 
Je  n'ai,  ma  foi,  jamais  été  jusqu'eu  Turquie. 

-LAURETTE. 

Comment? 

CHAMPAGNE. 

Un  vent  fâcheux  à  Malte  nous  jeta  , 
Où  d'un  certain  vin  grec  le  charme  m'arrêta  : 
Ta  maîtresse  aussi  bien... 

LAURETTE. 

Laisse  là  ma  maîtresse. 
Si  l'on  t'interrogeoit... 

CHAMPAGNE. 

Me  crois-tu  sans  adresse? 
Un  vaisseau  turc  fut  pris ,  un  esclave  chrétien , 
Françcus,  et  pas  trop  sot  pour  un  Parisien, 
Trouvé  sur  ce  vaisseau ,  fut  mis  hors  d'esclavage  ; 
Il  étoit  vieux,  cassé ,  j'eus  pitié  de  son  âge  : 
Je  l'ai  par  charité  jusqu'à  Paris  conduit, 
Et  du  pays  des  Turcs  il  m'a  fort  bien  instruit. 
Veux-tu  voir  si  je  sais... 

LAURETTE. 

Moi!  puis-je  m'y  connoître? 

CHAMPAGNE. 

N'importe. 

LAURETTE. 

Quelqu'un  vient  :  c'est  Acante  ton  maître. 


ACTE   1,   SCÈNE  II.  i5 

SCÈNE   IL 

ACANTE,  LAURETTE,  CHAMPAGNE. 

LAURETTE. 

Vous  nous  trouvez  causant,  monsieur,  Champagne  et  moi. 

ACANTE. 

Vous  vous  aime^:  toujours,  à  ce  que  je  connoi. 

CHAMPAGNE. 

Eh!  pour(juoi  non,  monsieur? 

LAURETTE. 

Avec  même  tendresse. 

ACANTE. 

Que  vous  êtes  heureux  !  Mais  voit-on  ta  maîtresse? 

LAURETTE. 

On  ne  peut  voir  madame  encor  de  quelque  temps. 
Elle  est  à  sa  toilette. 

ACANTE. 

Il  suffit,  et  j'attends. 

CHAMPAGNE. 

C'est-à-dire,  entre  nous ,  que  madame  se  farde. 

LAURETTE. 

Ne  retiendras-tu  point  ta  langue  babillard e? 

CHAMPAGNE. 

Eh  !  ce  n'est  qu'entre  nous. 

ACANTE. 

Que  dites-vous  tout  bas? 

LAURETTE. 

Que  la  mère  en  ces  lieux  n'attire  point  vos  pas; 


i6  LA  MERE  COQUETTE. 

Que  la  fille  plutôt... 

ACA>'TE. 

Quoi!  l'iiîgrate  Isabelle? 
Je  l'aimois,  je  l'avoue,  et  d'une  ardeur  fidèle  : 
Dès  mes  plus  jeunes  ans  je  m'en  sentis  charmé. 
Et  je  puis  dire,  hélas,  qu'alors  j'étois  aimé! 
J'en  avois  chaque  jour  quelque  douce  assurance. 
Tant  qu'elle  fut  dans  l'âge  où  régne  l'innocence. 
Elle  vit  avec  joie,  et  même  avec  transport, 
Nos  deux  pères  amis,  de  notre  hymen  d'accord; 
Et  j'attendois  des  nœuds  qu'en  nous  on  voyoit  croître. 
Une  éternelle  amour,  s'il  en  peut  jamais  être. 
J'avois  cru  que  son  cœur  pourroit  se  dégager 
Du  penchant  naturel  qu'a  son  sexe  à  changer; 
Mais  l'ingrate,  au  mépris  d'un  feu  tel  que  le  nôtre. 
Est  changeante ,  sans  foi,  fille  enfin  comme  une  autre. 

L  AURETTE. 

c'est  traiter  un  peu  mal  notre  sexe  à  mes  yeux. 
Les  hommes,  par  ma  foi,  ne  valent  guère  mieux; 
Et  tel  qui  nous  impute  une  inconstance  extrême 
Souvent  cherche  querelle,  et  veut  changer  lui-même; 
Quand  les  traîtres  sont  las,  messieurs  font  les  jaloux. 

ACAXTE. 

Crois-tu... 

LAURETTE. 

Ce  que  j'en  dis,  monsieur,  n'est  pas  pour  vous. 
Isabelle ,  sans  doute ,  agit  d'une  manière 
Qui  fait  voir  qu'avec  vous  elle  rompt  la  première; 
Et  malgré  ses  mépris,  malgré  tous  ses  rebuts, 
Je  ne  jurerois  pas  que  vous  ne  l'aimiez  plus. 


ACTE  I,  SCENE  II.  ij 

ACANTE. 

Moi!  que  j'aime  une  ingrate!  une  inconstante  fille!... 
Mais  est-elle  en  sa  chambre? 

LAURETTE. 

Oui,  monsieur,  (jui  s'habille  : 
Uu  homme  y  vient  d'entrer. 

ACANTE. 

Qui? 

LAURETTE. 

'  Qui  vous  craint  fort  peu  ; 

Beau,  jeune... 

ACANTE. 

Et  c'est? 

LAURETTE. 

Déjà  vous  voilà  tout  en  feu? 
Il  n'a  que  soixante  ans,  c'est  monsieur  votre  j)ère. 

ACANTE. 

Mon  père  ?  Eh  !  que  fait-il  ? 

LA  0  RETTE. 

Eh!  que  pourroit-il  faire? 
Courbé  sur  son  bâton,  le  bon  petit  vieillard 
Tousse,  crache,  se  mouche,  et  fait  le  goguenard; 
Des  contes  du  vieux  temps  étourdit  Isabelle  : 
c'est  tout  ce  que  je  crois  qu'il  peut  fîiire  auprès  d'elle. 

ACANTE. 

Crois-tu  qu'elle  aime  ailleurs? 

C  H  A  M  r  A  G  >  E. 

La,  dis. 

LAURETTE. 

Je  le  crois  bien; 

2. 


i8  LA  MÈRE  COQUETTE. 

Mais  pour  dire  (jiii  c'est,  monsieur,  je  n'en  sais  rien. 

CHAMPAGNE. 

Seroit-ce  point... 

ACANTE. 

Qui  donc? 

CHAMPAGNE. 

Attendez,  que  j'y  pense.. 
Le  marquis? 

ACANTE. 

Mon  cousin?  J'y  vois  peu  d'apparence. 

LAURETTE. 

Il  est  vrai  :  ce  cousin  ,  respect  la  ])areuté. 
Est  un  jeune  étourdi  bouffi  de  vanité. 
Qui  cache  dans  le  faste,  et  sous  l'énorme  enflure 
D'une  grosse  perruque  et  d'une  garniture. 
Le  plus  badin  marquis  qui  vit  jamais  le  jour, 
Et,  pour  tout  dire  enfin,  un  sot  suivant  la  cour. 

CHAMPAGNE. 

N'importe,  il  est  marquis;  c'est  ainsi  qu'on  le  nonune; 
Et  ce  titre  parfois  rajuste  bien  un  homme. 

ACANTE. 

Ah!  si  c'c-toit  pour  lui...  Non,  je  ne  le  crois  pas; 
Isabelle  n'a  point  des  sentiments  si  bas  : 
Quelque  juste  dépit  qui  c-ontre  elle  m'aigrisse, 
Je  ne  lui  saurois  faire  encor  cette  injustice. 
Mais  si  je  connoissois  mou  rival  trop  heureux... 

LAURETTE. 

Ah!  vous  êtes,  monsieur,  encor  bien  amoureux  ! 

A  CANTE. 

Non,  je  neveux  plus  l'être  après  an  tel  outrage 


ACTE  I,  SCENE  II.  19 

LAURETTE. 

Quand  ou  l'est  malgré  soi  l'on  l'est  bien  davantage; 
On  ne  m'y  trompe  pas,  je  m'y  connois  trop  bien. 

ACANTE. 

Hélas  !  que  l'orgueilleuse  au  moins  n'en  sache  rien  : 
Si  l'ingrate  qu'elle  est  connoissoit  ma  tendresse. 
Elle  triompheroit  encor  de  ma  foiblesse. 

LAURETTE. 

Vraiment  sans  lui  rien  dire,  elle  en  triomphe  assez  , 
Et  vous  raille  en  secret  plus  que  vous  ne  pensez; 
Elle  ne  croit  que  trop  que  vous  l'aimez  encore. 

A  G  A. \  TE. 

L'ingrate  me  méprise,  et  croit  que  je  l'adore. 
Dis-lui  qu'elle  s'abuse;  oui:  mais  dis-lui  si  bien... 

LAURETTE. 

Ma  foi ,  j'aurai  beau  dire ,  elle  n'en  croira  rien  : 
Elle  tient  votre  cœur  trop  sûr  sous  son  empire. 

ACANTE. 

Je  l'empêcherai  bien  de  m'en  oser  dédire , 
Ce  cœur,  ce  lâche  cœur... 

SCÈNE  m. 

LE  MARQUIS,  ACANTE,  CHAMPAGNE, 
LAURETTE. 

LE    MARQUIS. 

Ah  !  cousin,  te  voilà? 
IJonjour.  Que  je  t'embrasse.  Encor  cette  fois-là. 

ACANTE. 

Ah  !  vous  me  meurtrissez!  Laurette  se  retire? 


30  LA  MÈRE  COQUETTE. 

LAURETTE. 

Monsieur  Champagne  encore  a  deux  mots  à  me  dire. 

LE   MARQUIS. 

Comment,  monsieur  Champagne!  Il  est  donc  revenu? 
il  sent  son  honnête  homme,  et  je  l'ai  méconnu: 
Lorsqu'il  étoit  laquais ,  il  n'étoit  pas  si  sage. 

CHAMPAGNE. 

Ni  vous  non  plus,  monsieur,  lorsque  vous  étiez  page. 

LE    MARQUIS. 

Nous  étions  grands  fripons. 

CriAMPAGXE. 

Vous  l'étiez  plus  que  moi, 

LE   MARQUIS. 

Je  te  veux  servir. 

CHAMPAGNE. 

Ouf!  vous  m'étranglez,  ma  foi. 

LE    MARQUAIS. 

Eh ,  Laurette  ! 

LAURETTE. 

Ahl  monsieur,  avec  moi,  je  vous  prie. 
Trêve  de  compliment,  et  de  cérémonie. 

[Laurette  et  Champayne  se  retirent.) 
A  c  A  N  T  E. 

Estimez-vous  beaucoup  l'air  dont  vous  affectez 
D'estropier  les  gens  par  vos  civilités , 
Ces  compliments  de  main,  ces  rudes  embrassades, 
Ces  saints  qui  font  peur,  ces  bonjours  à  gourmades'* 
Ne  reviendrez-vous  point  de  toutes  ces  façons? 

LE     MARQUIS. 

Oh!  oh!  voudrois-tu  bien  me  donner  des  leçons, 


ACTE  I,   SCENE  III.  ai 

A  moi ,  cousin ,  à  moi? 

ACANTE. 

c'est  un  avis  sincère , 
Et  ce  que  je  vous  suis  me  défend  de  me  taire  : 
Oi  peut  plus  sagement  exprimer  l'amitié. 

LE    MARQUIS. 

Eh  !  mon  pauvre  cousin,  que  tu  me  fais  pitié  ! 
Tu  veux  donc  faire  prendre  un  air  modeste  et  sage 
Aux  gens  de  ma  volée,  aux  marquis  de  mon  âge? 
Va,  tu  sais  peu  le  monde,  et  la  cour-,  si  tu  crois 
Qu'on  peut  être  marquis,  jeune,  et  sage  à-la-fois. 
Il  faut  être  à  la  mode,  ou  l'on  est  ridicule  : 
On  n'est  point  regardé,  si  l'on  ne  gesticule; 
Si,  dans  les  jeux  de  main  ne  cédant  à  pas  un, 
On  ne  se  fait  un  peu  distinguer  du  commun. 
La  sagesse  est  niaise ,  et  n'est  plus  en  usage , 
Et  la  galanterie  est  dans  le  badinage. 
c'est  ce  qu'on  nomme  adresse,  esprit,  vivacité. 
Et  le  véritable  air  des  gens  de  qualité. 

ACANTE. 

On  peut  voir  toutefois,  pour  peu  que  l'on  raisonne  .. 

LE    MARQUIS. 

OÙ  l'usage  prévaut,  nulle  raison  n'est  bonne. 

ACANTE. 

Mais... 

LE    MARQUIS. 

Ne  f érige  point,  de  grâce,  en  raisonneur; 
Morbleu,  c'est  un  défaut  à  te  perdre  d  honneur: 
Tâche  à  t'en  corriger,  et  changeons  de  matière. 
Je  viens  chercher  ici  ton  père  à  ta  prière; 


22  LA  MERE  COQUETTE. 

Je  veux  en  ta  faveur  lui  parler  comme  il  faut, 

ACAXTE. 

Il  est  dans  cette  chambre ,  et  sortira  bientôt. 
Sur-tout... 

LE     MARQUIS. 

Tu  me  dis  hier  tout  ce  qu'il  lui  faut  dire; 
Laisse-moi  seulement. 

A  GANTE.  > 

Quoi  !  que  je  me  retire. 
Sans  m'informer  de  lui ,  du  moins  de  sa  santé  ? 

LE     MARQUIS. 

Eh  !  ne  te  pique  point  de  tant  d'honnêteté  : 

Dans  un  fils  tel  que  toi ,  crois-moi ,  l'on  n'aime  guèi'e 

Ces  soins  si  curieux  de  la  santé  d'un  père. 

Le  bon  homme  pour  toi  ne  mourra  que  trop  tard. 

ACANTE. 

Vous  croyez... 

LE   MARQUIS. 

Avec  moi,  cousin ,  finesse  à  part; 
Nous  savons  ce  que  c'est  que  la  perte  d'un  père  : 
Jamais  de  ce  malheur  fils  ne  se  désespère  ; 
Et  l'on  trouve  toujours  aux  douceurs  d'hériter, 
Des  consolations  qu'on  ne  peut  rejeter. 
Quelque  honnête  grimace  qu'enfin  on  puisse  faire , 
Tout  père  qui  vit  trop  court  danger  de  déplaire. 
Ton  chagrin  pour  le  tien  n'a  que  trop  éclaté. 

ACA3VTE. 

Si  j'ai  quelque  chagrin,  c'est  de  sa  dureté, 

De  lui  voir  chaque  jour  retrancher  ma  dépense , 

Et  d'un  air  dont  pour  lui  je  rougis  quand  j'y  pense  : 


ACTE  I,  SCÈNE  111.  23 

Mais  ce  n'est  pas  eucor  sa  plus  graude  rigueur  ; 
De  plus,  ce  coup  sur- tout  m'a  percé  jusqu'au  cœur, 
Lui-même  qui  pour  moi  fit  le  choix  d'Isabelle, 
A  cessé  d'approuver  luoa  hymen  avec  elle , 
M'a  dit  qu'il  s'avisoit  de  m'engager  ailleurs, 
Et  jetoit  l'œil  pour  moi  sur  des  partis  meilleurs. 
J'eus  beau  de  mon  amour  lui  marquer  la  tendresse, 
Il  la  nomma  folie,  aveuglement,  foiblesse, 
Et  paya  mes  raisons,  sans  en  être  adouci. 
D'un  je  suis  votre  père,  et  je  le  veux  ainsi. 

LE     MARQUIS. 

Laissons  l'amour  à  part,  parlons  pour  ta  dépense. 
Mais  sors;  j'entends  tousser,  et  le  bon  homme  avance. 

SCÈISE  IV. 

CRÉMANTE,   LE   MARQUIS. 

OR  É  M  A  N  T  E ,  en  toiissant. 
c'est  vous ,  mon  cher  neveu?  Qui  vous  croyoit  si  près? 

LE    MARQUIS. 

Achevez  de  tousser,  vous  parlerez  après. 
Vous  allez  étouffer,  ce  n'est  point  raillerie  : 
Quelques  coups  sur  le  dos... 

CRÉMANTE. 

Doucement ,  je  vous  prie. 
La  moindre  émotion  me  fait  tousser  d'abord. 

.LE    MARQUIS. 

Eh  !  qui  peut  si  matin  vous  émouvoir  si  fort  ? 


24  LA  MÈRE  COQUETTE. 

en  ÉM  AN  TE. 

Je  vais  vous  tout  conter  sans  feinte  et  sans  grimace. 
Pour  vous... 

LE    MARQUIS. 

Sans  compliment. 

CRÉMANTE. 

Couvrons-nous  donc ,  de  grâce. 

LE    MARQUIS. 

Mettez. 

CRÉMANTE. 
Eh! 

LE    MARQUIS. 

Laissez-moi. 

G  RÉMANTE. 

Quoi  !  ne  vous  couvrir  p.is  ? 

LE   MARQUIS. 

Non. 

CRÉMANTE. 

Quoi!  vous... 

LE    MARQUIS. 

Morbleu,  non. 

C  R  É  M  A  N  T  E. 

Vous  laisser  chapeau  bas! 
Moi,  souffrir  d'un  marquis  ce  respect! 

LE    .MA  R  QUI  s. 

Non,  je  jure  : 
C'est  moins  respect  pour  vous  que  soin  pour  ma  coiffure? 
Celui  de  se  couvrir  n'est  bon  qu'aux  vieilles  gens. 

crémante. 
Eh!  l'on  n'est  pas  si  vieux  encore  à  soixante  ans. 


ACTE    I,   SCENE   IV.  25 

LE    MARQUIS. 

Non-da ,  vous  êtes  sain. 

CRÉMANTE. 

Oui ,  je  le  suis ,  sans  doute , 
Hors  quelques  petits  maux,  comme  atteinte  de  goutte, 
Catarrhes,  rhumatisme. 

LE     MARQUIS. 

Ah  !  tout  cela  n'est  rien. 

CRÉMANTE. 

Enfin,  à  cela  près,  je  me  porte  assez  bien. 
Tout  vieux  que  je  parois,  l'âge  encore  me  laisse 
Des  restes  de  chaleur,  des  regains  de  jeunesse; 
Mon  poil  blanc  couvre  encore  un  sang  subtil  et  chaud. 
Tel  qu'au  temps... 

LE    MARQUIS. 

Vous  prenez  le  récit  d'un  peu  haut. 

C  R  É  M  A  N  T  E. 

Je  ne  vous  dis  donc  point  enfin  qu'en  secret  j'aime , 
Que  je  suis  depuis  peu  rival  de  mon  fils  même. 

LE    MARQUIS. 

Vous  m'avez  dit  cela  vingt  fois  sans  celle-ci. 

c  R  É  M  A  NT  E. 

Vraiment  je  n'entends  pas  vous  en  rien  dire  aussi. 
Enfin  donc  par  un  feu  dont  tout  mon  sang  s'allume, 
Éveillé  ce  matin  plus  tôt  que  de  coutume, 
J'ai  farailièremeîît  usé  de  mon  crédit, 
Et  surpris  Isabelle  au  sortir  de  son  lit. 
Je  n'ai  senti  jamais  mon  ame  plus  émue  : 
Sa  beauté  négligée  en  serabloit  être  accrue; 
Son  désordre  charmoit;  un  long  et  doux  sommeil 

3 


26  LA   MERE  COQUETTE. 

Avoit  rendu  son  teint  plus  frais  et  plus  vermeil  , 

Rallumé  ses  regards,  et  jeté  sur  sa  bouche 

Du  plus  vif  incarnat  une  nouvelle  couche; 

Sans  art,  sans  ornements,  sans  attraits  empruntés. 

Elle  étoit  belle  enfin  de  ses  propres  beautés. 

Sous  le  nom  de  bon  homme  et  d'ami  de  son  père. 

Je  l'ai  vue  habiller  sans  façon,  sans  mystère. 

J'ai  fait  pour  l'amuser  des  contes  de  mou  mieux; 

Mais  Dieu  sait  cependant  comme  j'ouvrois  les  yeux. 

En  se  chaussant  j'ai  vu...  Rien  n'est  mieux  fait  au  monde: 

J'ai  vu  certain  morceau  de  jambe  blanche,  ronde... 

Mais  n'allez  point  l'aimer  au  moins  sur  mon  récit... 

LE    MARQUIS. 

Les  gens  de  cour  ont  bien  autre  chose  eu  l'esprit  : 
L'amour  leur  est  honteux,  à  moins  d'un  grand  trophée. 
Poursuivez  donc. 

C  R  É  M  A  N  T  E. 

Ensuite  elle  s'est  donc  coiffée  : 
J'ai  goûté  le  plaisir  de  voir  ses  cheveux  blonds 
Tomber  à  flots  épais  jusque  sur  ses  talons , 
Et  même  si  bieœ.  pris  mon  temps  et  mes  mesures , 
Que  j'en  ai  finement  ramassé  des  peigniires. 
S'étaut  coiffée  enfin,  comme  avec  mille  appas, 
Pour  prendre  un  corps  de  robe  elle  avançoit  les  bras , 
Par  bonheur  tout-à-coup  une  épingle  arrachée. 
Qui  tenoit  sur  son  sein  sa  chemise  attachée , 
M'a  laissé  voir  à  nu  l'objet  le  plus  charmant... 
Ouf!  j'en  suis  tout  ému  d'y  j-enser  seulement. 

LE    MARQUIS. 

Votre  toux  reviendra,  changeons  donc  de  langage. 


ACTE  I,  SCENE  IV.  t; 

Aussi  bien  mon  cousin  à  vous  parler  m'engage  : 
Il  voudroit  quelque  argent. 

CRÉMANTE. 

Là-dessus  je  suis  sourd  ; 
La  jeunesse  a  besoin  qu'on  la  tienne  de  court  : 
Vos  conseils  toutefois  sont  ceux  que  je  veux  suivre. 

LE    MARQUIS. 

Non,  non,  ne  changez  point  votre  façon  de  vivre; 
Tenez-lui  les  rigueurs  des  pères  d'aujourd'hui. 
Dites-lui  bien  pourtant  que  j'ai  parlé  pour  lui. 
Mais  que  c'est  pour  son  bien. 

CRÉMANTE. 

Allez,  laissez-moi  faire, 
Je  sais  faire  valoir  l'autorité  de  père. 

LE    MARQUIS. 

Vous  me  prêterez  bien ,  que  je  crois ,  cent  louis  : 

J'en  reçus  hier  deux  cents  qui  sont  évanouis; 

Mais  vous  saurez  comment,  et  m'en  louerez  sans  doute. 

Quand  il  s'agit  d'honneur,  il  faut  que  rien  ne  coûte  ; 

Et  je  puis  sur  ce  point  dire  ,  sans  vanité. 

Qu'aucun  argent  jamais  n'a  si  bien  profité. 

CRÉMANTE. 

Oui ,  l'honneur  vaut  beaucoup. 

LE    MARQUIS. 

Admirez  l'industrie  : 
L'honneur  vient  de  bravoure  et  de  galanterie, 
Et  j'ai  su  trouver  l'art  d'être  ensemble  estimé , 
Et  galant  de  fortune  ,  et  brave  confirmé. 
Moyennant  cent  louis  que  j'ai  donnés  d'avance. 
Un  marquis  des  plus  gueux,  mais  brave  à  toute  outrance, 


:?8  LA  MÈRE  COQUETTE. 

M'a  feint  une  querelle,  et  d'abord  prenant  feu. 
M'a  donné  sur  la  joue  un  coup  plus  fort  que  jeu. 

CRÉMANTE. 

Un  soufflet? 

LE    MAR(^UIS. 

Point  du  tout. 

C  R  É  M  A  N  T  E. 

Mais  un  coup  sur  la  joue. 

LE    MARQUIS. 

Ce  n'est  qu'un  coup  de  poing,  et  lui-même  l'avoue. 

J'ai  fait  rage  aussitôt ,  j'ai  ferraillé ,  paré , 

Et  me  suis  fait  tenir  pour  être  séparé. 

Voilà  qui  m'établit  pour  brave  sans  conteste. 

Je  n'ai  pas  mis  plus  mal  mes  cent  louis  de  reste. 

Avec  une  comtesse  en  crédit  à  la  cour. 

J'ai  seul  passé  le  soir,  et  joué  jusqu'au  jour. 

J'ai  perdu  mon  argent,  maiis  ma  perte  est  légère. 

Et  ce  qu'elle  me  vaut  me  la  doit  rendre  chère. 

c  R  É  M  A  N  T  E. 

Quoi!  la  dame  en  faveurs  vous  auroit  racquitté? 

LE    MARQUIS. 

Non  ;  je  la  crois  fort  sage ,  à  dire  vérité. 

Mais  comme  je  sortois  sans  suite  que  mon  page. 

Car  c'est  une  maison  de  notre  voisinage , 

J'ai  trouvé  deux  marquis ,  et  des  plus  médisants , 

Qui  pour  chasser  ensemble  alloient  sans  doute  aux  champs. 

Tous  deux  m'ont  reconnu  dès  qu'ils  m'ont  vu  paroître  : 

J'ai  feint,  me  détournant,  de  ne  les  pas  connoître. 

Et  d'un  grand  manteau  gris  me  suis  couvert  le  nez. 

Comme  font  en  tel  cas  les  galants  fortunés. 


ACTE  I,  SCENE  IV.  29 

Jugez  en  quel  honneur  me  mettra  cette  histoire, 
Et  pour  fort  peu  d'argent  combien  j'aurai  de  gloire. 

CRÉMANTE. 

Mais  l'honneur,  ce  me  semble,  au  fond  n'est  point  cela. 

LE    MARQUIS. 

Bon!  c'est  du  vieil  honneur  dont  vous  nous  parlez  là. 

CRÉMANTE. 

Jadis... 

LE    MARQUIS. 

Sans  perdre  temps  en  des  raisons  frivoles, 
De  grâce,  allons  chez  vous  pour  prendre  cent  pistoles. 

CRÉMANTE. 

Quoique  l'argent  soit  rare,  allons,  j'en  suis  content; 
Mais  j'espère  eu  revanche  un  service  important. 

LE    MARQUIS. 

Mon  crédit  à  la  cour  vous  est-il  nécessaire? 

CRÉMANTE. 

Non  ;  l'amour  maintenant  est  mon  unique  affaire  : 
Mon  fils  aime  Isabelle,  et  c'est  tout  mon  espoir 
De  les  brouiller  ensemble  et  de  m'en  prévaloir. 

LE    MARQUIS. 

Fussent-ils  plus  unis,  que  rien  ne  vous  étonne; 

Je  sais  l'art  de  brouiller  les  gens  mieux  que  personne. 

C'est  là  mon  vrai  talent,  et  mon  soin  le  plus  doux. 

CRÉMANTE. 

Il  faudroit  donc... 

LE   MARQUIS. 

Allons  résoudre  tout  chez  vous 

FIN    DU    PREMIER    ACTE. 

3. 


'VV^*'*'*'*'^''*' "■ 


ACTE  SECOND. 


SCÈNE  I. 

ISMÈNE,   ISABELLE,  LAURETTE. 

ISABELLE,  sortant  de  sa  chambre,  et  trouvant Ismène 

qui  sort  de  la  sienne. 
Jallois  à  votre  chambre. 

ISMÈNE. 

Et  qu'y  veniez- vous  faire? 

ISABELLE. 

Vous  rendre  ce  que  doit  une  fille  à  sa  mère , 
M'iuformer  s'il  vous  plaît  que  je  suive  vos  pas 
Au  temple  ce  matin. 

ISMÈNE. 

Non ,  il  ne  me  plaît  pas. 

ISABELLE. 

chaque  jour  rend  pour  moi  votre  humeur  plus  sévère. 
Ne  saurad-je  jamais  d'où  vient  votre  colère? 
J'essayerois ,  madame... 

ISMÈNE. 

Ah  !  c'est  trop  discourir. 
x\llez,  retirez-vous,  je  ne  vous  puis  souffrir. 


LA  MÈRE  COQUETTE.  3i 

SCÈNE  II. 

ISMÈNE,    LAURETTE. 

LAURETTE. 

Madame,  en  vérité,  cette  rigueur  m'étoune; 

Quoi  !  vous,  pour  tout  le  monde  et  si  douce  et  si  bomie. 

Pour  votre  fille  seule  être  rude  à  ce  point  ? 

ISMÈNE. 

J'en  ai  trop  de  raisons. 

LAURETTE. 

Je  ne  les  conçois  point  : 
J'ignore  d'où  vous  vient  tant  de  haine  pour  elle; 
C'est  une  fille  aimable... 

ISMÈNE. 

Elle  n'est  que  trop  belle; 
Je  sais  trop  sur  les  cœurs  quel  empire  elle  prend. 

LAURETTE. 

Est-ce  là  tout  l'outrage?... 

ISMÈNE. 

En  est-il  un  plus  grand? 
De  quel  œil  puis-je  voir,  moi  qui,  par  mon  adresse. 
Crois  pouvoir,  si  j'osois,  me  piquer  déjeunasse, 
Une  fille  adorée,  et  qui,  malgré  mes  soins. 
M'oblige  d'avouer  que  j'ai  trente  ans  au  moins? 
Et  comme  à  mal  juger  on  n'a  que  trop  de  pente , 
De  trente  ans  avoués  n'en  crois-t-on  pas  quarante? 

LAUB  ETTE. 

Il  est  vrai  que  le  monde  est  plein  de  médisants; 


32  LA  MERE  COQUETTE. 

Mais  on  peut  être  belle  encore  à  quarante  ans. 

ISMÈXE. 

Ou  le  peut,  mais  enfin  c'est  l'âge  de  retraite  : 
La  b0auté  perd  ses  droits,  fut-elle  encor  parlàite; 
Et  la  Ijalanterie ,  au  moment  qu'on  vieillit , 
Ne  peut  se  retrancher  qu'à  la  beauté  d'esprit. 

LAURETTE. 

Vous  êtes  trop  bien  faite ,  et  c'est  une  chimère. 

I  S:\IE  NE. 

Une  fille  à  seize  ans  défait  bien  une  mère. 

J'ai  beau  par  mille  soins  tâcher  de  rétablir 

Ce  que  de  mes  appas  l'âge  peut  affoiblir, 

Et  d'arrêter  par  art  la  beauté  naturelle 

Qui  vient  de  la  jeunesse,  et  qui  passe  avec  elle. 

Ma  fille  détruit  tout  dès  qu'elle  est  près  de  moi  : 

Je  me  sens  enlaidir  sitôt  que  je  la  voi. 

Et  la  jeunesse  en  elle ,  et  la  simple  nature , 

Font  plus  que  tout  mon  art,  mes  soins  et  ma  parure. 

Fut-il  jamais  sujet  d'un  plus  juste  courroux? 

LAURETTE. 

Elle  a  tort  en  effet,  je  l'avoue  avec  vous  : 
Mais  on  sait  à  ce  mal  le  remède  ordinaire; 
Faites-la  d'un  couvent  au  moins  pensionnaire. 
Quoi  !  vous  hochez  la  tête?  Est-ce  que  vous  doutez 
Qu^lsabelle  ose  rien  contre  vos  volontés? 

ISMÈNE. 

Non  :  je  puis  ra'assurer  de  son  obéissance; 
Elle  suit  mes  désirs  toujours  sans  résistaixce; 
Je  la  trouve  soumise  à  tout  ce  que  je  veux, 
Et  c  est  ce.  que  j'y  trouve  eucor  de  plus  fâcheux, 


ACTE  II,  SCÈNE  II.  33 

Puisqu'elle  m'ôte  ainsi  tout  prétexte  de  plainte. 
Pour  couvrir  îe  dépit  dont  je  me  sens  atteinte. 
Pour  l'éloigner  de  moi ,  je  n'ai  qu'à  le  vouloir; 
Mais,  Laurette,  quels  maux  n'en  dois-je  pas  prévoir? 
c'est  dans  l'état  de  veuve,  où  je  dois  me  réduire, 
Un  prétexte  aux  plaisirs ,  qu'une  fille  à  conduire. 
Je  puis,  sous  la  couleur  d'un  soin  si  spécieux , 
Prétendre  sans  sci'upule  à  paroître  eu  tous  lieux, 
A  jouir  des  douceurs  du  Cours,  des  promenades, 
A  voir  les  jeux  publics,  bals,  ballets,  mascarades; 
Et  n'ayant  plus  de  fille  à  mener  avec  moi, 
Je  dois  vivre  autrement ,  et  c'est  là  mon  effroi. 
Le  grand  monde  me  plaît,  je  hais  la  solitude, 
Il  n'est  point  à  mon  gré  de  supplice  plus  rude. 
Et  j'aime  encore  mieux  voir  ma  fille  à  regret. 
Qu'éviter  à  ce  prix  le  tort  qu'elle  me  fait. 

LAURETTE. 

Elle  ne  vous  fait  pas  tant  de  tort  qu'il  vous  semble , 

On  vous  prend  pour  deux  sœurs  quand  on  vous  voit  ensemble. 

I  s  MÈNE. 

Sans  mentir? 

LAURETTE. 

Je  vous  parle  avec  sincérité. 
ismÈne,  se  regardant  dans  son  miroir  de  poche. 
Comment  suis-je  aujourd'hui?  mais  dis  la  vérité. 

LAURETTE. 

Vous  ne  fûtes  jamais  plus  jeune  ni  plus  belle; 
Sur-tout  votre  beauté  paroît  fort  naturelle. 

ISMÈNE. 

Est-il  bien  vrai,  Laurette? 


34  LA  MERE  COQUETTE. 

LAURETTE. 

Il  n'est  riea  plus  certaia. 

1  s  M  È  >'  E. 

Tu  peux  prendre  pour  toi  cette  jupe  demain; 
-Je  viens  d'apercevoir  que  la  tienne  se  passe. 

LAURETTE. 

Vous  savez,  sans  mentir,  donner  de  bonne  grâce  : 
Votre  fille ,  après  tout,  ne  vous  vaudra  jamais. 

I  s  MÈNE. 

La  jeunesse,  Laurette,  a  de  puissants  attraits. 

L  AURETTE. 

Elle  est  jeune,  il  est  vrai;  mais,  à  faute  de  l'être, 
On  peut  s'en  consoler  quand  on  la  sait  paroitre  : 
Votre  fille  n'a  point  vos  secrets  pour  charmer. 

ISMÈNE. 

Acante  cependant  l'aime  et  ne  peut  m'aimer; 
Ni  tout  ce  que  j'ai  d'art,  ni  toute  ton  adresse. 
N'ont  pu  déraciner  sa  première  tendresse; 
Je  ne  puis  à  ma  fille  arracher  cet  aiwaut. 

LAURETTE. 

Les  premières  amours  tiennent  terriblement. 
Nous  pouvons  toutefois  avoir  qvielque  espérance  : 
Mes  ruses  ont  entre  eux  rompu  l'intelligence. 
Et  tous  les  faux  rapports  que  j'ai  faits  jusqu'ici 
Nous  ont,  grâces  au  ciel,  assez  bien  réussi. 
Ils  ne  se  parlent  plus. 

I  s  M  È  N  E. 

C'est  beaucoup;  mais  Laurette, 
Ce  n'est  pas ,  tu  le  sais ,  tout  ce  que  je  souhaite  : 
Avant  de  mes  appas  le  déclin  déclaré , 


ACTE  II,  SCÈNE  11.  3^ 

Il  seroit  bon  que  j'eusse  un  époux  assuré , 
Un  parti  qui  me  plût ,  et  qui  me  fût  sortable, 
Et  je  trouve  à  mon  goût  Acante  fort  aimable. 

LAURETTE. 

Vous  avez  le  goût  bon,  on  ne  le  peut  nier, 
Et  ce  second  époux  vaudroit  bien  le  premier; 
Mais  c'est  un  grand  dessein. 

ISMÈNE. 

N'épargne  soin  ni  peine. 
Si  tu  peu?;  réussir ,  ta  fortune  est  certaine  ; 
Tu  n'en  dois  point  douter. 

LAURETTE. 

J'y  ferai  mon  effort  : 
Mais  je  trouve  un  obstacle  à  surmonter  d'abord  ; 
Touchant  votre  veuvage  un  scrupule  peut  naître. 
Vous  êtes  fort  bien  veuve ,  et  l'on  ne  peut  mieux  l'être  ; 
Votre  mari,  sans  doute,  est  défunt,  autaiit  vaut  ; 
Vous  avez  attendu  plus  de  temps  qu'il  n'en  faut  : 
Après  huit  ans  passés,  sans  qu'un  mari  se  treuve, 
Une  femme  au  besoin  est  même  plus  que  veuve; 
Il  n'est  rien  de  plus  sûr,  votre  avocat  l'a  dit  : 
Mais  il  est  bon  d'ôter  tout  soupçon  de  l'esprit. 
Toute  peur  d'un  retour,  et  d'un  remu-iiiénage , 
Si  vous  voulez  qu'on  pense  à  vous  pour  mariage. 

ISMÈNE. 

Laurette,  à  dire  vrai,  c'est  mon  plus  grand  souci, 

LAUR  ET  TE. 

Champagne  m'a  promis  d'être  bientôt  ici  : 

Il  faut  voir  si  l'on  peut  gagner  son  témoignage. 

Et  celui  d'un  vieillard  qui  sort  de  l'esclavage. 


36  LA  MÈRE  COQUETTE. 

ISMÈNE. 

Il  faudroit  que  ce  fût  sans  me  commettre,  au  moins. 

LA  URETTE. 

c'est  comme  je  l'entends ,  fiez- vous  à  mes  soins  : 

Afin  de  vous  laisser  garder  la  bienséance , 

Je  ferai  du  dessein  seule  toute  l'avance. 

Mais  l'argent  pour  corrompre  est  un  puissant  moyen. 

I  s  M  È  \  E. 
Dispose,  agis,  promets,  je  n'épargnerai  rien. 
On  vient,  je  remets  tout  enfin  à  ta  conduite. 

LAURETTE. 

ï-âissez-nous  un  peu  seuls,  vous  reviendrez  ensuite. 

SCÈNE  III. 

CHAMPAGNE,  LAURETTE. 

CHAMPAGNE. 

D'où  vient  que  ta  maîtresse  évite  de  me  voir? 
Va-t-elle  dire  encor  deux  mots  à  son  miroir? 
De  ses  ingrédients  grossir  un  peu  la  dose? 

LAURETTE. 

Elle  avoit  oublié  de  serrer  quelque  chose; 
Elle  va  l'enfermer,  et  doit  sortir  bientôt. 

CHAMPAGNE. 

Son  visage  de  jour  est  donc  fait  comme  il  faut? 
Et  sa  beauté  d'emprunt... 

LAURETTE. 

Brisons  là, je  te  prie. 
Elle  hait  là-dessus  à  mort  la  raillerie; 


ACTE  II,  SCÈNE  III.  Sy 

Elle  est  étrangement  délicate  en  cela. 

Et  ue  croit  nul  outrage  égal  à  celui-là. 

Je  veux  t'entretenir  d'affaires  d'importance. 

L'homme  que  tu  m'as  dit  avoir  conduit  en  France, 

Quel  homme  est-ce  ? 

CHAMPAGNE. 

Un  vieillard  assez  chagrin. 

LAURETTE. 

Au  fond, 
Est-ce  un  homme  d'esprit? 

CHAMPAGNE. 

D'esprit .  je  t'en  répond. 
Mais  touchant  sa  famille,  il  s'obstine  à  se  taire... 

LAURETTE. 

Cela  n'importe  rien  pour  ce  que  j'en  veux  faire. 

Ma  maîtresse  a  sans  doute ,  à  parler  tout  de  bon. 

De  se  remarier  grande  démangeaison; 

Mais  quoiqu'elle  prétende  être  veuve  à  bon  titre, 

Elle  a  quelque  scrupule  encor  sur  ce  chapitre  ; 

Et  pour  l'en  délivrer,  on  l'obligeroit  fort, 

Si  quelqu'un  témoignoit  que  sou  mari  fût  mort. 

Crois-tu  que  ton  vieillard  pût  rendre  cet  office? 

Nous  ferions  bien  valoir  le  prix  d'un  tel  service. 

CHAMPAGNE. 

Oui,  je  le  tiens,  s'il  veut,  fort  propre  à  cet  emploi; 
C'est  sans  doute... 

LAURETTE. 

Et  sur-tout  étant  instruit  par  toi. 

CHAMPAGNE. 

A  gagner  ce  témoin  aisément  je  m'engage. 

4 


3B  LA  MÈRE  COQUETTE. 

LAURETTE. 

Si  tu  voulois  y  joindre  aussi  ton  témoignage, 
Ce  seroit  encor  mieux. 

CHAMPAGNE. 

Moi!  faire  un  faux  rapport? 

LAURETTE. 

Quoi  !  pour  mentir  un  peu  j  te  troubles-tu  si  fort? 

Et  serois-tu  bien  homme  à  si  foible  cervelle, 

Que  de  t'embarrasser  pour  une  bagatelle? 

Crois-moi,  le  plus  grand  vice  est  celui  d'être  gueux, 

Et  ce  n'est  pas  à  nous  d'être  si  scrupuleux; 

Un  soin  si  délicat  n'est  pas  à  notre  usage. 

La  fourbe  qui  nous  sert  est  notre  vrai  partage; 

Elle  est  pour  nous  sans  honte,  et  jusqu'ici  jamais 

La  probité  ne  fut  la  vertu  des  valets  : 

Les  gens  d'esprit  sur-tout  ont  leur  profit  en  tête. 

CHAMPAGNE. 

Le  scrupule  n'est  pas  aussi  ce  qui  m'arrête. 
Hier,  lorsque  j'arrivai,  quand  j'y  songe  d'abord, 
Je  dis  que  j'ignorois  si  ton  maître  étoit  mort; 
Comment  dire  autrement  sans  que  l'on  me  soupçonne? 

LAURETTE. 

Pour  un  homme  d'esprit  peu  de  chose  t'étonae. 
Tu  dirvTS  que  d'abord  ne  doutant  point  du  choix 
Que  ton  maître  avoit  fait  d'Isabelle  autrefois, 
Tu  cachois  cette  mort ,  pour  détourner  la  mère 
De  donner  à  sa  fille  un  importun  beau-père; 
Mais,  ton  maître  pour  elle  étant  sans  intérêt, 
Que  tu  dis  franchement  la  chose  comme  elle  est. 


ACTE  II,  SCENE  111.  Sg 

CHAMPAGNE. 

Cela  m'est  comme  à  toi  venu  dans  la  pensée; 
Mais  d'un  autre  souci  j'ai  l'cime  embarrassée  : 
Si  ton  maître  à  la  fin  revenoit  du  Levant? 

LAURETTE. 

Mon  dieu  !  point:  il  est  mort. 

CHAMPAGNE. 

Mais  s'il  étoit  vivant? 

LAURETTE. 

Il  n'a  garde,  crois-moi. 

CHAMPAGNE. 

Je  songe  où  je  m  engage. 

LAURETTE. 

Ma  maîtresse  revient ,  songe  à  ton  personnage. 

CHAMPAGNE. 

J'y  vois  trop  de  péril ,  et  tu  m'obligeras 

De  ne  me  point  mêler  dans  tout  cet  embarras. 

LAURETTE. 

Es-tu  si  simple  eucor?  Que  rien  ne  t'inquiète. 

SCÈNE  IV. 

ISMÈNE,  LAURETTE,  CHAMPAGNE. 

LAVR'ETTE,  feignant  de  pleurer. 
Quelle  nouvelle  I  ah  !  ah  ! 

ISMÈNE. 

De  quoi  pleure  Laurette? 

LAURETTE. 

Je  pleure;  mais,  hélas!  quand  vous  saurez  de  quoi. 


4o  LA  MERE  COQUETTE. 

Vous  pleurerez,  madame,  encor  bien  plus  que  moi. 

ismène. 
N'importe ,  expliquez-vous. 

LATJRETTE. 

Ah  !  ma  bonne  maîtresse . 
C'est...  Je  ne  puis  parler,  tant  la  douleur  me  presse. 
Monsieur  Champagne...  eh  la,  faites-lui  ce  récit. 
Dites-lui  tout. 

CHAMPAGNE. 

Quoi!  tout? 

LAURETTE. 

Ce  que  vous  m'avez  dit. 

CBAMPAGNE. 

Moi  !  je  n'ai  riea  à  dire. 

LAURETTE. 

A  quoi  bon  ce  mystère? 
C'est  par  discrétion  qu'il  s'obstine  à  se  taire. 
Il  est  vrai  que  d'abord  un  si  cruel  malheur 
Doit  causer  à  madame  une  extrême  douleur  ; 
Mais  puisque  tôt  ou  tard  il  faut  qu'elle  l'apprenne. 
Le  plus  tôt  vaut  le  mieux  pour  la  tirer  de  peine  : 
A  la  laisser  languir,  quel  plaisir  prenez-vous? 
Que  sert  de  lui  cacher  qu'elle  n'a  plus  d'époux? 

ISMÈXE,  se  laissant  choir  sur  un  siège. 
Je  n'aurois  plus  d'époux!  seroit-il  bien  possible? 

LAURETTE. 

Ce  coup  assurément  pour  madame  est  sensible. 
La  pauvre  femme!  hélas,  sans  doute  elle  perd  bien! 

c  n  A  .M  P  A  G  .N  E. 

Ne  vous  fâchez  pas  tant ,  madame ,  il  n'en  est  rien. 


ACTE  II,  SCÈNE  IV.  4i 

I  s  M  È  N  E. 

Ah  !  ne  me  Hattez  pas. 

LAURETTE. 

Voy^z  quel  est  son  zélé  ! 
Il  voudroit  vous  cacher  cette  triste  nouvelle. 
Vous  devez  à  ses  soins  beaucoup  certainement, 
Et  vous  m'aviez  parlé  d'un  certain  diamant... 

ISMÈNE. 

La  douleur  m'en  avoit  fait  perdre  la  mémoire  : 
Je  ferai  plus  pour  vous,  et  vous  le  pouvez  croire; 
Prenez  toujours  ceci. 

LAURETTE. 

La ,  prenez ,  sans  façon. 
Son  époux  est-il  mort? 

CHAMPAGNE,  prenant  le  diamant. 
Eh! 

LAURETTE. 

Parlez  tout  de  bon; 
Madame  le  souhaite,  et  n'a  pas  l'ame  ingrate  : 
Mais  elle  ne  veut  pas  sur-tout  que  l'on  la  flatte  ; 
De  son  mari,  sans  feinte,  apprenez-lui  le  sort. 

CHAMPAGNE. 

Puisque  vous  le  voulez ,  madame ,  il  est  donc  morL 

ISMÈNE. 

Ciel! 

LAURETTE. 

Comme  la  douleur  l'accable  et  la  possède, 
Un  peu  de  solitude  est  son  meilleur  remède  ; 
Laissons-la  r.^veiiir,  et  va  prendre  le  soin 
D'instruire  le  vieillard  dont  nous  avons  besoin. 

4 


4»  LA  MERE  COQUETTE. 

CHAMPAGNE. 

Le  diamant  est  bon,  au  moins? 

LAURETTE. 

Bon?  tu  te  railles  : 
C'est  du  pauvre  défunt  un  présent  d'épousailles. 

CHAMPAGNE. 

Quel  défunt? 

LAURETTE. 

Eh  !  mou  maitre ,  et  tu  doutes  a  tort.. 

CHAMPAGNE. 

Eufin ,  s'il  n'est  pas  bou ,  le  défunt  n'est  pas  mort. 

LAURETTE. 

Je  t'assure  de  tout;  va  ,  tu  n'as  rien  à  craindre. 

SCÈNE  V. 

ISMÈNE,  LAURETTE. 

LA  V  RETTE. 

Madame  ,  il  est  sorti ,  cessez  de  vous  contraindre; 
Rendez  grâces  au  ciel ,  tout  va  bien ,  tout  nous  rit. 

ISMÈNE. 

Me  voilà  donc  enfin  veuve  sans  contredit? 

L  AUR  ETTE. 

On  n'en  peut  plus  douter,  à  moins  d'être  incrédule. 

ISMÈNE. 

Acante  pourroitdone  m'épouser  sans  scrupule? 

LAURETTE. 

c'est  Scms  difficulté  :  si  c'est  peu  d'un  témoin , 


ACTE   II,   SCÈNE   V.  43 

Nous  en  aurons  encore  un  second  au  besoin; 
Les  dons  faits  à  propos  produisent  des  miracles. 

ISMÈNE. 

Nous  oublions  peut-être  un  des  plus  grands  obstacles- 

LAURETTE. 

Quel? 

ISMÈNE. 

Le  père  d'Acante. 

LAURETTE. 

Eh  !  qu'appréhendons-nous? 
Le  bon  homme  vous  aime,  et  tout  lui  plaît  de  vous. 

ISMÈNE. 

Peut-être  il  m'aime  trop  ;  c'est  ce  que  j'appréhende  : 
J'ai  peur  qu'à  m'épouser  lui-même  il  ue  prétende. 

LA  URETTE. 

Ce  dessein  nous  pourroit,  sans  doute ,  embarrasser; 
Mais  pourroit-il  bien  être  en  état  d'y  penser, 
A  son  âge? 

ISMÈNE. 

Il  n'importe ,  et  je  crains  qu'il  n'y  pense. 

LAURETTE. 

Qui,  lui  vous  épouser?  ce  seroit  conscience  : 
Vieil ,  usé  comme  il  est,  et  déjà  demi-mort , 
Pourroit-il  bien  vouloir  vous  faire  un  si  grand  tort? 
Après  d'un  vieux  mari  la  longue  et  triste  épreuve, 
Puisqu'en  très  bonne  forme  enfin  vous  voila  veuve. 
C'est  bien  le  moins ,  vraiment,  que  vous  puissiez  pour  vous. 
Que  d'oser  faire  aussi  le  choix  d'un  jeune  époux , 
Et  de  connojtre  un  peu,  par  votre  expérience  , 
Du  jeune  et  dit  vieillard  quelle  est  la  différence. 


44  LA  MERE  COQUETTE. 

1SMÈ\E. 

Ce  n'est  point  pour  cela ,  Laurette. 

LA  URETTE. 

Mon  dieu ,  non. 
Mais  voici  le  bon  homme,  il  faut  changer  de  ton. 

SCÈNE  VI. 

CRÉMANTE,  ISMÈNE,  LAURETTE. 

LAURETTE. 

Venez  m'aider,  monsieur,  à  consoler  madame. 

CRÉMANTE. 

Qu'a-t-elle? 

I  s. MÈNE. 

Oh! 

LAURETTE. 

La  douleur  la  perce  jusqu'à  l'ame. 

CRÉMANTE. 

Quel  accident  l'expose  au  trouble  où  la  voilà? 

LAURETTE. 

La  mort  de  son  mari. 

CRÉMANTE. 

Quoi!  ce  n'est  que  cela? 
Il  n'est  pas  mort  peut-être. 

1  s  M  È  N  E. 

Il  est  trop  véritable  ! 

LAURETTE. 

Champagne,  qui  l'assure,  est  houmie  h-reprochcdïle. 


ACTE  II,  SCENE  VI.  45 

CRÉMANTE. 

Sa  mort  m'ôte  un  ami ,  vous  ôtant  un  époux , 

Et  j'y  crois  perdre  au  moins,  madame,  autant  que  vous. 

Le  regret  que  j'en  ai  ne  cède  en  rien  au  vôtre  j 

Riais  nous  l'avions  compté  pour  mort  et  l'un  et  l'autre  : 

On  ne  rend  pas  la  vie  aux  gens  pour  les  pleurer. 

Puis  ,  la  perte  est  pour  vous  aisée  à  réparer; 

Et  pour  vous  consoler  d'une  telle  disgrâce, 

Quelque  autre  du  défunt  peut  occuper  la  place  : 

Vous  n'aurez  rieu  perdu,  prenant  un  autre  époux; 

J'en  sais  un. 

ISMÈNE. 

Elï  !  monsieur,  de  quoi  me  parlez-vous? 

CRÉMANTF. 

Je  veux  que  dans  l'effort  de  vos  premières  larmes. 
Pour  vous  le  mariage  ait  d'abord  peu  de  charmes  ; 
Je  veux  qu'il  vous  soit  même  odieux  en  effet  : 
Mais  enfin,  si  l'époux  étoit  bien  votre  fait, 
Si  vous  pouviez  en  lui  trouver  de  quoi  vous  plaire... 

ISMÈNE. 

Cela  ne  se  peut  pas. 

CRÉMANTE. 

Mon  dieu  !  tout  se  peut  faire  : 
Si  vous  saviez  l'époux  que  je  veux  vous  offrir... 

ISMÈNE. 

Ah! 

LAURETTE. 

Au  seul  nom  d'époux  son  mal  semble  s'aigrir. 

CRÉMANTE. 

Il  est  vrai,  j'aurois  tort  d'en  plus  ouvrir  la  bouche: 


46  LA  MÈRE  COQUETTE. 

Le  désir  de  lui  plaire  est  le  seul  qui  me  touche  ; 

Et  j'ai  cru  que  mon  fils,  jeune,  adroit,  plein  d'appas, 

Pour  un  second  époux  ne  lui  déplairoit  pas. 

LAURETTE. 

Si  ce  n'est  que  cela,  vous  pourriez  bien  lui  dire... 

CRÉAI  AN  TE. 

Je  m'en  garderai  bien  :  non ,  non;  je  me  retire; 
Je  la  laisse  en  repos,  ce  sera  le  meilleur. 

ISMÈNE. 

Laissez-vous  vos  amis  ainsi  dans  la  douleur? 

CUÉMANTE. 

Je  \^is  que  tout  le  soin  où  l'amitié  m'engage , 
Loin  de  vous  consoler,  vous  trouble  davantage. 

ISMÈNE. 

Hélas!  qui  pourroit  mieux  me  consoler  que  vous? 
Vous  étiez  tant  ami  de  mon  défunt  époux  ! 
Tout  votre  soin  ne  peut  métré  que  salutaire, 
Et  rien,  venant  de  vous,  ne  me  sauroit  déplaire. 

CRÉ  MANTE. 

Ce  que  j'ai  dit  pourtant  vous  a  déplu  d'abord. 

ISMÈNE. 

Sait-on  ce  qne  l'on  fait  dans  un  premier  transport  ? 
D'abord,  il  est  certain ,  c'étoit  bien  mon  envie 
De  n'entendre  parler  d'autre  époux  de  ma  vie; 
J'en  rejetois  l'espoir,  quoiqu'il  me  fût  permis  : 
Mais  que  ne  peuvent  point  les  conseils  des  amis? 

CRÉMANTE. 

Je  voulois  vous  parler  de  mon  fils;  mais,  madame, 
Ne  faites  rien  pour  moi  qui  contraigne  \  otre  aine , 
Prenez  plutôt  du  temps  pour  examiner  bien... 


ACTE  11,  SCENE  M.  47 

1  s  M  È  N  E. 

Ail  !  monsieur,  après  vous,  je  n'examine  rien. 

C  R  É  M  A  N  T  F.. 

Il  est  jeune,  bien  fait,  voyez  s'il  peut  vous  plaire. 
I  s  M  È  N  E. 

Vous  savez  mieux  que  moi  ce  qui  m'est  nécessaire. 
Acante  vaut  beaucoup;  mais,  quel  qu'en  soit  le  prix, 
Si  rien  me  plaît  en  lui,  c'est  qu'il  est  votre  fils. 

CnÉMANTE. 

Vous  nous  hoiiorez  trop, 

IS.MÈ.VE. 

Au  moins  c'est  une  affaire 
Que  vous  trouverez  bon,  monsieur,  que  je  diffère. 
Ce  n'est  pas  qu'en  effet  ce  soin  importe  fort; 
Feu  mon  mari  déjà  depuis  long-temps  est  mort 
J'en  ai  porté  le  deuil,  et  j'ai  toute  licence  : 
Mais  j'aime  extrêmement  l'exacte  bienséance; 
Et  pour  sécher  mes  pleurs,  pour  en  finir  le  cours, 
Je  vous  demande  encore  au  moins  huit  ou  dix  jours. 

c  R  É  M  A  A  T  E. 

Ce  n'est  qu'avec  le  temps  qu'un  grand  ennui  se  passe, 
Il  est  vrai.  Mais  j'espère  à  mon  tour  une  grâce. 

isnÈXE. 
Ce  que  je  vous  dois  être  unit  at)s  intérêts. 

c  R  É  M  A  N  T  E. 

Votre  fille  pourroit  les  unir  de  jilus  près. 

I  s  M  È  N  E. 

Ma  fille,  dites-von.ç? 

CRÉMANTE. 

Pour  elle  je  soupire. 


48  LA  MÈRE  COQUETTE. 

I  s  MÈNE. 

Vous,  monsieur? 

C  R  É  M  A  N  TE. 

Pourquoi  non?  qu'y  trouvez-vous  à  dire 

ISMÈNE. 

Eli  rieiï!  Mais  vous  pourriez  peut-être  choisir  mieux  : 
Elle  est  si  jeune  encor  ! 

CKÉ  MANTE. 

Me  trouvez-vous  si  vieux? 

ISMÈXE. 

Point  du  tout;  mais  j'ai  peur,  quelque  soin  que  je  prenne 
Que  ma  fille  en  ce  choix  m'obéisse  avec  peine. 

G  R  É  M  A  N  T  E. 

A  ne  vous  rien  celer,  j'ai  peur,  s'il  est  ainsi , 
Qu'à  m'obéir  mon  fils  n'ait  de  la  peine  ai\ssi. 

ISMÈNE. 

Sur  ma  fille ,  après  tout ,  j'ai  pourtant  trop  d'empire , 
Pour  craindre  absolument  qu'elle  m'ose  dédire  : 
Elle  me  fut  toujours  soumise  au  dernier  point. 

C  R  É  M  A  N  T  E. 

Mon  fils ,  je  pense ,  aussi  ne  me  dédira  point  : 

Je  ne  crains  qu'un  retour  de  cette  intelligence 

Que  l'amour  mit  entre  eux  dès  leur  plus  tendre  enfance; 

Et  je  doute  qu'on  puisse  aisément  parvenir 

A  diviser  deux  cœurs  qui  sont  nés  pour  s'imir. 

ISMÈNE. 

Ainsi  que  vous,  monsieur,  c'est  ce  qui  m'inquiète; 
jNIais  j'ai  grande  espérance  aux  ruses  de  Laurette. 

LAURETTE. 

Je  sais  l'art  de  fourber  assez  bien ,  dieu  merci. 


ACTE  II,  SCÈNE  VI.  49 

Mais  dans  le  cabinet  vous  seriez  mieux  qu'ici. 

CRÉMANTE. 

Elle  a  raison ,  aucun  n'y  viendra  nous  distraire; 
Allons-y  consulter  ce  que  nous  devons  faire, 
Et  voir  par  quels  moyens  nous  pourrons  sans  retour 
Séparer  deux  amants  en  dépit  de  l'amour. 


riN    DU    SECOND    ACTE. 


-%  -^>x'X/%/V'fc'^/^'Vv^''*-'*-'%''^'V'%/^.-»r%.'V-»/V'V'X-'X^'».-V'»/^'^/%/-*,'\  X-V^/^/V^r-VV* 


ACTE  TROISIÈME. 


SCÈNE  ï. 

ISABELLE,  LAURETTE. 

LAURETTE. 

Eh  bien  !  que  voulez-vous  ?  Si  vous  perdez  un  père, 
Ce  n'est  pas  d'aujourd'hui,  vous  n'y  sauriez  que  faire; 
Des  regrets  des  vivants  les  morts  ne  sont  pas  mieux  : 
Parlons  donc  d'autre  chose  ,  et  ressayez  vos  yeux. 

ISABELLE. 

Tu  dis  donc  que  l'ingrat  qui  m'avoit  tant  su  plaire , 
x\cante,  ce  volage  à  qui  je  fus  si  chère, 
T'a  parlé  ce  matin  ? 

LAURETTE. 

Fort  long-temps. 

ISABELLE. 

Entre  nous  ^ 
Que  pense-t-il  de  moi? 

LAURETTE. 

Lui!  pense-t-il  à  vous? 

ISABELLE. 

Mais  quel  si  long  discours  encor  t'a-t-il  pu  faire? 
De  quoi  t'a-t-il  parlé? 


LA  MERE  COQUETTE.  5i 

LAURETTE. 

Rien  que  de  votre  mère; 
Il  m'a  fait  voir  pour  elle  un  grand  empressement. 

ISABELLE. 

Et  n'a  rien  dit  de  moi? 

LAURETTE. 

Pas  un  mot  seulement; 
De  votre  mère  seule  il  m'a  parlé  saus  cesse. 
J'ai  tourné  le  discours  sur  vous  avec  adresse , 
Dit  vingt  fois  votre  nom. 

ISABELLE. 

Et  qu'a-t-il  répondu? 

LAURETTE. 

Il  n'a  pas  fait  semblant  d'avoir  rien  entendu. 

ISABELLE. 

Mais  dans  ma  mère  enfin  que  peut-il  voir  d'aimable  ? 

LAURETTE. 

Beaucoup  d'argent  comptant,  un  bien  considérable, 
C'est  un  charme  bien  doux  aux  yeux  de  bien  des  gens. 
Vous  ne  serez  en  âge  encor  de  très  long-temps; 
Votre  père  étant  mort,  tout  est  en  sa  puissance  : 
Comme  je  vous  l'ai  dit,  elle  en  a  l'assurance; 
Et,  de  l'humeur  qu'elle  est,  vous  devez  peu  douter 
Qu'un  jeune  époux  s'offrant  n'ait  de  quoi  la  tenter. 

ISABELLE, 

Le  soin  qu'elle  a  de  plaire  et  de  cacher  son  âge 
M'a  bien  fait  prévoir  d'elle  un  second  mariage; 
Mais  voir  mon  amant  même  en  de\enir  l'époux! 
Voir  mon  beau-père  en  lui  ! 


52  LA  MERE  COQUETTE. 

LAURETTE. 

Que  fait  cela  pour  vous? 
Si  vous  ne  l'aimez  plus ,  quel  soin  vous  inquiète  ? 

ISABELLE. 

Si  je  ne  l'aime  plus!  Que  u'est-il  vrai,  Laurette? 

LAURETTE. 

Comment  1  auriez-vous  bien  assez  de  lâcheté 

Pour  ne  vous  venger  pas  de  sa  légèreté? 

Quoi!  vous  constante  encor  pour  un  homme  qui  change? 

Auroit-on  vu  jamais  foiblesse  plus  étrange? 

Un  homme  cliangeroit;  et  vous,  pleine  d'appas, 

Fière ,  vous  fille  enfin,  vous  ne  changeriez  pas? 

Laisser  sur  notre  sexe  avoir  cet  avantage  ? 

ISABELLE. 

Notre  sexe  à  son  gré  n'est  pas  toujours  volage; 

Et  comme  par  pudeur  une  fille  d'abord 

N'aime  ordinairement  qu'après  beaucoup  d'effort. 

Quand  l'amour  une  fois  lui  fait  prendre  une  chaîne. 

Elle  n'en  sort  aussi  qu'avec  beaucoup  de  peine. 

Sur-tout  les  premiers  feux  sont  toujours  les  plus  doux. 

Ceux  d'Acante  et  les  miens  sont  nés  presque  avec  nous; 

Nos  pères  qui  s'aimoient  sembloient  dès  la  naissance 

Avoir  fait  pour  s'aimer  nos  cœurs  d'intelligence  : 

Tout  enfant  que  j'étois,  sans  nul  discernement. 

Je  songeois  à  lui  plaire  avec  empressement; 

Cent  petits  soins  aussi  m'exprimoient  sa  tendresse. 

Nous  nous  voyions  souvent,  et  nous  cherchions  sans  cesse; 

Sans  lui  j'étois  chagrine,  ainsi  que  lui  sans  moi; 

Parfois  nous  soupirions  sans  savoir  bien  pourquoi; 

Et  nos  cœurs,  ignorant  quel  mal  ce  pouvoit  être. 


ACTE  III,    SCENE  I.  51 

Surent  sentir  l'amour  plus  tôt  que  le  connoître. 

LAURETTE. 

c'est  cela  qui  le  rend  encore  avec  raison 
Plus  coupable  envers  vous  après  sa  trahison  ; 
C'est  ce  qpii  doit  pour  lui  redoubler  votre  haine. 

ISABELLE. 

Sans  doute,  et  si  je  vois  sa  trahison  certaine... 

LAURETTE. 

Quoi!  vous  flatteriez-vous  assez  pour  en  douter? 

ISABELLE. 

Ah  !  s'il  se  peut  encor,  laisse-moi  m'en  flatter. 

LAURETTE. 

Vous  pourriez  vous  flatter  d'une  erreur  si  honteuse? 
Son  infidélité  pour  vous  n'est  plus  douteuse  : 
Tout  ce  qu'on  vous  a  dit  vous  en  doit  assurer. 

ISABELLE. 

On  m'en  a  dit  assez  pour  me  désespérer  : 
Cependant  en  secret  un  pouvoir  que  j'admire 
Me  fait  presque  oublier  tout  ce  qu'on  m'a  pu  dire; 
Je  ne  sais  quoi  toujours  me  parle  en  sa  faveur. 

LAURETTE. 

Mon  dieu  !  jusqu'où  l'amour  séduit  un  jeune  cœur  ! 
Je  m'étois  bien  de  vous  promis  plus  de  courage. 

ISABELLE. 

Tu  te  peux  tout  promettre  encor,  s'il  est  volage; 
Mais  mon  cœur  par  lui-même  en  veut  être  éclairci. 

LAURETTE. 

Quoi  !  le  voir  ? 

ISABELLE. 

Je  t  ai  crue,  et  l'ai  fui  jusquici. 


54  LA  MÈRE  COQUETTE. 

Redevable  à  tes  soins  dès  ma  tendre  jeunesse, 
J'ai  stxivi  tes  conseils,  j'ai  contraint  ma  tendresse; 
J'ai  tâché  de  te  croire  autant  que  je  l'ai  pu  : 
Souffre  au  moins  une  fois  que  mou  cœur  en  soit  cru; 
Qu'il  puisse  s'éclaircir  ainsi  qu'il  le  souhaite; 
Qu'un  aveu  de  l'ingrat...  Mais  tu  rougis,  Laurette? 

LAURETTE. 

Je  rougis  de  vous  voir  foible  encore  à  ce  point. 

ISABELLE. 

Je  ne  le  suis  que  trop,  je  ne  m'en  défends  point  : 
Mais  pardonne  aux  abois  d'une  première  flamme , 
Ces  restes  de  foiblesse  où  tombe  encor  mon  ame. 

LAURETTE. 

Ce  seroit  vous  trahir  que  de  les  excuser. 

ISABELLE. 

J'ad  cru  qu'à  ce  dessein  tu  pourrois  t'opposer; 

Et  si  de  m'y  servir  la  prière  te  gêne , 

Je  me  suis  préparée  à  t'en  sauver  la  peine  : 

Un  billet  de  ma  main  par  quelque  autre  porté... 

LAURETTE. 

Je  veux  prendre  ce  soin  encor  par  charité; 
Ne  confiez  hors  moi  ce  billet  à  personne. 

ISABELLE. 

Es-tu  si  bonne  encore  ? 

LAURETTE. 

Eh  !  oui ,  je  suis  trop  bonne  ; 
Vous  me  persuadez  toujours  ce  qu'il  vous  plaît , 
Et  si,  vous  le  savez,  c'est  sans  nul  intérêt. 

ISABELLE. 

Va ,  tu  n'y  perdras  rien. 


ACTE  m,  SCENE  I.  55 

LAURETTE. 

Est-ce  là  cette  lettre? 

ISABELLE. 

L'adresse  encore  y  manque. 

LAURETTE. 

Ah  !  gardez  bien  d'en  mettre. 
Votre  ingrat  peut  montrer  ce  billet  aujourd'hui, 
Vous  pourriez  au  besoin  nier  qu'il  fut  pour  lui  : 
Nous  ne  saurions  chercher,  dans  le  siècle  où  nous  sommes. 
Trop  de  précautions  contre  les  traîtres  hommes  j 
Ils  sont  si  vains  ! 

ISABELLE. 

J'ai  cru  qu'ils  ne  l'étoient  pas  tous. 

LAURETTE. 

Ah!  croyez-moi,  j'en  sais  là-dessus  plus  que  vous; 
Vous  n'avez  pas  encore  assez  d'expérience. 
Rentrez ,  laissez-moi  faire. 

ISABELLE. 

Au  moins  fais  diligence, 

LAURETTE. 

Oui,  j'aurai  bientôt  fait,  n'ayez  aucun  souci. 

ISABELLE. 

Ne  rends  qu'à  lui. 

LAURETTE 

J'entends. 

ISAB  ELLE. 

Champagne  vient  ici. 
Qu'il  ne  t'arrête  pas. 

LAURETTE. 

Vous  m'arrêtez  vous-même. 


56  LA  MERE  COQUETTE. 

ISABELLE. 

Sur- tout... 

LAURETTE. 

Encor?  Rentrez.  Qu'on  est  sot  quand  on  aime  ! 

SCÈNE  IL 

CHAMPAGNE,  LAURETTE. 

CHAMPAGNE. 

Je  sors  d'avec  notre  homme,  et  d'un  long  entretien. 

LAURETTE. 

Eh  bien? 

CHAMPAGNE. 

D'abord  le  traître  a  fait  l'homme  de  bien  , 
M'a  prêché  la  vertu ,  l'honneur  à  toute  outrance , 
Et  contre  ta  maîtresse  a  pesté  d'importance  : 
Mais  enfin  mes  raisons  ont  si  bien  réussi , 
Que  mille  écus  offerts  l'ont  un  peu  radouci. 

LAURETTE. 

Mille  écus? 

CHAMPAGNE. 

Il  veut  même  avoir  l'argent  d  avance, 
Et  de  mentir  à  moins  il  feroit  conscience. 

LAURETTE. 

Le  scrupule  est  fort  bon;  mais  il  faut  aujourd'hui. 
Quoi  qu'il  coûte  pourtant,  nous  assuier  de  lui  : 
Tu  n'as  qu'à  l'amener,  je  prendrai  soin  du  reste- 
Dis-iuoi,  que  fait  ton  jnaitre? 

CH  A  M  P  A  G  N  E. 

Il  se  tourmente,  il  peste. 


ACTE  III,  SCÈNE  II.  57 

L  A  IIRETTE. 

Il  peste  !  et  contrç  qui? 

CH  AMPAGNE. 

Contre  un  amour  maudit. 
Qui  lui  fera,  je  crois,  bientôt  tourner  l'esprit. 
Il  ne  peut ,  quoi  qu'il  fasse ,  oublier  Isabelle  : 
Il  a  beau  s'efforcer  d'être  inconstant  comme  elle; 
Plus  il  y  tâche,  et  moins  il  en  a  le  pouvoir. 

LAURETTE. 

Eh!  n'a-t-il  point  de  honte? 

CHAMPAGNE. 

Il  est  au  désespoir; 
Il  aime  avec  regret,  sa  honte  en  est  extrême; 
Il  s'en  blâme ,  il  s'en  dit  cent  pouilles  à  lui-même, 
Se  battroit  volontiers  de  rage  qu'il  en  a; 
Mais  il  ne  laisse  pas  d'aimer  pour  tout  cela  : 
Il  est  ensorcelé. 

LAURETTE. 

Les  amants  sont  bien  lâches! 

CHAMPAGNE. 

Qu'as-tu  là? 

LAURETTE. 

Moi!  qu'aurois-je? 

CHAMPAGNE. 

Un  billet  que  tu  caches. 

LAURETTE. 

Mon  dieu  !  que  tu  vois  clair  ! 

CHAMPAGNE. 

Je  suis  dépaysé; 
Vois-tu?  j'ai  de  bons  yeux,  et  suis  un  peu  rusé. 


58  LA  MERE  COQUETTE. 

J'ai  vu ,  comme  j'entrois ,  retirer  Isabelle , 
Et  je  gagerois  bien  que  ce  billet  est  d'elle, 
Qu'au  rival  de  mon  maître... 

LAURETTE. 

Ob! 

CH  AMPAGXE. 

Gageons ,  si  tu  veux. 

LAURETTE. 

Ah  !  que  les  gens  si  fins  sont  quelquefois  fâcheux  ! 

CHAMPAGNE. 

Ce  poulet  va  sans  doute  au  marquis? 

LAURETTE. 

Tu  devines. 

CHAMPAGNE. 

Nous  démêlons  un  peu  les  ruses  les  plus  fines; 
Les  voyages  font  bien  les  gens. 

LAURETTE. 

Sans  contredit. 

CHAMPAGNE. 

Mais  sur-tout  le  vin  grec  ouvre  bieu  un  esprit  : 
Dès  que  j'en  eus  tâté  je  le  sus  bien  connoitre. 
Aussi  je  m'en  donnois... 

LAURETTE. 

Voici  ton  jeune  maître. 

CHAMPAGNE. 

Qu'ai-je  dit?  son  amour  le  ramène  en  ces  lieux. 

LAURETTE. 

Le  trouble  de  sou  cœur  paroit  jusqu  en  ses  yeux. 


ACTE   III,  SCÈNE  III.  Sg 

SCÈNE    ITI. 

AGANTE,   CHAMPAGNE,  LAURETTE. 

LA  (JR  ETTE. 

8avcz-voiis  les  ennuis  où  madame  est  plongée, 
Monsieur? 

A  C  A  i\  T  E. 

On  m'a  tout  dit. 

LAUR  ETTE. 

Elle  est  bien  affligée. 

ACANTE. 

INIais  ne  la  voit-on  pas? 

LAURETTE. 

Vous  êtes  des  amis, 
Et  je  crois  que  pour  vous ,  monsieur,  tout  est  permis. 
Vous  la  consolerez. 

ACAXTE. 

Sa  fille  est  avec  elle? 

LAURETTE. 

Non ,  non,  ne  craignez  point  d'y  trouver  Isabelle; 
De  son  défunt  mari  c'est  un  vivant  portrait. 
Qui  renouvelle  trop  la  perte  qu'elle  fait  : 
Madame ,  en  la  voyant ,  d'ennuis  est  trop  outrée  ; 
Seule  en  son  cabinet  elle  s'est  retirée. 

ACANTE. 

Puisqu'elle  est  seule,  il  faut  la  laisser... 

LA  U  RETTE. 

Nullement. 


6o  LA  MÈRE  COQUEtTE. 

A  C  A  ^  T  E. 

Je  rincommoderois,Laurette,  assurément. 

LAURETTE. 

Eh  !  monsieur,  croyez-moi,  parlez-nous  sans  finesse; 
Vous  cherchez  Isabelle ,  et  non  pas  ma  maîtresse  : 
Avouez  sans  façon  ce  qu'aisément  je  voi. 

ACAJJTE. 

Ah!  si  je  l'avouois,  que  dirois-tu  de  moi? 

LAUR  ETTE. 

Moi  !  qu'aurois-je  à  vous  dire?  Il  ne  m'importe  guère  ; 
Chacun  peut  en  ce  monde  aimer  à  sa  manière  , 
Et  je  n'ai  pas  dessein,  par  mes  raisonnements, 
De  vouloir  réformer  les  erreurs  des  amants. 

ACANTE. 

Sont-ce  là  les  conseils  que  Laurette  me  donne? 

L  ADRETTE. 

Je  ne  me  mêle  plus  de  conseiller  personne  : 

Les  plus  sages  conseils,  les  meilleures  leçons, 

A  gens  bien  amoureux,  monsieur,  sont  des  chansons. 

CHAMPAGNE. 

Si  vous  saviez  quel  est  votre  rival  indigne  ! 

ACANTE. 

Qui  seroit-ce?  dis  donc. 

CHAMPAGNE. 

Laurette  me  fait  signe. 

LAURETT  E. 

Il  parle  sans  savoir. 

CHAMPAGNE. 

Je  sais  tout,  et  fort  bien  ; 
Mais  elle  ne  veut  pas  que  je  vous  dise  rien. 


ACTE  III,   SCENE  III.  6i 

ACANTE. 

Souffre  au  moins  qu'il  achève. 

i^AURETTE. 

Eh  !  monsieur,  il  se  raille , 

ACANTE. 

Tu  lui  fais  signe  encor. 

LAURETTE 

Qui!  moi?  c'est  que  je  bâille. 

CHAMPAGNE. 

Pourquoi  ne  veux- tu  pas  me  laisser  découvrir 
Ce  qui  pourroit  aider  monsieur  à  se  guérir? 
N*aura-t-il  pas  sujet  de  haïr  Isabelle , 
s'il  sait  que  le  marquis  tient  sa  place  auprès  d'elle? 

ACANTE. 

C'est  mon  cousin,  dis-tu? 

LAURETTE. 

Que  sait-il  ce  qu'il  dit? 
Il  s'est  mis,  malgré  moi,  cette  erreur  dans  l'esprit  : 
Croyez  sur  mon  honneur... 

CHAMPAGNE. 

Penses-tu  qu'on  te  croie? 
Et  certain  billet  doux  qu'au  marquis  elle  envoie, 
Que  tu  portes  toi-même,  est-ce  erreur  que  cela? 

LAURETTE. 

J'aurois  pour  le  marquis  un  billet? 

CHAMPAGNE,  tirant  le  Inllet  du  sein  de  Laurette. 

Le  voilà. 
ACANTE,  arrachant  le  billet  des  mains  de 
Champagne . 
Donne 

6 


62  LA  MÈRE  COQUETTE. 

LAURETTE. 

Eh  !  que  voulez- vous? 

CHAMPAGNE,  à  Laurette. 

Il  ne  veut  que  le  lire , 
Laisse  taire  monsieur. 

LAURETTE. 

Comment... 

CHAMPAGNE. 

Laissez-la  dire. 

A  C  A  N  T  E. 

Laurette  à  mon  rival  porte  donc  ce  poulet? 

LAURETTE. 

Tu  me  trahis  ainsi  ! 

CHAMPAGNE. 

Le  grand  tort  qu'on  te  fait  ! 

LAURETTE. 

Ne  croyez  pas,  monsieur,  que  jamais  je  permette... 

CHAMPAGNE. 

Eh  !  pour  l'amour  de  moi,  si  tu  m'aimes,  Laurette... 
Elle  consent,  monsieur,  puisqu'elle  ne  dit  rien. 

LAURETTE. 

Je  ne  suis  que  trop  sotte ,  et  tu  le  sais  trop  bien. 

CHAMPAGNE. 

Oui ,  tu  m'aimes  beaucoup ,  je  n'en  suis  point  en  doute  : 

Aussi  de  mon  côté...  Mais  il  va  lire,  écoute. 
ACANTE  lit. 

*  Je  voudrois  vous  parler,  et  nous  voir  seuls  tous  deux; 

«  Je  ne  conçois  pas  bien  pourquoi  je  le  désire; 
'<  Je  ne  sais  ce  que  je  vous  veux, 
«  Mais  n'auriez-vous  rien  à  me  dire  ?  » 


ACTE   III,  SCÈNE  III.  63 

(  Acante  continue.  ) 
Eh  !  c'est  pour  le  marquis? 

CHAMPAGNE. 

Eh  bien  !  qu'eu  dites-vous , 
Monsieur? 

ACANTE. 

Pour  le  marquis  ? 

CHAMPAGNE. 

Le  style  est  assez  doux. 
Vous  ne  nous  dites  rieu? 

LAURETTE. 

Eh  !  que  veux-tu  qu'il  die? 
II  est  tout  interdit  de  cette  perfidie. 

ACANTE. 

L'ingrate  !  Ah  L  si  jamais  cette  fille  sans  foi 
Pouvoir  écrire  ainsi,  devoit-ce  être  qu'à  moi? 
Encor  si  mon  rival  avoit  quelque  mérite  ! 
Mais  que  pour  le  marquis  Isabelle  me  quitte. 
Que  son  esprit  volage,  ébloui  d'un  faux  jour. 
S'égare  jusqu'au  choix  d'un  si  honteux  amour... 

LAURETTE. 

D'ordinaire  en  amour,  mondeur,  l'esprit  s'égare , 
Et  le  goût  d'une  fille  est  quelquefois  bizarre  : 
Souvent  le  vrai  mérite,  avec  tous  ses  appas , 
Lui  plaît  moins  que  l'éclat,  le  faste,  et  le  fracas  : 
Un  marquisat  enfin  est  un  charme  admirable. 

ACANTE. 

Mais  tout  son  marquisat  n'est  qu'une  vaine  fable , 
Un  faux  titre. 


64  LA  MERE  COQUETTE. 

LATJRETTE 

Il  n'importe,  ou  vrai  marquis ,  ou  non, 
S'il  épouse  Isabelle,  elle  aura  ce  grand  nom, 
Un  grand  train ,  ei  sur-tout ,  comme  c'est  la  coutume , 
Un  page  à  lui  porter  la  queue  en  grand  volume. 

ACANTE. 

Ah  !  si  je  ne  me  venge ,  et  si  j'épargne  rien... 

LA  DRETTE. 

Tâchez  d'aimer  ailleurs ,  c'en  est  le  vrai  moyen. 

A  C  A  N  T  E. 

c'est  bien  aussi ,  Laurette ,  à  quoi  je  me  prépare , 
Et  je  veux  faire  choix  d'une  beauté  si  rare... 

LAURETTE. 

Ce  n'est  pas  là  de  vous  ce  que  l'on  craint  le  plus. 
Et  si  j'osois  vous  dire  un  secret  là-dessus... 

ACANTE. 

Espère  tout  de  moi,  prends  pitié  de  mon  trouble. 

CHAMPAGNE. 

Monsieur  est  libéral ,  mais  il  n'a  pas  le  double  : 
Peut-être  quelque  jour  que  son  père  mourra. 

LAURETTE. 

Peut-être  que  son  père  aussi  l'enterrera; 
Je  ne  fais  pas  grand  fond  sur  la  foi  d'un  peut-être- 
Mais  pour  l'amour  de  toi  je  veux  servir  ton  maître. 
Je  connois  Isabelle,  et  jusqu'au  fond  du  cœur; 
La  crainte  d'un  beau-père  est  sa  mortelle  peur, 
Et  le  plus  grand  dépit  que  vous  lui  pourriez  faire 
Seroit  de  témoigner  d'en  vouloir  à  sa  mère  : 
tii  rien  peut  la  piquer,  ce  doit  être  cela. 


ACTE  III,  SCENE  III.  65 

ACANTE. 

Mais  pourrois-je  espérer  qu'elle  revînt  par-là? 

LAURETTE. 

Peut-être  :  le  dépit  fait  quelquefois  miracle. 
Du  moins  à  son  amour  vous  pourriez  mettre  obstacle. 
Et,  comme  son  beau-père,  il  dépendroit  de  vous 
D'empêcher  le  marquis  de  se  voir  son  époux. 

ACANTE. 

Il  n'est ,  pour  l'empêcher,  effort  que  je  ne  tente , 
Et  je  vais  de  ce  pas... 

LAUR  ETTE. 

Où? 

ACANTE.  ^ 

Voir  cette  inconstante , 
Lui  dire  que  sa  mère  a  pour  moi  tant  d'appas... 

LAURETTE. 

Ah  !  si  vous  m'en  croyiez,  vous  ne  la  verriez  pas. 

ACANTE. 

Pourquoi? 

LAUR  ETTE. 

Pour  vous  eucor  j'appréhende  sa  vue. 

ACANTE. 

Ne  crains  rien  de  mon  ame,  elle  est  trop  résolue; 
Tout  mon  amour  est  mort ,  je  t'en  répondrai  bien. 

LA  URETTE. 

En  fait  d'amour,  monsieur,  ne  répondons  de  rien. 

ACANTE. 

Après  sa  trahison  ,  quelque  soin  que  j'emploie , 
Tu  peux  douter.  .  Non  ,  non  ,  il  faut  que  je  la  voie. 
Ne  fût-ce  seulement  que  pour  te  faire  voir 

6. 


66  LA  MÈRE  COQUETTE. 

Que  l'ingrate  sur  moi  n'a  plus  aucun  pouvoir. 

LAURETTE. 

Mais  l'incivilité,  monsieur,  seroit  extrême 
De  vouloir  l'outrager  jusqu'en  sa  chambre  même 
Aussi  bien  vous  pourriez  le  vouloir  vainement  ; 
Elle  n'y  sera  pas  pour  vous  assurément. 

A  GANTE. 

La  perfide  ! 

LAURETTE. 

Attendez ,  j'espère  agir  de  sorte , 
Que  sans  aucun  soupçon  je  ferai  qu'elle  sorte. 

A  GANTE. 

Va  donc. 

LAURETTE. 

Et  son  billet,  ne  le  rendez- vous  pas? 

ACANTE. 

Oui,  je  te  le  rendrai  dès  que  tu  reviendras  ; 
Je  le  veux  lire  eucor. 

CHAMPAGNE. 

Va. 

LAURETTE. 

Tu  vois,  à  ma  honte. 
Ce  que  je  fais  pour  toi. 

CHAMPAGNE. 

Va,  je  t'en  tiendrai  compte. 
{Laurette  rentre  ) 
Sans  vanité,  monsieur,  nous  avons  réussi  ; 
Vous  voilà  par  mes  soins  assez  bien  éclairci. 

ACANTE. 

Ah  !  que  trop  bien  !  c'est  là  ce  qui  me  désespèif . 


I 


ACTEIII,  SCÈNE  III.  67 

LAURETTE,  revenant. 
Je  viens  vous  avertir  que  voici  votre  père. 

ACANTE. 

Mon  père  ! 

LAURETTE. 

Il  vient  ici,  je  crois,  dix  fois  par  jour. 
Il  ne  veut  point  du  tout  approuver  votre  amour; 
Il  vous  a  défendu  l'entretien  d'Isabelle, 
Et  vous  feroit  beau  bruit ,  vous  trouvant  avec  elle. 
Sans  doute ,  en  lui  parlant ,  il  vous  eût  rencontré. 

ACANTE. 

Mais  s'il  pouvoit  passer  par  le  petit  degré... 

LAURETTE. 

Ne  faites  point,  monsieur,  là-dessus  votre  compte  : 
C'est  par  cet  escalier  que  d'ordinaire  il  monte; 
Il  le  trouve  commode,  et  l'autre  lui  déplaît. 

ACANTE. 

Au  moins  dis  à  l'ingrate...  O  ciel!  elle  paroît. 

LAURETTE.  V 

Songez  à  votre  père ,  il  monte. 

ACANTE. 

Qu'elle  est  belle'. 

L  AURETTE. 

C'est  dommage,  il  est  vrai,  qu'elle  soit  infidèle. 

Mais  qu  attendez-vous  tant?  qu'on  vous  vienne  gronder? 

ACANTE. 

Sortons. 

LAURETTE. 

Et  le  billet ,  voulez-vous  le  garder  ?  - 


68  LA  MÈRE  COQUETTE. 

ACANTE. 

Le  voilà  ce  billet. 

LAURETTE. 

Cachez  bien  vos  foiblesses , 
On  vous  observe,  au  moins. 

ACANTE,  déchirant  le  billet. 
Tiens. 

LA  URETTE. 

Fort  bien  ,  en  vingt  pièces. 

SCÈNE  IV. 

ISABELLE,  LAURETTE. 

ISABELLE. 

L'ingrat  déchire  ainsi  mon  billet  à  mes  yeux! 

LAURETTE. 

Vous  voyez. 

ISABELLE. 

Est-il  rien  de  plus  injurieux? 
Qu'ainsi  de  ma  foiblesse  il  triomphe  à  ma  vue  ! 

LAU  RETTE. 

Que  vous  avois-je  dit? 

ISABELLE. 

Ah  !  pourquoi  m'as-tu  crue? 
Pourquoi  lui  rendois-tu  ce  billet  trop  honteux? 

LAURETTE. 

Pourquoi?  Vous  le  vouliez. 

ISABELLE. 

Sais-je  ce  que  je  veux? 


ACTE    IIÏ,    SCENE  IV.  69 

Toi  qui  voyois  la  honte  où  s'exposoit  ma  flamme , 
Que  ne  trahissois-tu  le  foible  de  mou  ame? 
Falloit-il ,  pour  en  croire  un  lâche  emportement, 
Abandonner  mon  cœur  à  son  aveuglement? 
Et  ne  devois-tu  pas,  avec  un  zélé  extrême, 
Prendre  soin  de  ma  gloire  en  dépit  de  moi-même? 

LAURETTE. 

Le  remède  est  facile ,  après  tout. 

ISABELLE. 

Eh!  comment? 

LAURETTE. 

D'un  billet  sans  adresse  on  se  sauve  aisément  ; 
Dites ,  pour  réparer  et  ma  faute  et  la  vôtre. 
Que  vous  aviez  écrit  ce  billet  à  quelque  autre. 

ISABELLE. 

Mais  à  qui  donc  ? 

LA  URETTE. 

A  qui?  n'importe. 

ISABELLE. 

A  ton  avis, 
Dis. 

LAURETTE. 

Au  premier  venu ,  par  exemple,  au  marquis. 

ISABELLE. 

A  tes  soins  désormais  mon  ame  s'abandonne  : 
Mais  quelqu'un  vient  ici ,  je  ne  puis  voir  personne. 


70  LA  MÈRE  COQUETTE. 

SCÈNE  V. 

CRÉMANTE,  LAURETTE. 

crÉmante,  courant  après  Isabelle. 
Ah  !  notre  belle  enfant  ! 

LAURETTE,  arrêtant  Crémante. 

Ah  !  monsieur,  laissez-la; 
La  pauvre  fille  est  mal. 

CRÉMANTE. 

Quel  mal  est-ce  qu'elle  a? 

LAURETTE. 

Le  plus  grand  mal  de  cœur  qu'elle  ait  eu  de  sa  vie  : 
Entre  nous,  tout  répond,  monsieur,  à  notre  envie. 

CRÉMANTE. 

As-tu  des  deux  amants  augmenté  le  soupçon? 

LAURETTE. 

Je  viens  de  leur  jouer  un  tour  de  ma  façon  ; 

Mais  pour  les  brouiller  mieux,  je  veux  encor  plus  faire; 

Le  marquis  pour  cela  nous  seroit  nécessaire. 

CRÉMANTE. 

Je  n'ai  qu'à  le  mander  :  mais  viendrons-nous  à  bout... 

LAURETTE. 

Allons  trouver  madame ,  et  je  vous  dirai  tout. 

FIN    DU    TROISIÈME    ACTE. 


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ACTE  QUATRIÈME. 


SCÈNE  I. 

CHAMPAGNE,   LAURETTE. 

CHAMPAGNE. 

Jusque-là  du  marquis  Isabelle  est  éprise  ! 

Je  ne  l'aurois  pas  cru ,  j'avouerai  ma  surprise. 

Tu  «.lis  que  dans  sa  chambre ,  et  sans  témoins,  ce  soir 

Ce  galant  a  reçu  rendez-vous  pour  la  voir? 

LA  DRETTE. 

Au  moins  n'en  dis  rieu. 

CHAMPAGNE. 

Moi?  Tu  me  sais  mal  counoître  ; 
Je  meure ,  si  jamais  j'en  dis  rien  qu'à  mon  maître. 

LAURETTE. 

c'est  lui  qui  le  dernier  en  doit  être  éclairci  : 
Je  suis  bien  simple  encor  de  te  tout  dire  ainsi. 

CHAMPAGNE. 

Eh  !  ne  te  fâche  pas. 

LAURETTE. 

Ton  babil  est  terrible. 
Ne  dis  donc  rien. 

CHAMPAGN  E. 

Bien ,  va ,  j'y  ferai  mon  possible. 


72  LA  MÈRE  COQUETTE. 

LAURETTE. 

A  propos,  dis-moi  donc,  quand  viendra  ton  vieillard? 

CHA  M  PAGNE. 

Il  viendra,  sans  manquer,  dans  une  heure  au  plus  tard. 
Mais  voici  le  marquis  ;  adieu ,  je  me  retire. 

SCÈNE  IL 

LE  MARQULS,  LAURETTE. 

LAURETTE. 

Vous  riez  ? 

LE    MARQUIS. 

Là-dedans  on  vient  de  me  tout  dire  ; 
Je  ris  de  ton  adresse ,  et  du  tour  du  billet. 

LAURETTE.  • 

chacun  n'en  a  pas  ri. 

L  E    M  A  R  Q  U  1  s. 

Morbteu ,  que  c'est  bien  fait  1 
Sur-tout  pour  mon  cousin  ma  joie  en  est  extrême. 

LAURETTE. 

Isabelle  est  encor  si  foible  qu'elle  l'aime  : 
Mais  j'ai  tout  de  nouveau  si  bien  su  1  éblouir. 
Que  cet  excès  d'amour  ne  sertqua  la  trahir. 
Au  lieu  qu'à  sou  déçu  j'ai  cru  vous  introduire. 
Elle  y  consent. 

LE    MARQUIS. 

<;omment? 

LAURETTE. 

Je  vais  vous  en  instruire  : 


ACTE  IV,   SCÈNE   II.  78 

J'ai  voulu  la  revoir  pour  souder  son  courroux; 
J'ai  feint  que  vous  aviez  querelle  Acante  et  vous, 
Que  vous  deviez  vous  battre,  et  dès  ce  soir  peut-être; 
Que  ce  combat  pourroit  la  venger  de  son  traître; 
Qu'elle  en  devoit  attendre  ou  sa  fuite  ou  sa  mort. 
Je  l'ai  vue  à  ces  mots  interdite  d'abord  : 
Son  ame,  où  la  tendresse  est  soudain  revenue, 
De  son  nouveau  dépit  ue  s'est  plus  souvenue, 
Et,  quoi  que  la  vengeance  ait  pu  lui  conseiller, 
L'amour,  qui  sembloit  mort,  n'a  fait  que  s'éveiller. 
La  voyant  à  ce  point  de  ce  combat  émue. 
J'ai  voulu  profiter  du  trouble  oii  je  l'ai  vue; 
J'ai  ménagé  sa  peur. 

LE    MARQUIS. 

Fort  bien ,  mais  après  tout , 
A  quoi  bon  ce  combat? 

LAURETTE. 

Écoutez  jusqu'au  bout  : 
J'ai  dit  qu'un  sûr  moyen  d'accorder  la  querelle, 
Ce  seroit  d'essayer  de  vous  mener  chez  elle , 
Afin  qu'elle  vous  pût  amuser  quelque  temps 
Pour  me  donner  loisir  d'avertir  vos  parents. 
Dans  le  panneau  d'abord  elle  a  donné  sans  peine  : 
Ainsi  de  son  aveu  chez  elle  je  vous  mène. 
De  savoir  nos  desseins  ne  faites  pas  semblant. 

LE    MARQUIS. 

Non,  non:  tu  m'introduis  à  titre  de  galant; 
C'est  un  pur  rendez-vous  qu'Isabelle  me  donne. 
Et  j'aurois  bien  regret  d'en  détromper  persoune. 

7 


^4  LA  MÈRE  COQUETTE. 

LADRETTE. 

C'est  à  votre  cousin  sur-tout  qu'il  faut  songer. 

LE   MARQUIS. 

Que  j'aurai  de  plaisir  à  le  faire  enrager  ! 

LADRETTE. 

Mais... 

LE     MARQUIS. 

Mon  page  est  long-temps. 

L  A  U  R  E  T  T  E. 

,  Pour  l'aigrir  davantage. . . 

LE    MARQUIS. 

Mon  page... 

LAURETTE. 

Eh  !  je  sais  bien  que  vous  avez  un  page. 

LE     MARQUIS. 

Le  voici,  ce  fripon  s'arrête  à  chaque  pas. 

SCÈNE  III. 

LE  PAGE,  LE  MARQUIS,  LAURETTE. 

LE    MARQUIS,  prenant  un  manteau  g  ris  des  mains 
de  son  page. 
Donnez:  page? 

LE   PAGE. 

Monsieur? 

LE    MARQUIS. 

Ma  calèche  est  là-bas? 

LE    PAGE. 

Oui,  monsieur. 


ACTE   IV,   SCENE  III.  7$ 

LE    MARQUIS. 

Écoutez,  la  nuit  étant  venue, 
Qu'on  la  tienne  à  l'écart  vers  le  bout  de  la  rue , 
Et  de  dire  où  je  suis  qu'on  sache  se  garder. 
Page? 

LE  PAGE, 

Monsieur? 

LE   MARQUIS. 

En  cas  qu'on  me  vînt  demander, 
Qu'on  dise,  et  que  sur-tout  mon  suisse  s'en  souvienne, 
Qu'on  ne  croit  pas  ce  soir  que  chez  moi  je  revienne. 
Que  j'ai  dit  que  j'irois  coucher  peut-être  ailleurs; 
Et  si  l'on  demande  où ,  dites ,  Chez  les  baigneurs. 
Page?  Et  cela  d'un  ton...  vous  m'entendez  bien  ,  page? 
Bon,  il  suffit,  allez. 

LAURETTE. 

Quel  est  cet  équipage? 
Pourquoi  s'envelopper  de  ce  grand  manteau  gris? 

LE    MARQUIS. 

Ah  !  si  de  ce  manteau  tu  savois  tout  le  prix... 

LAURETTE. 

Quel  prix? 

LE    MARQUIS. 

C'est,  quoique  simple  et  d'étoffe  commune. 
Un  manteau  de  mystère  et  de  bonne  fortune. 
Manteau  pour  un  galant  utile  en  cent  façons, 
Manteau  propre  sur- tout  à  donner  des  soupçons; 
Et  c'est  assez  qu'Acante  en  cet  état  me  voie 
Pour  lui  persuader  tout  ce  qu'on  veut  qu'il  croie. 
Mais  par  quelque  artifice  il  seroit  donc  besoin 


76  LA  MÈRE    COQUETTE. 

De  l'attirer  ici. 

LAURETTE. 

Champagne  en  prendra  soin, 
c'est  un  valet  zélé ,  mais  à  tromper  facile, 
Et  dupe  d'autant  plus,  qu'il  se  tient  fort  habile. 
Et  qu'il  croit  m'attraper  lors  même  qu'il  me  sert, 
Bien  mieux  que  s'il  étoit  avec  moi  de  coucert  : 
Son  foible  est,  de  l'humeur  dont  je  l'ai  su  connoître. 
De  se  faire  de  fête  en  faveur  de  son  maître; 
Il  cherche  à  lui  conter  toujours  quelque  secret, 
Et  le  trahit  souvent  par  un  zélé  indiscret. 
Il  prétend  qu'il  n'est  rien  que  je  ne  lui  confie , 
Et  j'ai  pris  soin  qu'il  sût  ce  que  je  veux  qu'il  die; 
J'ai  feint  de  craindre  fort  que  son  maître  en  sût  rien. 
Exprès  ..  Voyez,  monsieur,  si  je  le  connois  bien. 

LE  MARQUIS. 

Entrons,  l'occasion  ne  peut  être  meilleure. 

\Ils  entrent  dans  la  chambre  <f Isabelle.  ) 

SCÈNE   IV. 

ACANTE,  CHAMPAGNE. 

CHAMPAGNE. 

C'est  lui  :  nous  arrivons ,  monsieur,  à  la  bonne  heure. 

ACANTE. 

Ah!  c'en  est  trop,  je  veux... 

CHAMPAGNE. 

Monsieur,  que  voulez-vous? 


ACTE  IV,  SCENE  IV.  77 

ACANTE. 

Je  ne  veux  croire  ici  que  mes  transports  jaloux. 

CHAMPAGNE. 

Mais,  monsieur. 

ACANTE. 

Laisse-moi ,  si  tu  crains  ma  colère. 
Us  ont  fermé  la  porte. 

CHAMPAGNE. 

Ils  ont  peut-être  affaire  : 
Les  mystères  d'amour  doivent  être  cachés. 

ACANTE. 

Heurtons.  On  n'ouvre  pas? 

CHAMPAGNE. 

C'est  qu'ils  sont  empêchés. 
Voyez  par  le  trou.  Bon. 

ACANTE,  après  avoir  regardé  par  le  trou  de  la 
serrure. 
Qu'elle  ait  si  peu  de  honte  ! 

CHAMPAGNE. 

Vous  n'avez  donc  rien  vu  qui  vous  plaise,  à  ce  compte? 

ACANTE. 

Qui  l'eût  pensé? 

CHAMPAGNE. 

Quoi  donc  ?  qui  peut  tant  vous  troubler? 

ACANTE. 

L'ingrate  !  ô  ciel  !  J'ai  vu...  Je  ne  saurois  parler. 

CHAMPAGNE. 

Vous  avez  doue,  monsieur,  vu  chose  bien  terrible? 

ACANTE. 

Je  l'ai  vue  elle-même ,  ah  !  qui  l'eût  cru  possible? 

7- 


jS  LA  MÈRE  COQUETTE. 

Enfermer  le  galant  d'un  air  tout  interdit. 

CHAMPAGNE. 

OÙ? 

ACANTE. 

Dans  son  cabinet,  à  côté  de  son  lit. 

CHAMPAGNE. 

Voyez- vous  la  rusée  avec  son  innocence  !  ' 
Diable  ! 

ACANTE. 

Il  faut  redoubler. 

CHAMPAGNE. 

Un  peu  de  patience. 
On  vient. 

SCÈNE  V. 

LAURETTE,  ACANTE,  CHAMPAGNE. 

LAURETTE. 

Qui  heurte  ici? 

CHAMPAGNE. 

Ne  vois-tu  pcis  qui  c'est  ? 

ACANTE. 

Oui ,  c'est  moi. 

LADRETTE. 

Vous,  monsieur?  Excu.sez,  s'il  vous  plaît; 
J'cii  charge,  si  c'est  vous,  de  refermer  la  porte. 

ACANTE. 

Isabelle  ose  ainsi...  Mais  à  tort  je  m'emporte. 
Non,  non  ;  elle  a  raison  de  me  traiter  ainsi  : 


ACTE  IV,  SCENE  V.  79 

Je  l'incommoderois ,  et  le  galant  aussi. 

LAURETTE. 

Quel  galant  ? 

ACANTE. 

Le  galant  qu'elle  enferme  chez  elle. 

LAURETTE. 

Voici  de  notre  ami  quelque  pièce  nouvelle. 

CHAMPAGNE. 

Je  n'ai  pu  m'en  tenir,  j'ai  tout  dit.  Que  veux-tu? 
J'aurois  trahi  monsieur,  s'il  n'en  avoit  rien  su. 

LAURETTE. 

Qu'auroit-il  pu  savoir  de  ton  babil  extrême? 

CHAMPAGNE. 

Eh... 

Quoi? 


LAURETTE. 


CHAMPAGNE. 

Le  rendez-vous  que  j'ai  su  de  toi-même. 

LAURETTE. 

Quel  rendez-vous?  Comment!  qu'oses-tu  supposer? 

ACANTE. 

Et  tu  prétends  qu'ainsi  je  me  laisse  abuser? 
Tu  veux  chercher  en  vain  une  méchante  ruse. 

LAURETTE. 

En  bonne  foi,  monsieur,  c'est  lui  qui  vous  abuse. 

CHAMPAGNE. 

Tu  me  démentirois  ? 

LAURETTE. 

Que  ne  parles-tu  mieux 
D'une  fille  d'honneur? 


8o  LA  MÈRE  COQUETTE 

ACANTE. 

Démens  aussi  mes  yeux. 

LAUKETTE. 

Qu'auriez-vous  vu,  monsieur? 

ACAÎVTE. 

J'ai  trop  vu  pour  sa  gloire, 
J'ai  vu...  Non,  sans  le  voir,  je  ne  l'aurois  pu  croire; 
J'ai  vu  le  digne  objet  dont  son  cœur  est  épris, 
Se  couler  doucement  chez  elle  en  manteau  gris. 
Je  n'ai  point  vu  Laurette  en  prendre  la  conduite? 
Le  faire  entrer  sans  bruit?  fermer  la  porte  ensuite? 
Avoir  soin  du  galant  et  de  sa  sûreté  ? 
Enfin  par  la  serrure,  après  avoir  heurté, 
Je  n'ai  point  vu  l'ingrate  avec  un  trouble  extrême 
A  côté  de  son  lit  l'enfermer  elle-même? 
Ose ,  ose  le  nier. 

CHAMPAGNE. 

Que  dis-tu  de  cela? 
Explique-nous  un  peu  quelle  affaire  il  a  là. 
Avec  ton  bel  esprit  tu  ne  sais  que  répoudre. 

LAURETTE. 

C'est...  J'ai...  Je... 

CHAMPAGNE. 

Tu  ne  fais ,  ma  foi,  que  te  confondre. 
Crois-moi,  fais  mieux;  avoue. 

ACANTE. 

En  cette  occasion, 
Faut-il  quelque  autre  aveu  que  sa  confusion? 
Son  silence  en  dit  plus  qu'on  n'eu  veut  savoir  d'elle. 
Il  faut  que  j'aille  aussi  confondre  l'infidèle , 


ACTE  IV,  SCÈNE  V.  81 

Que  j'éclate.. - 

LAURETTE. 

Eh  !  monsieur,  ne  soyez  pas  si  prompt  : 
Quelle  gloire  aurez-vous  de  lui  faire  un  affront? 
De  faire  un  tort  mortel  à  l'honneur  d'une  fille. 
Si  sage  jusqu'ici,  de  si  bonne  famille; 
De  plus ,  qui  vous  fut  chère?  Enfin ,  son^ez-y  bien , 
Vous  êtes  honnête  homme ,  et  vous  n'en  ferez  rien  : 
Un  mépris  généreux,  s'il  vous  étoit  possible, 
Seroit  pour  vous  plus  beau,  pour  elle  plus  sensible. 

ACANTE. 

La  voici. 

SCÈNE  VL 

ISABELLE,  ACANTE,  LAURETÏE, 
CHAMPAGNE. 

LAURETTE,  à  Isabelle. 
c'est  monsieur  qui  m'arrête  en  ces  lieux. 
ACANTE,  à  Champagne. 
Elle  est  tout  interdite. 

ISABELLE,  à  Laurette. 

Il  paroît  furieux. 
LAURETTE,  à  Isabelle. 
Tandis  que  j'aurai  soin  d'amuser  sa  colère  , 
Vous  ferez  bien  d'aller  avertir  votre  mère. 

ACANTE,  à  Isabelle. 
Quoi  !  sans  rien  dire ,  ainsi  passer  en  m' évitant  ? 


82  LA  MÈRE  COQUETTE. 

LAURETTE. 

Elle  a  hâte,  monsieur,  et  madame  l'attend. 

ISABELLE. 

Il  VOUS  importe  peu  qu'ainsi  je  me  retire; 

Nous  n'avons,  que  je  crois,  monsieur,  rien  à  nous  dire  : 

Vous  ne  me  cherchez  pas. 

ACANTE. 

Je  serois  mal  reçu. 
Je  cherche  mon  cousin;  ne  l'auriez-vous  point  vu? 

LAUKETTE. 

Non,  monsieur.  Souffrez-vous  qu'ainsi  l'on  vous  amuse? 

ACANTE. 

Eh  quoi  !  vous  paroissez  et  surprise  et  confuse. 
D'où  naît  cette  rougeur? 

ISABELLE. 

c'est  d'un  juste  courroux. 

ACANTE. 

Enfin  donc,  mon  cousin  n'est  pas  venu  chez  vous? 

ISABELLE. 

]1  y  pouvoit  venir,  s'il  vous  eût  plu  permettre 
Que  jusqu'entre  ses  mains  on  eût  porté  ma  lettre; 
Mais  l'ayant  déchirée,  il  n'en  a  rien  appris. 

ACANTE. 

C'étoit  pour  mon  cousin? 

ISABELLE. 

Vous  en  semblez  surpris  : 
Laurette  n'a  pas  dû  vous  en  faire  un  mystère. 

LAURETTE. 

Mon  dieu  !  voixs  vous  ferez  crier  par  votre  mère  ; 
D'un  éclaircissement  vous  vous  passerez  bien. 


ACTE   IV,  SCÈNE  VI.  83 

ISABELLE. 

C'est  un  soin  en  effet  qui  n'est  plus  bon  à  rien. 

ACANTE,  arrêtant  Isabelle. 
Auprès  de  votre  mère ,  au  moins,  sans  trop  d'audace, 
Pourrois-je  encor  de  vous  espérer  une  grâce? 
Votre  mère  étant  veuve  avec  tant  de  beautés, 
On  va  venir  briguer  son  choix  de  tous  côtés  : 
Votre  suffrage  y  peut  être  considérable , 
Et  j'ose  vous  prier  qu'il  me  soit  favorable. 
Nul  ne  peut  mieux  que  vous  parler  en  ma  faveur: 
Vous  avez  fait  l'essai  vous-même  de  mon  cœur  ; 
Vous  savez  comme  il  aime ,  il  fut  sous  votre  empire; 
Vous  savez... 

ISABELLE. 

Oui,  monsieur,  je  sais  ce  qu'il  faut  dire. 

SCÈNE  VII. 

ACANTE,  LAURETTE,  CHAMPAGNE. 

CHAMPAGNE. 

Elle  est  au  désespoir.  Laurette  l'a  bien  dit  : 
Vous  ne  lui  pouviez  pas  faire  un  plus  grand  dépit  j 
Elle  sort  tout  outrée,  et  l'atteinte  est  cruelle. 

ACANTE. 

Cependant  le  marquis  est  enfermé  chez  elle. 

LAURETTE. 

•Te  prendrai  soin ,  monsieur,  sitôt  qu'il  sera  nuit , 
De  le  faire  sortir  sans  scandale  et  sans  bruit. 
Fût-il  déjà  bien  loin  !  Si  l'on  m'en  avoit  crue , 


84  LA  MÈRE  COQUETTE. 

Isabelle  en  secret  n'eût  point  souffert  sa  vue, 
N'eût  jamais  accordé  ce  rendez-vous  maudit. 
Enfin  pour  l'empêcher,  Dieu  sait  ce  que  j'ai  dit; 
Mais  elle  m'a  parlé  d'une  façon  si  tendre. 
Que  ma  sotte  bonté  ne  s'en  est  pu  défendre  : 
Je  suis  trop  complaisante ,  et  je  m'en  veux  du  mal. 

ACAATE. 

Mais  je  veux  voir  sortir  moi-même  ce  rival. 

LAURETTE. 

Tout  comme  il  vous  plaira;  j'y  consens  :  mais  de  grâce, 

Que  la  chose  entre  vous  avec  douceur  se  passe. 

Jugez  ce  qu'on  eroiroit ,  si  vous  faisiez  éclat  : 

Le  monde  est  si  méchant,  l'honneur  si  délicat. 

De  ce  qui  s'est  passé  la  moindre  connoissance 

Peut  faire  étrangement  parler  la  médisance  : 

Les  méchants  bruits  sur-tout  ont  cela  de  mauvcds , 

Que  les  taches  qu'ils  font  i.a  s'effacent  jamais; 

Et  si  vous  épousiez  quelque  jour  Isabelle... 

A  GANTE. 

Moi,  l'épouser,  après  ce  que  j'ai  connu  d'elle! 
Après  la  trahison  dont  je  suis  éclairci! 
Après  l'indigne  amour  dont  son  cœur  s'est  noirci  ! 
Je  cherche  à  m'en  venger,  c'est  tout  ce  que  j'espère. 

LACRETTE. 

Si  je  puis  vous  servir  pour  épouser  sa  mère , 
Je  vous  offre  mes  soins,  et  sans  déguisement...' 

A  G  A  N  T  E. 

Mais  ne  pourrois-je  pas  m'en  venger  autrement? 

LAURETTE. 

Non,  monsieur,  que  je  sache.  Il  est  vrai,  ma  maîtresse 


ACTE  IV,   SCÈNE  VIL  85 

Tente  moins  que  sa  fille,  et  n'a  pas  sa  jeunesse, 
Son  éclat ,  sa  beauté  :  mais  ,  au  lieu  de  cela , 
Si  vous  saviez,  monsieur,  les  beaux  louis  qu'elle  a, 
Les  écus  d'or  mignons ,  et  le  nombre  innombrable 
De  grands  sacs  déçus  blancs. 

CHAMPAGNE. 

Peste  !  qu'elle  est  aimable  ! 
Épousez-la,  monsieur,  s'il  se  peut,  dès  ce  soir. 

ACANTE. 

Qu'Isabelle  ait  ainsi  pu  trahir  mon  espoir  ! 

CHAMPAGNE. 

Moquez-vous  d'Isabelle ,  et  de  son  inconstance. 

ACANTE. 

Oui...  Mais  sa  mère  sort. 

SCÈNE  VIII. 

ISMÈNE,  ACANTE,  LAURETTE,  CHAMPAGNE. 

ISMÈNE. 

Craignez- vous  ma  présence? 

ACANTE. 

La  peur  d'être  importun  me  faisoit  détourner. 

ISMÈNE. 

Vous  ne  sauriez,  monsieur,  jamais  importuner; 
Des  soins  de  mes  amis  je  me  tiens  obligée  : 
Mais  on  fuit  volontiers  une  veuve  affligée  ; 
Car,  puisqu'il  plaît  au  ciel  trop  contraire  à  mes  vœux, 
Mon  veuvage  à  présent  n'a  plus  rien  de  douteux. 

8 


86  LA  MERE  COQUETTE. 

LAtFRETTE. 

Monsieur  sait  tout ,  madame ,  et  chérit  la  famille; 
Il  a  fait  compliment  pour  vous  à  votre  fille  ; 
Vous  l'a-t-elle  pas  dit  ? 

ÏSMÈNE. 

Quel  esprit  déloyal! 
Ma  fille  de  monsieur  ne  m'a  dit  que  du  mal  : 
Je  n'ai  jamais  tant  vu  de  colère  et  de  haine. 
Et  ne  l'ai  même  enfin  fait  taire  qu'avec  peine. 

A  c  A  N  T  E. 

Elle  me  fait  plaisir  :  inj  uste  comme  elle  est , 
Sa  colère  m'oblige ,  et  sa  haine  me  plaît  : 
Je  me  tiens  honoré  du  mépris  qu'elle  exprime, 
Et  j'aurois  à  rougir,  si  j'avois  son  estime. 

ISMÈXE. 

J'ai  regret  de  \s>\i5  voir  tous  deux  si  désunis, 
Je  vous  aime  toujours  autant  et  plus  qu'un  fils; 
Le  ciel  m'en  est  témoin,  et  que  votre  alliance 
A  fait  jusques  ici  ma  plus  chère  espérance. 

LAURETTE. 

Si  ces  nœuds  sont  rompus,  il  en  est  de  plus  doux 
Qui  pourroient  renouer  l'alliance  entre  vous. 
Monsieur  peut  rencontrer  dans  la  même  famille 
De  quoi  se  consoler  des  mépris  de  la  fille; 
Et  madame,  voyant  monsieur  mal  satisfait, 
Peut  réparer  le  tort  que  sa  fille  lui  fait  : 
Vous  êtes  en  état  tous  deux  de  mariage. 

I  s  MÈNE. 

Laurette,  en  vérité,  vous  n'êtes  guère  sage. 


ACTE  IV,  SCENE  VIII.  87 

LAURETTE. 

Sage  ou  non ,  croyez-moi  tous  deux  à  cela  près  : 
Pour  monsieur,  j'en  réponds,  je  sais  ses  vœux  secrets; 
Il  souhaite  ardemment  une  union  si  belle. 
C'est  vous  qu'il  veut  aimer,  c'est  vous... 

ACANTE. 

Ah!  l'infidèle! 

ISMÈNE. 

Monsieur  songe  à  ma  fille,  et  n'y  renonce  pas. 

ACANTE. 

Moi ,  madcune ,  y  songer  !  j'aurois  le  cœur  si  bas  ! 
De  cette  lâcheté  vous  me  croiriez  capable? 

LAURETTE. 

Non:  c'est  lui  faire  tort;  cela  n'est  pas  croyable. 
Quoi  que  lui  fasse  dire  un  transport  de  courroux. 
Monsieur  assurément  ne  veut  songer  qu'à  vous. 

ACANTE. 

Madame,  il  est  certain,  jamais,  je  le  confesse, 
L'amour  n'a  fait  aimer  avec  tant  de  tendresse, 
N'a  jamais  inspiré  dans  le  cœur  d'un  amant 
Rien  qui  fût  comparable  à  mon  empressement, 
Bien  d'égal  à  l'ardeur  pure,  vive ,  fidèle , 
Dont  mon  ame  charmée  adoroit  Isabelle. 
Vous  voyez  cependant  comme  j'en  suis  traité. 

ISMÈNE. 

La  jeunesse,  monsieur,  n'est  que  légèreté  : 

Au  sortir  de  l'enfance ,  une  ame  est  peu  capable 

De  la  solidité  d'un  amour  raisonnable; 

Un  cœur  n'est  pas  encore  assez  fait  à  seize  ans. 


88  LA  MÈRE  COQUETTE. 

Et  le  grand  art  d'aimer  veut  im  peu  plus  de  temps. 
C'est  après  les  erreurs  où  la  jeunesse  engage, 
Vers  trente  ans  ,  c'est-à-dire ,  environ  à  mon  âge , 
Lorsqu'on  est  de  retour  des  vains  amusements 
Qui  détournent  l'esprit  des  vrais  attachements; 
C'est  alors  qu'on  peut  faire  un  choix  en  assurance , 
Et  c'est  là  proprement  l'âge  de  la  constance. 
Un  esprit  jusque-là  n'est  pas  bien  arrêté, 
Et  les  cœurs  pour  aimer  ont  leur  maturité. 

ACANTE. 

Mais,  madame,  après  tout,  qui  l'eût  cru  d'Isabelle? 
Isabelle  inconstante  !  Isabelle  infidèle  ! 
Isabelle  perfide  ;  et  sans  se  soucier... 

ISMÈNE. 

Quoi!  toujours  Isabelle? 

ACANTE. 

Ah  !  c'est  pour  l'oublier. 
Et  je  veux,  s'il  se  peut,  dans  mon  dépit  extrême, 
Arracher  de  mon  cœur  jusques  à  son  nom  mêmej] 
Je  veux  n'y  laisser  rien  de  ce  qui  me  fut  doux  : 
Grâce  au  ciel ,  c'en  est  fait. 

LAURETTE. 

c'est  fort  bien  fait  à  vous. 

ACANTE. 

J'en  fais  juge  madame ,  et  veux  bien  qu'elle  die 
S'il  est  rien  de  si  noir  que  cette  perfidie. 
Après  tant  de  serments,  et  si  tendrement  faits, 
De  nous  ciimer  toujours,  de  ne  changer  jamais, 
Isabelle  aujourd'hui,  cette  même  Isabelle... 
Madame,  obligez-moi,  ne  me  parlez  plus  d'elle. 


ACTE   IV,   SCÈNE  VIII.  89 

ISMÈNE. 

C'est  vous  qui  m'en  parlez. 

ACANTE. 

Ce  sont  tous  ces  endroits 
Où  l'ingrate  a  promis  de  m'aimer  tant  de  fois. 
Ces  lieux  témoins  des  nœuds  dont  son  cœur  se  dégage. 
De  qui  l'objet  encor  m'en  rappelle  l'image; 
Et  pour  marquer  l'ardeur  que  j'ai  d'y  refnoncer. 
Je  ne  veux  plus  rien  voir  qui  m'y  fasse  penser  : 
Tout  me  parle  ici  d'elle ,  il  vaut  mieux  que  je  sorte. 
LAURETTE,  arrêtant  Acante^  qui  veut  passer  parla 

chambre  dismène. 
Par  oii  donc  allez-vous? 

ACANTE. 

Je  ne  sais ,  mais  n'importe  : 
Par  le  petit  degré  l'on  descend  aussi-bien. 

ISMÈNE. 

Ma  fille  est  là-dedans. 

ACANTE. 

Ah  I  je  m'en  ressouvien. 
Il  n'est  pas  en  effet  à  propos  que  j'y  passe  : 
Sans  vous  je  l'oubliois,  et  vous  m'avez  fait  grâce. 

SCÈNE  IX. 

ISMÈNE,  LAURETTE. 

ISMÈNE. 

ï'ais  sortir  le  marquis. 

LAUHETTE. 

Vous ,  du  même  moment , 


90  LA  MERE  COQUETTE. 

Tâchez  de  profiter  d'un  premier  mouvement  ; 
Pour  le  père  d'Acante  engagez  Isabelle. 

ISMÈKE. 

J'y  vais;  je  l'ai  laissé  dans  ma  chambre  avec  elle. 
Mais  tu  m'avois  parlé  d'un  vieillard... 

LATJRETTE. 

Je  l'attends. 
Et  vous  verrez  bientôt  tous  vos  désirs  contents. 

I  s  MÈNE. 

Hélas! 

LATJRETTE. 

Comment  hélas  !  Pour  vous  rendre  contente , 
Que  vous  faut-il  de  plus  que  d'épouser  Acante  ? 

I  s  >i  È  ?i  E. 
Qu'il  m'aimât,  que  ma  fille  eût  pour  lui  moins  d'attraits  : 
Tu  vois... 

LAURETTE. 

Prenez-vous  garde  à  cela  de  si  près? 
Épousez-le  toujours. 

ISMÈNE. 

Quoi  !  qu'un  cœur  m'appartienne. 
Qu'il  faille  que  ma  fille  à  ma  honte  retienne! 
Crois-tu  qu'il  soit  au  monde  un  plus  grand  désespoir? 

LAURETTE. 

Rien  n'est  encore  fait,  et  c'est  à  vous  à  voir  : 

Si  vous  voulez  tout  rompre,  un  mot  pourra  suffire; 

Vous  n'avez... 

ÏSMÈNE. 

Ce  n'est  pas  ce  que  je  veux  te  dire. 
Acaute,  tel  qu'il  est,  n'est  pas  à  négliger; 


ACTE  IV,  SCENE  IX.  91 

Et  quand  ce  ne  seroit  qu'afin  de  me  venger, 
Que  pour  punir  ma  fille,  épousant  ce  qu'elle  ïiime. 
Cet  hymen  m'est  toujours  d'une  importance  extrême. 

LAURETTE. 

Tâchons  donc  d'achever;  tout  commence  assez  bien. 

I  s  M  È  N  E. 

Agis  de  ton  côté,  je  vais  agir  du  mien. 


FIN   DU   QUATRIEME  ACTE. 


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ACTE   CINQUIÈME. 


SCÈNE  I. 

LE  MARQUIS,  CHAMPAGNE,  LAURETTE. 

LAURETTE,  voyant  Champagne  OU  guet,  qui  se  retire 

dès  cjuil  aperçoit  le  marquis. 
L'avez-vous  vu ,  monsieur? 

LE  MARQUIS. 

Quoi?  qu'as-tu  vu  paroître? 

LAURETTE. 

L'ami  Champagne  au  guet  pour  avertir  sou  maître. 
Il  veut  vous  voir  sortir  :  souvenez-vous  donc  bien , 
S'il  vient  à  vous  parler... 

LE    MARQUIS. 

Va ,  je  n'oublierai  rien  : 
Jamais  homme  à  la  cour,  sans  trop  m'en  faire  accroire, 
R'a  su  si  bien  que  moi  tourner  tout  à  sa  gloire , 
De  rien  faire  mystère,  et  de  peu  fort  grand  cas. 
Et  triompher  enfin  des  faveurs  qu'il  n'a  pas. 
Si  je  parle  au  cousin,  crois  qu'il  n'est  peine  égale 
Aux  couleuvres,  morbleu,  que  je  veux  qu'il  avale. 
C'est  ma  félicité  de  faire  des  jaloux  ; 
Je  tiens  que  dans  la  vie  il  n'est  rien  de  si  doux; 


LA  MÈRE  COQUETTE.  93 

Le  triomphe ,  à  mon  gré ,  vaut  mieux  que  la  victoire. 
Et  l'on  n'a  de  bonheur  qu'autant  qu'on  en  fait  croire  : 
Le  cousin  passera  mal  le  temps  avec  moi. 

LAURETTE. 

J'entends  quelqu'un,  adieu. 

SCÈNE  IL 

ACANTE,  CHAMPAGNE,  LE  MARQUIS. 

ACANTE,  empêchant  Champagne  d avancer. 
Laisse-nous,  je  le  voi. 
(  au  marquis,  en  lui  ôtant  son  manteau.) 
Non ,  non ,  ne  croyez  pas  m'échapper  de  la  sorte. 

LE    MARQUIS. 

C'est  moi,  cousin;  permets  de  grâce  que  je  sorte: 
Pour  n'être  point  connu ,  j'ai  certains  intérêts... 

ACANTE. 

Écoutez  quatre  mots ,  vous  sortirez  après. 

LE  MARQUIS. 

Je  vois  bien  que  tu  veux  me  parler  de  ton  père  : 
Mon  soin  est  inutile ,  il  est  toujours  sévère. 
J'ai  prié  de  mon  mieux  en  vciin  en  ta  faveur; 
Je  ne  sais  ce  qui  peut  endurcir  tant  son  cœur  : 
Je  n'ai  pu  l'émouvoir,  il  n'est  rien  qui  le  touche. 

ACANTE. 

Mais  le  cœur  d'Isabelle  est-il  aussi  farouche? 

LE   MARQUIS. 

Comment? 


94  LA  MÈRE  COQUETTE. 

ACA^JTE. 

Vous  l'ignorez? 

LE    MARQUIS. 

Qu'entends-tu  donc  par-là? 

ACANTE. 

Vos  nouvelles  amours. 

LE    MARQUIS. 

Cousin,  laissons  cela  : 
Là-dessus ,  en  ami ,  tout  ce  que  je  puis  faire 
De  mieux  pour  ton  repos ,  crois-moi ,  c'est  de  me  taire. 

ACANTE. 

Ne  me  déguisez  rien,  j'ai  tout  appris  d'ailleurs. 

LE  MARQUIS. 

N'importe,  je  craindrois  d'irriter  tes  douleurs: 
Je  vois  trop  quel  chagrin  en  secret  te  dévore; 
Adieu ,  dispense-moi  de  t' affliger  encore. 

ACAKTE. 

Non.  Je  puis  sans  chagrin  savoir  votre  bonheur; 
Isabelle  à  présent  ne  me  tient  plus  au  cœur; 
Je  vois  son  changement  avec  indifférence , 
Et  vous  pouvez  enfin  m'en  faire  confidence  : 
Je  me  sens  bien  guéri ,  ne  craignez  rien  pour  moi. 

LE   MARQUIS. 

Tout  de  bon? 

ACANTE. 

Tout  de  bon. 

LE  MARQUIS. 

Tu  fais  fort  bien ,  ma  foi  : 
Mépriser  les  mépris,  rendre  haine  pour  haine , 
Est  le  parti  qu'il  faut  qu'un  honnête  homme  prenne. 


ACTE  V,  SCÈNE  II.  gS 

Isabelle ,  après  tout ,  n'a  rien  fait  d'étonnant  : 
Tu  lui  plus  autrefois,  je  lui  plais  maintenant. 
Durant  quatre  ou  cinq  ans  son  cœur  fut  ta  conquête; 
Du  sexe  dont  elle  est,  le  terme  est  bien  honnête  : 
Tu  ne  dois  pas  t'en  plaindre ,  et  je  la  quitte  à  moins. 

ACANTE. 

Avez-vous,  pour  lui  plaire,  employé  bien  des  soins? 

LE    MARQUIS. 

Moi!  des  soins  pour  lui  plaire?  Un  tel  soupçon  m'offense  ; 
Mes  soins  sont  pour  des  choix  de  plus  grande  importance  ; 
A  moins  d'être  duchesse,  on  ne  peut  m'engager, 
Et  le  cœur  que  tu  perds  me  vient  sans  y  songer. 

ACANTE. 

Vous  voyez  toutefois  en  secret  Isabelle  ? 

LE  MARQUIS. 

Elle  m'en  a  prié,  je  n'ai  pu  moins  pour  elle  : 
On  doit  être  civil,  si  l'on  n'est  pas  amsnt; 
Peut-on  en  galant  homme  en  user  autrement? 

ACANTE. 

Mais  enfin  dans  l'ardeur  dont  elle  est  possédée, 
Quelle  marque  d'amour  vous  a-t-elle  accordée? 
Comment  en  use-t-elle  avec  vous  en  secret? 

LE  MARQtJIS. 

Tu  peux  croire... 

ACANTE. 

Hem? 

LE    MARQUIS. 

Cousin,  il  faut  être  discret. 
Tu  t'émeus;  parle-moi  franchement,  je  te  prie. 
Tout  ce  que  j'en  ai  fait  n'est  que  galanterie  : 


96  LA  MERE  COQUETTE. 

Je  suis  trop  ton  ami  pour  te  rieu  refuser  ; 
Et  si  le  cœur  t'eu  dit,  tu  la  peux  épouser. 

ACANTE. 

C'est  pour  moi  trop  d'honneur,  et  je  cède  la  place. 
Mais  pourrois-je  de  vous  attendre  une  autre  grâce? 

LE    MARQUIS. 

Parle ,  je  suis  à  toi  ;  mais ,  morbleu ,  tout  de  bon. 

ACANTE. 

Falloit-il  pour  cela  m'arracher  ce  bouton? 

LE    MARQUIS. 

C'est  pour  mieux  t'exprimer,  cousin,  de  quel  courage..* 

ACANTE. 

Au  moins ,  je  ne  puis  pas  reculer  davantage. 

LE   MARQUIS. 

La ,  reprends  du  terrain. 

ACANTE. 

Pourroit-on  seul  vous  voir 
En  quelque  endroit,  demain... 

LE   MARQUIS. 

si  tu  veux,  dès  ce  soir. 
Pourquoi? 

ACANTE. 

Vous  n'avez  là  qu'un  couteau,  que  je  pense? 

LE   MARQUIS. 

Non. 

ACANTE. 

Prenez  une  épée  et  bonne  et  de  défense. 

LE   MARQUIS. 

As-tu  quelque  querelle? 


ACTE   V,  SCÈNE  II.  97 

ACANTE. 

Oui,  qu'il  faudra  vider. 

LE    MARQUIS. 

Mais  est-ce  un  différent  qu'on  ne  puisse  accorder? 

ACANTE. 

Non ,  il  n'est  point  d'accord  pour  de  pareils  outrages. 

LE    MARQUIS. 

Apprends-moi  donc  au  moins  contre  qui  tu  m'engages. 

ACANTE. 

Vous  n'avez  pas  compris  à  quoi  je  me  résous  : 
Je  veux  me  battre  seul. 

LE    MARQUIS. 

Fort  bien. 

ACANTE. 

Mais  contre  vous. 

LE    MARQUIS. 

Pour  moi,  je  ne  me  bats  qu'en  rencontre  imprévue. 

ACANTE. 

Eh  bien,  soit  !  descendons  à  l'instant  dans  la  rue. 

LE    MARQUIS. 

Mais  quel  tort  t'ai-je  fait?  examinons  en  quoi  : 
Si  td  maîtresse  m'aime  ,  est-ce  ma  faute  à  moi? 
Un  homme  recherché  peut-il  de  bonne  grâce... 

ACANTE. 

Quoi  qu'il  en  soit,  il  faut  que  je  me  satisfasse; 
Nous  nous  battrons  là-bas ,  si  vous  avez  du  cœur. 

LE   MARQUIS. 

Quoi  qu'il  en  soit ,  cousin,  je  suis  ton  serviteur. 
Je  n'ai  point  prétendu  te  faire  aucune  injure, 

9 


98  LA  MERE   COQUETTE. 

Et  ne  me  battrai  point  contre  toi,  je  te  jure, 

ACANTE. 

L'honneur  vous  touche  ainsi  ? 

LE    MARQUIS. 

Pour  être  décrié , 
Mon  honneur  dans  le  monde  est  sur  un  trop  bon  pié  ; 
Et  j'ai  fait  assez  voir  de  marques  de  courage , 
Pour  n'avoir  pas  besoin  d'en  donner  davantage. 

ACANTE. 

Si  vous  ne  me  suivez... 

LE  MARQUIS. 

Cousin,  en  vérité. 
Tu  pourrais  voir  enfin  rabattre  ta  fierté. 

ACANTE. 

Venez,  ou  je  vous  tiens  pour  le  dernier  des  hommes. 

LE    MARQUIS. 

Ah  !  si  nous  n'étions  pas  cousins  comme  nous  sommes  ! 

ACANTE. 

Ah  !  si  vous  étiez  brave  ! 

LE  MARQUIS. 

Encore  un  coup ,  cousin , 
Quand  on  me  presse  trop ,  je  m'échauffe  à  la  fin; 
Et  si  tu  me  fais  mettre  une  fois  en  furie, 
J'irai,  vois-tu,  j'irai... 

ACANTE. 

Venez  donc,  je  vous  prie. 

LE    MARQUIS. 

Eh  bien  donc  !  puisque  ainsi  tu  me  pousses  à  bout , 
J'irai  trouver  ton  père,  et  je  lui  dirai  tout. 
Il  est  ici. 


ACTE   V,  SCENE  II.  99 

ACANTE,  mettant  l'épée  à  la  main. 
Je  cède  enfin  à  ma  colère. 

LE    MARQUIS. 

Eh  !  cousin. 

ACANTE. 

Défends-toi.  Quelqu'un  sort  :  c'est  mou  pèrci 

SCÈNE  III. 

CRÉMANTE,  LE  MARQUIS,  ACANTE. 

LE  MARQUIS,  tirant  tépée. 
Maintenant... 

CRÉMANTE. 

Qu'est-ce  ici!  Quel  désordre  nouveau! 
Une  brette  à  la  main  contre  un  petit  couteau  ! 
Lâche  !  attaquer  monsieur  avec  cet  avantage  ! 

LE  MARQUIS. 

Ou  ne  pre  ud  garde  à  rien  quand  on  a  du  courage. 

ACANTE. 

Vous  témoignez,  sans  doute,  un  courage  fort  grand. 

CRÉMANTE. 

Taisez-vous.  Mais,  monsieur,  quel  est  ce  différent? 

LE  MARQUIS. 

Pour  Isabelle  encore  il  s'émeut ,  il  s'emporte. 

CRÉMANTE. 

Pour  Isabelle  !  Il  suit  mes  ordres  de  la  sorte  ! 

LE  MARQUIS. 

s'il  n'avoit  point  été  mon  cousin,  votre  fils... 


loo  LA  MÈRE   COQUETTE. 

CRÉMANTE. 

Vite,  qu'on  fasse  excuse  à  monsieur  le  marquis. 

ACANTE. 

Moi  !  je  ferois ,  monsieur,  excuse  à  qui  m'offense? 

CRÉMANTE. 

N'importe;  je  le  veux. 

LE    MARQUIS. 

Non,  non;  je  l'en  dispense  : 
Et ,  de  peur  contre  lui  de  me  mettre  en  courroux, 
Je  vais  me  retirer,  et  le  laisse  avec  vous. 

SCÈNE  IV. 

CRÉMANTE,  ACANTE. 

CRÉMANTE. 

Quoi  !  le  joli  j^arçon  !  Avoir  l'impertinence 
De  choquer  un  parent  de  cette  conséquence, 
Et,  pour  comble  d'audace  et  de  crime  aujourd'hui. 
Oser  pour  Isabelle  être  mal  avec  lui! 
Une  fille  à  vos  vœux  désormais  interdite! 
Pour  qui  le  moindre  soin  de  votre  part  m'irrite  ! 
Que  je  vous  ai  cent  fois  ordonné  d'oublier! 
Une  fille,  en  un  mot,  qui  se  va  marier! 

ACAXTE. 

Se  marier,  monsieur? 

CRÉMANTE. 

C'est  une  affaire  faite  : 
l.a  fille  eu  est  d'accord,  la  mère  le  souhaite. 


ACTE  V,  SCENE  IV.  loi 

ACANTE. 

Et  ce  sera  bieutôt? 

C  R  É  M  A  N  T  E. 

Ce  sera ,  que  je  croi , 
Daus  huit  jours  au  plus  tard. 

ACANTE. 

Mais  à  qui  donc? 

CRÉMANTE. 


  moi. 


A  vous? 

Oui. 


ACANTE. 


CREMANTE. 


ACANTE. 

Vous? 

CREMANTE. 

Moi-même. 

ACANTE. 

Épouser  Isabelle, 
Vous  qui  condamniez  tant  mon  hymen  avec  elle , 
Qui  blâmiez  ce  parti  lorsqu'il  m'étoit  si  doux  ! 

CREMANTE. 

Je  l'ai  trouvé  pour  moi  plus  propre  que  pour  vous. 

ACANTE. 

Vous  oublieriez  ainsi  la  parole  donnée? 

CREMANTE. 

Isabelle,  il  est  vrai,  vous  étoit  destinée  : 
Jadis  son  père  et  moi ,  comme  amis  dès  long-temps  , 
Nous  nous  étions  promis  d'unir  nos  deux  enfants. 
S'il  étoit  revenu ,  vous  auriez  eu  sa  fille  ; 

9- 


102  LA  MERE   COQUETTE 

Mais  sa  mort  change  enfin  l'état  de  sa  famille  , 

Et  pour  plusieurs  raisons  je  trouve  qu'en  effet. 

Tout  bien  considéré ,  ce  n'est  pas  votre  fait. 

Sa  veuve  l'est  bien  mieux  :  vous  aimez  la  dépense; 

Isabelle  pour  dot  n'a  qu'un  peu  d'espérance; 

Sa  mère  maintenant  jouit  de  tout  le  bien, 

Et  n'entend  pas  encor  se  dépouiller  de  rien; 

Elle  ne  lui  promet  qu'une  léj'ère  somme. 

Il  faut  qu'un  mariage  établisse  un  jeune  homme, 

Qu'il  trouve  en  s'engageant  du  bien  pour  vivre  heureux, 

Ou  pour  toute  sa  vie  il  est  sûr  d'être  gueux. 

L'amour  perd  la  jeunesse,  et  pour  une  jeune  ame 

Rien  n'est  si  dangereux  qu'une  trop  belle  femme; 

C'est  ce  qui  rend  souvent  le  cœur  efféminé. 

Pour  moi  qui  suis  d'un  âge  au  repos  destiné , 

Je  ne  suis  pas  en  droit  d'être  si  difficile , 

Et  je  puis  préférer  l'agréable  à  l'utile  : 

Après  tant  de  travaux,  tant  de  soins  importants. 

Où  j'ai  sacrifié  les  plus  beaux  de  mes  ans, 

Il  est  bien  juste  enfin  que  suivant  mon  envie 

Je  tâche  de  sortir  doucement  de  la  vie. 

Et  qu'avant  que  d'entrer  au  cercueil  où  je  cours. 

J'essaie  à  bien  user  du  reste  de  mes  jours. 

Je  vois  que  ces  raisons  ne  vous  contentent  guère  ; 

Mais  enfin  je  suis  libre,  et  de  plus  votre  père: 

Je  n'ai  pas ,  dieu  merci ,  besoin  de  votre  aveu , 

Et  que  je  l'aie  ou  non,  cela  m'importe  peu. 

ACANTE. 

Si  vous  connoissiez  bien  ce  que  c'est  qu'Isabelle, 
Soapeade  foi... 


i 


ACTE  V,   SCÈNE  IV.  io3 

CRÉMANTK. 

Gardez  d'oser  parler  mal  d'elle  : 
Elle  est  presque  ma  femme,  et  déjà  m'appartient; 
Et  si  vous  l'offensez...  Mais  la  voici  qui  vient. 


SCÈNE  V. 

ISABELLE,  CRÉMANTE,  ACANTE. 

CRÉMANTE. 

Vous  quittez  donc  déjà  madame  votre  mère? 

ISABELLE. 

Un  vieillard  l'entretient  d'une  secrète  affaire  ; 
Champagne  l'a  conduit  par  le  petit  degré. 
Et  l'on  m'a  fait  sortir  sitôt  qu'il  est  entré. 

CRÉMANTE. 

Vous  me  trouvez  outré  d'une  juste  colère. 

ISABELLE. 

Contre  qui  donc, monsieur? 

CRÉMANTE. 

Contre  un  fils  téméraire. 

ISABELLE. 

Quel  sujet  contre  lui  vous  peut  mettre  en  courroux? 

CRÉMANTE. 

Quel  sujet?  L'insolent  veut  médire  de  vous; 
Il  voudroit  empêcher  notre  heureux  mariage  : 
Mais  mon  cœur  à  ce  choix  trop  fortement  s'engage... 

ISABELLE. 

Se  peut-il  que  monsieur,  engagé  comme  il  est, 
Prenne  en  ce  qui  me  touche  encor  quelque  intérêt? 


io4  LA  MERE   COQUETTE. 

CRÉMANTE. 

c'est  malice  ou  dépit.  Mais  vous  m'êtes  si  chère... 

A  GANTE. 

si  j'y  prends  intérêt,  ce  n'est  que  pour  mon  père. 

CRÉMANTE. 

De  quoi  vous  mêlez-vous ,  vous  qui  parlez  si  haut  ? 
Pensez-vous  mieux  que  moi  savoir  ce  qu'il  me  faut? 
Allez,  ma  belle  enfant,  malgré  lui  je  désire... 

ISABELLE. 

Mais,  monsieur,  mais  encor,  qu'est-ce  qu'il  pourroit  dire? 

CRÉMANTE. 

Je  n'en  veux  rien  savoir,  et  déjà  comme  époux 
J'ai  tant  d'affection,  tant  d'estime  pour  vous... 

ISAB  ELLE. 

Je  mets  au  pis ,  monsieur,  toute  sa  médisance  : 
S'il  me  peut  accuser,  c'est  de  trop  d'innocence. 
D'avoir  un  cœur  trop  tendre,  et  qu'il  sut  trop  toucher; 
C'est  tout  ce  que  je  crois  qu'il  me  peut  reprocher. 

A  C  A  X  T  E. 

Ah  !  si  je  n'avois  point  autre  reproche  à  faire  î 

CRÉMANTE. 

où  je  parle ,  où  je  suis ,  mêlez-vous  de  vous  taire , 
Autrement... 

ACANTE. 

Je  me  tais.  Mais  si  j'osois  parler, 
Si  vous  saviez ,  monsieur. . . 

CRÉMANTE. 

Quoi  !  toujours  nous  troubler  ? 
Vous  pouvez  là  dehors  jaser  tout  à  votre  aise. 


ACTE  V,  SCENE  V.  io5 

ACANTE. 

Je  ne  dirai  plus  rien,  monsieur,  qui  vous  déplaise. 

CRÉMANTE. 

Je  lui  défends  de  dire  un  seul  mot  contre  vous  : 
L'ingrat  mérite  assez  déjà  votre  courroux  ; 
Vous  le  haïriez  trop. 

ISABELLE. 

Non,  non,  laissez-le  dire. 
Ma  haine  encor  n'est  pas  au  point  que  je  désire; 
Laissez-le  de  nouveau  m'outrager,  me  trahir; 
Laissez-le  enfin ,  monsieur,  m'aider  à  le  haïr. 

ACANTE. 

Je  n'ai  que  trop  de  lieu  de  vous  pouvoir  confondre. 

CUÉMANTE. 

Plaît-il? 

ACANTE. 

Je  ne  dis  rien ,  je  ne  fais  que  répondre. 

CRÉMANTE. 

On  ne  vous  parle  pas.  Pour  la  dernière  fois,    ' 
Taisez-vous,  ou  sortez;  je  vous  laisse  le  choix. 

ISABELLE. 

Il  se  taira ,  monsieur. 

CRÉMANTE. 

J'entends  qu'il  considère 
Sa  belle-mère  en  vous. 

ACANTE. 

Elle  ma  belle-mère  ! 

CKÉMANTE. 

Vous  vovez  à  ce  nom  comme  il  est  irrité. 


io6  LA  MÈRE  COQUETTE. 

ISABELLE. 

Je  ne  l'aurois  pas  eu,  s'il  l'avoit  souhaité  : 
Il  Sciit  bien  à  qiiel  point  il  avoit  su  me  plaire. 

C  R  É  M  A  N  T  E. 

Ne  vous  amusez  pas  à  vous  mettre  en  colère; 
Il  n'en  vaut  pas  la  peine. 

ISABELLE. 

Oui ,  l'ingrat  aujourd'hui 
Ne  vaut  pas  en  effet  qu'on  pense  encore  à  lui. 

CRÉMANTE. 

c'est  un  impertinent. 

ISABELLE. 

Cependant  je  confesse 
Qu'il  fut  l'unique  objet  de  toute  ma  tendresse, 
Qu'il  avoit  tous  mes  vœux  pour  être  mon  époux. 

CRÉMANTE. 

Ah  !  quel  meurtre,  bon  dieu,  c'auroit  été  pour  vous  ! 
Si  pour  votre  malheur  il  vous  eût  épousée, 
Il  vous  eût  peu  chérie,  il  vous  eût  méprisée; 
Vous  n'auriez  avec  lui  jeûnais  pu  rencontrer 
Cent  douceurs  qu'avec  moi  vous  devez  espérer. 
Je  vous  ferai  bénir  le  choix  qui  nous  engage. 
Ah  !  si  vous  m'aviez  vu  dans  la  fleur  de  mon  âge , 
Je  Valois  en  ce  temps  cent  fois  mieux  que  mon  fils. 
Et  le  vaux  bien  encor,  malgré  mes  cheveux  gris. 
Je  suis  vieux,  mais  exempt  des  maux  de  la  vieillesse; 
Je  me  sens  rajeunir  par  l'amour  qui  me  presse , 
Par  des  yeux  si  puissants ,  par  des  charmes  si  doux. 
Huui.  I 


ACTE   V,  SCENE  V.  107 

ISABELLE. 

Je  VOUS  plains  d'avoir  cette  méchante  toux. 
crémante,  en  toussant. 
Point,  point:  c'est  une  toux  dont  la  cause  m'est  douce, 
C'est  de  transport,  enfin  c'est  d'amour  que  je  tousse. 
J'ai  tant  d'émotion... 

SCÈNE  VI. 

CRÉMANTE,  CHAMPAGNE,  ISABELLE,  ACANTE. 

CHAMPAGNE,  tirant  Crémante  par  le  bras. 
Monsieur  ! 

CRÉMANTE. 

Aie! 

ACANTE. 

Excusez. 
Est-ce  à  l'endroit?.. 

CRÉMANTE. 

Lourdaud,  si  vous  ne  vous  taisez... 

CHAMPAGNE. 

On  auroit  là-dedans  quelque  chose  à  vous  dire. 

CRÉMANTE. 

J'y  vais.  Allez  devant.  Et  vous? 

ACANTE. 

Je  me  retire; 
N'en  doutez  point,  monsieur. 

ISABELLE. 

Monsieur  peut  croire  aussi. 
Que  je  n'ai  pas  dessein  de  demeurer  ici. 

CRÉMANTE. 

Bonsoir. 


to8  LA  MÈRE  COQUETTE. 

SCÈNE  VIL 

ACANTE,  ISABELLE. 

A  c  A  >'  T  E ,  revenant  sur  ses  pas. 
L'ingrate  encor  ne  s'est  pas  retirée. 

ISABELLE. 

Vous  n'êtes  pas  sorti? 

ACANTE. 

Vous  n'êtes  pas  rentrée? 
Qui  vous  peut  retenir? 

ISABELLE. 

Qui  VOUS  fait  demeurer? 

ACANTE, 

Moi  !  rien  ;  je  vais  sortir 

ISABELLE. 

Je  vais  aussi  rentrer. 

ACANTE. 

Quoi!  vous  me  fuyez  donc  avec  un  soin  extrême? 

ISABELLE. 

Moi  !  point  :  c'est  vous,  monsieur,  qui  nie  fuyez  vous-même, 

ACANTE. 

c'est  vous  faire  plaisir;  au  moins,  je  l'ai  pensé. 

ISABELLE. 

Vous  savez  qu'autrefois...  Mais  laissons  le  passé. 

ACANTE. 

Vous  allez  donc  enfin  être  ma  belle-mère? 

ISABELLE. 

Vous  allez  donc  aussi  devenir  mon  beau-père? 


ACTE  V,   SCÈNE   VII.  109 

ACANTE. 

Si  j'ai  changé,  du  moins,  mon  cœur,  quoique  inconstant, 
Ne  s'est  guère  éloigné  de  vous  en  vous  quittant > 
N'a  passé  qu'à  la  mère,  échappé  de  la  fille, 
Et  n'a  pas  même  osé  sortir  de  la  famille. 

ISABELLE. 

Vous  voyez  bien  qu'aussi ,  prenant  un  autre  époux , 
Je  tâche,  en  changeant  même  ,  à  m'approcher  de  vous: 
Il  est  vrai  qu'on  y  peut  voir  cette  différence , 
Que  vous  changez  par  choix,  moi  par  obéissance. 

ACANTE. 

Mais  vous  obéirez  sans  un  effort  bien  grand. 

ISABELLE. 

Cela  vous  est ,  je  pense ,  assez  indifférent. 

ACANTE. 

Il  me  devroit  bien  l'être,  après  l'injuste  flamme 
Qu'un  indigne  rival  a  surpris  dans  votre  ame. 
Le  marquis... 

ISABELLE. 

Vous  pourriez  croire  mon  cœur  si  bas , 
Si  lâche... 

ACANTE. 

Eh  !  quel  moyen  de  ne  le  croire  pas? 

ISABELLE. 

Il  ne  falloit  avoir  pour  moi  qu'un  peu  d'estime. 
Suivez,  monsieur,  suivez  l'ardeur  qui  vous  anime; 
Rompez  l'attachement  dont  nous  fûmes  charmés , 
Brisez  les  plus  beaux  nœuds  que  l'amour  ait  formés; 
Puisqu'il  vous  plait  enfin,  trahissez  sans  scrupule 
Ces  serments  si  trompeurs,  où  je  fus  si  crédule  ; 

10 


iio  LA  MÈRE  COQUETTE. 

Portez  ailleurs  des  vœux  qui  m'out  été  si  doux  : 
Mais  épargnez  au  moins  un  cœur  qui  fut  à  vous  ; 
Un  cœur  qui ,  trop  content  de  sa  première  chaîne , 
La  voit  rompre  à  regret ,  et  n'en  sort  qu'avec  peine  ; 
Un  cœur  trop  folble  encor  pour  qui  l'ose  trahir , 
Et  qui  n'étoit  pas  fait  enfin  pour  vous  haïr. 

ACANTE. 

Vous  voulez  m'abuser  en  parlant  de  la  sorte  : 

Eh  bien ,  ingrate  !  eh  bien  !  cdDusez-moi ,  n'importe; 

Trompez-moi ,  s'il  se  peut  ;  l'abus  m'en  sera  doux; 

Mon  cœur  même  est  tout  prêt  de  s'entendre  avec  vous  : 

Mais  faites  que  ce  cœur,  dont  je  ne  suis  plus  maître, 

Soit  si  bien  abusé  qu'il  ne  pense  pas  l'être. 

J'ai  peine  à  croire  encor  tout  ce  que  j'ai  pu  voir. 

ISABELLE. 

Mais  quoi  donc? 

ACANTE. 

Le  marquis  caché  chez  vous  ce  soir, 
Enfermé  par  vous-même. 

ISABELLE. 

On  m'avoit  fait  entendre 
Que  vous  aviez  querelle. 

ACANTE. 

Ah  !  c'est  mal  vous  défendre. 
Mais  le  billet  rompu,  pour  le  marquis,  si  doux... 

ISABELLE. 

Vous  ne  savez  que  trop  qu'il  n'étoit  que  pour  vous. 

ACANTE. 

Pour  moi?  N'avez-vous  pas  avoué  le  contraire? 


ACTE  V,  SCENE  Vil.  m 

ISABELLE. 

Doit-on  croire'un  aveu  que  le  dépit  fait  faire? 
Croyez  plutôt  Laurette. 

ACANTE. 

Hélas!  si  je  lacroi. 
Vous  aimez  le  marquis,  vous  me  manquez  de  foi. 

ISABELLE. 

Laurette  auroit  bien  pu  me  trahir  de  la  sorte? 

SCÈNE   VIII. 

ISABELLE,  LAURETTE,  ACANTE. 

LAUR  ETTE. 

Que  me  donnerez-vous  pour  l'avis  que  j'apporte? 

ISABELLE. 

Perfide ,  te  voilà  ! 

ACANTE. 

Fourbe! 

ISABELLE. 

Esprit  dangereux! 

LAURETTE. 

Est-ce  ainsi  qu'on  reçoit  qui  vient  vous  rendre  heureux? 

ISABELLE. 

Toi  qui  nous  as  trahis  ! 

LAURETTE. 

Je  n'en  fais  plus  mystère , 
J'ai  fait  pour  vous  brouiller  tout  ce  que  j'ai  pu  faire , 
Mis  le  marquis  en  jeu  pour  y  mieux  réussir; 


112  LA  MERE  COQUETTE. 

Mais  qui  vous  a  brouillés  veut  bien  vous  éclaircir. 

A  C  AN  TE.  • 

Tu  ne  meurs  pas  de  honte  ! 

LAURETTE. 

Eh  pourquoi,  je  vous  prie? 
Est-ce  une  honte  à  moi  qu'un  peu  de  fourberie? 
N'est-ce  pas  mon  devoir? 

ISABELLE. 

Ton  devoir  ! 

LADRETTE. 

En  effet , 
Que  pouvez-vous  blâmer  en  tout  ce  que  j'ai  faitj* 
Je  n'ai  qu'exécuté  l'ordre  de  votre  mère  : 
Votre  amant,  par  malheur,  avoit  trop  su  lui  plaire. 
Sans  doute  elle  avoit  tort  de  vous  l'oser  ravir; 
Mais  c'étoit  ma  maîtresse,  et  j'ai  dû  la  servir. 

ISABELLE. 

Tu  n'as  point  eu  pitié  du  trouble  où  tu  nous  jettes? 

LAURETTE. 

Allez,  le  mal  n'est  pas  si  grand  que  vous  le  faites; 
L'amour  n'est  que  plus  doux  après  ces  démêlés, 
Et  l'on  s'en  cdme  mieux ,  de  s'être  un  peu  brouillés. 

A  GANTE. 

Tu  nous  as  cependant  engagés  l'un  et  l'autre. 

LADRETTE. 

Je  viens  faire  cesser  et  sa  peine  et  la  vôtre. 
Mais  il  faut  composer  pour  un  avis  si  doux: 
J'entends  qu'il  me  remette  en  grâce  auprès  de  vous. 

ISABELLE. 

Oui,  dis. 


ACTE  V,  SCENE  VIII.  ii3 

LAURETTE. 

J'entends  qu'aussi  monsieur  soit  sans  colère 
Pour  notre  ami  Champajjue. 

ACANTE. 

Oui ,  quoi  qu'il  ait  pu  faire , 
Si  tu  veux  l'épouser,  je  lui  ferai  du  bien  : 
Hâte  notre  bonheur,  nous  aurons  soin  du  tien  ; 
Instruis-nous  du  succès  qui  nous  rend  l'espérance. 

LAUKETTE. 

Le  vieillard  que  Champagne  avoit  conduit  en  France, 
Que  ma  maîtresse  avoit  fait  pratiquer  par  nous , 
Pour  venir  assurer  la  mort  de  son  époux, 
Pour  ses  péchés,  sans  doute,  et  pour  sa  honte  extrême, 
Au  lieu  d'un  faux  témoin ,  est  son  époux  lui-même. 

ISABELLE. 

Mon  père  ? 

LAUKETTE. 

Oui ,  c'est  mon  maître  :  il  est  fort  irrité 
De  l'oubli  de  madame  en  sa  captivité. 
De  se  faire  connoître  il  a  su  se  défendre. 
Exprès  pour  la  confondre,  et  pour  la  mieux  surprendre  : 
Votre  bonheur  est  sûr  par  cet  heureux  retour. 

ACANTE. 

Nous  devons  craindre  encor  mon  père  et  son  amour. 

LAURETTE. 

Un  amour  de  vieillard  aisément  se  surmonte  : 
Mon  maître  làrdessus  l'a  tant  comblé  de  honte , 
L'a  si  bien  chapitré,  qu'au  point  qu'il  est  confus. 
Quand  il  voudroit  vous  nuire,  il  ne  l'oseroit  plus; 
Il  faut  qu'il  tienne  enfin  sa  parole  donnée , 


ii4  LA  MÈRE  COQUETTE. 

Et  mon  maître  au  plus  tôt  veut  voir  votre  hyménée. 

A  C  A  N  T  E. 

Se  peut-il... 

LAURETTE. 

Eu  transports  ne  perdez  point  de  temps  ; 
Venez  trouver  celui  qui  vous  rendra  contents. 
Il  brûle  de  vous  voir,  et  lui-même  m'envoie... 

ISABELLE. 

Allons. 

ACANTE. 

Allons  enfin  voir  combler  notre  joie. 


FIN  DE  LA  MERE  COQUETTE. 


LA  FEMME 

JUGE  ET  PARTIE, 

COMEDIE  EN  CINQ  ACTES  , 

PAR  MONTFLEURY, 

Représentée,  pour  la  première  fois,  le  2  mars. 
1669. 


•v^/v%/%/vi 


NOTICE 

SUR 

MONTFLEURY. 

Antoine  Jacob,  fils  d'un  gentilhomme  de  la 
province  d'Anjou,  naquit  à  Paris  en  i64o.  Il 
prit  le  surnom  de  Montflelry,  que  Zacharie 
Jacob,  son  père,  avoit  porté  lui-même  en  em- 
brassant l'état  de  comédien,  qu'il  exerça  long- 
temps, et  dans  lequel  il  mourut. 

Montfleury  fils  avoit  fait  de  bonnes  études,  et 
fut  reçu  avocat  ;  mais  il  quitta  le  barreau  pour 
entrer  au  théâtre,  où  il  remplitavec  succès  l'em- 
ploi des  rois.  Il  ne  se  rendit  pas  moins  utile  à 
ses  camarades  par  les  ouvrages  qu'il  a  com-r 


ii8        NOTICE  SUR  MONTFLEURY. 
posés ,  dont  la  plupart  ont  été  fort  suivis  dans 
leur  temps,  malgré  l'indécence  qui  ne  s'y  fait 
que  trop  souvent  remarquer. 

Le  Mariage  de  rien,  sa  première  comédie, 
fut  joué  en  1660,  sous  le  nom  de  Jacob,  at- 
tendu que,  n'étant  pas  encore  au  théâtre,  il  n'a- 
voit  pas  pris  à  cette  époque  le  surnom  de  Mont- 
fleury.. 

Il  donna,  en  1661,  les  Bêtes  raisonnables, 
comédie  en  un  acte,  en  vers;  en  i663  le  Mari 
sans  femme ,  comédie  en  cinq  actes, en  vers; 
t Impromptu  de  l'hôtel  de  Coudé ,  comédie  en 
un  acte,  en  vers,  et  Thrasyhule,  tragi-comédie 
en  cinq  actes. 

L'Ecole  des  Jaloux  ou  le  Cocu  volontaire,  co- 
médie en  trois  actes,  en  vers,  parut  pour  la 
première  fois  en  i664;  ^^^  eut  du  succès.  A  ses 
reprises  l'auteur  changea  ce  titre  en  celui  de  la 
fausse  Turquie. 


NOTICE  SUR  MONTFLEURY.  119 
L'École  des  Filles,  comédie  en  cinq  actes,  en 
vers ,  jouée  en  1 666 ,  réussit  moins  que  la  pré- 
cédente ;  mais  la  Femme  juge  et  partie,  mise  au 
théâtre  trois  ans  après ,  eut  un  succès  extraor- 
dinaire. Cette  pièce,  que  l'on  donne  encore  as- 
sez souvent,  est  la  seule  de  son  auteur  qu'on 
ait  admise  dans  ce  recueil  '. 

Montfleury,  voulant  répondre  aux  critiques 

que  l'on  avoit  faites  de  sa  pièce,  en  composa 

une  en  un  acte,  intitulée  le  Procès  de  la  Femme 

juge  et  partie ,  qui  fut  donnée  la  même  année 

1669. 

Le  Gentilhomme  de  Beauce ,  comédie  en  cinq 
actes,  en  vers,  jouée  au  mois  d'août  1670, 
n'eut  qu'un  médiocre  succès. 


'  M.  Le  Roi  a  remis  cette  pièce  en  trois  actes, 
c'est-à-dire  qu'il  a  changé  le  premier  acte ,  conservé  le 
deuxième  presque  en  entier,  et  arrangé  la  fin  du  troi- 
sième. 


120        NOTICE  SUR  MONTFLEURY. 

La  Fille  capitaine ,  comédie  en  cinq  actes ,  en 
verSjfut  représentée  en  1672,  et  eut  beaucoup 
de  succès. 

L'ambigu  comicjue  ou  les  Amours  de  Didon^ 
tragédie  en  trois  actes,  et  le  Comédien  poète ^ 
comédie  en  cinq  actes,  parurent  en  1678  :  la 
première  de  ces  deux  pièces  étoit  entremêlée 
de  trois  intermèdes,  et  fat  jouée  vingt-neuf  fois. 

Les  trois  dernières  pièces  que  Montfleury  ait 
fait  représenter  sont  Trigaudin  ou  Martin  brail- 
lard, comédie  en  cinq  actes,  jouée  le  24  jan- 
vier 1674;  Crispin  gentilhomme ,  et  la  Dame 
meJecm,  l'une  jouée  en  1677, et  l'autre  en  1679. 

Il  paroît  que  Montfleury  avoit  quitté  le  théâ- 
tre avant  1678,  puisque  dans  cette  année  Col- 
bert  l'envoya  en  Provence  avec  une  commission 
très  délicate  :  il  s'agissoit  de  recouA^er  des  som- 
mes que  le  parlement  de  cette  province  devoit 
au  roi.  Le  ministère,  content  de  sa  conduite, 


NOTICE  SUR  MONTFLEURY.  121 
le  rappela  en  1684  pour  lui  donner  une  place 
dans  les  fermes  générales;  mais  il  tomba  malade 
cette  même  année  à  Aix,  et  y  mourut  le  1 1  oc- 
tobre de  l'année  suivante,  n'ayant  encore  que 
quarante-cinq  ans. 


PERSONNAGES. 

BERNADILLE. 

JULIE,  en  habit  d'homme ,  sous  le  nom  de  Frédéric, 

et  femme  de  Bernadille. 
Don  LOPE,  amant  de  Constance. 
CONSTANCE. 

OCTAVE ,  confident  de  Julie. 
BÉATRIX,  suivante  de  Constance. 
GUSMAN,  valet  de  Bernadille. 
Deux  VALETS  de  Julie. 


La  scène  est  à  Faro. 


LA  FEMME 

JUGE  ET  PARTIE, 


COMÉDIE. 


%/%/v  x/«/%-v/«yv  « -V^%>'V  1 


ACTE  PREMIER. 


SCÈNE  I. 

BÉATRIX,  GUSMAN. 

béatrix. 
N'achêveras-tu  point,  babillard  éternel? 

GUSMAN. 

Oui,  notre  maître  est  fou,  je  le  garantis  tel  ; 

Je  ne  m'en  dédis  point,  quoi  que  tu  puisses  dire. 

J'en  sais  bien  la  raison,  et  cela  doit  suffire. 

BÉATRIX. 

Ne  me  diras-tu  point ,  sans  te  faire  prier , 
Quelle  est  cette  raison? 

GUSMAN. 

Quoi  !  se  remarier  ! 
Peut-il  faire  jamais  de  plus  grande  folie? 

BÉATRIX. 

Comment!  un  homme  est  fou  quand  il  se  remarie? 


124       LA  FEMME   JUGE  ET  PARTIE. 

G  U  s  M  A  X. 

Non  :  mais  ce  vieux  bourru  qui  se  veut  engager, 
De  l'humeur  dont  i!  est ,  n'y  devroit  pas  songer; 
Et  si  son  bel  esprit  se  régloit  par  le  nôtre... 

BÉATRIX,  l'interrompant. 
Pourquoi  ne  veux-tu  pas  qu'il  aime  comme  un  autre? 

GUSMAN. 

Quoi  !  s'étant  une  fois  chargé  d'une  moitié , 
Le  ciel  a  regardé  sa  misère  en  pitié  ; 
Et ,  par  une  faveur  et  rare  et  sans  égale , 
D'un  brevet  d  homme  veuf  sa  bonté  le  régale. 
D'un  brevet  qui  rendroit  mille  maris  contents  : 
Et  loin  de  devenir  plus  sage  à  ses  dépens, 
Après  avoir  vécu  trois  ans  dans  le  veuvage , 
Il  veut  se  marier,  et  tu  veux  qu'il  soit  sage? 
Cela  ne  se  peut  pas. 

BÉATKIX. 

Quant  à  moi,  franchement, 
Je  sens  que  je  pourrois  m'y  résoudre  aisément. 
Qu'il  est  plaisant  d'aimer!  et  que  le  mariage 
Est  doux,  lorsque  l'on  sait  en  faire  un  bon  usage! 

GUSMAX. 

Quand  même  le  motif  (pii  l'y  porte  aujourd'hui 
Seroit  bon  pour  un  autre ,  il  ne  vaut  rien  pqur  lui. 
Est-ce  qu'il  ne  craint  point... 

B  É  A  T  R I X ,  l'interrompant. 
Quoi? 

GUSMAN. 

Que  cette  dernière 
Ne  lui  fasse  le  tour  que  lui  fit  la  première? 


ACTE   I,   SCENE   1.  laS 

BÉâTRIX. 

Sa  vertu  hit  trop  grande  ;  elle  n'en  fit  jamais: 
Si  tu  veux  m'obliger ,  laisse  sou  ombre  en  paix  : 
Personne  mieux  que  moi  ne  sut  son  innocence  ; 
Car  je  servois  Julie  avant  qu'être  à  Constance. 

GUSM  AN. 

Quand  mon  maître  le  sut,  ce  fut  par  ton  moyen. 

BÉATRIX. 

Je  le  dis,  il  est  vrai  ;  mais  il  n'en  étoit  rien. 
La  crainte  de  la  mort  m'inspirant  cette  envie. 
Je  blessai  son  honneur  pour  me  sauver  la  vie. 

GUSMAN. 

Explique^toi  donc  mieux  pour  m'en  faire  douter. 

BÉATRIX. 

Pour  t'en  mieux  éclaircir  tu  n'as  qu'à  m' écouter. 

J'aimois  Mendosse  alors  :  il  m'aimoit  tout  de  même , 

Et  cherchoit  à  me  voir  avec  un  soin  extrême. 

Comme  il  m'avoit  juré  qu'il  vouloit  m'épouser, 

Je  croyois  le  pouvoir  un  peu  favoriser; 

Et  quand  l'occasion  m'en  pouvoit  être  offerte. 

Je  laissois  du  jardin  une  porte  entrouverte  : 

C'étoit  notre  signal,  et  de  cette  façon 

Kous  nous  voyions  les  soirs ,  sans  donner  de  soupçon 

Mendosse  vint  un  soir  où  tout,- en  apparence  , 

Sembloit  contribuer  à  notre  intelligence. 

Bernadille  soupoit  chez  un  de  ses  amis 

Dont  la  maison  étoit  assez  loin  du  logis; 

Julie  étoit  au  lit,  et  notre  tête-à-tête 

Se  trouva  ,  Jiour  ce  coup,  d'une  longueur  honnête. 

^/entretien  fut  si  long  que  Beniadille  enfin 

1 1. 


126       LA  FEMME  JUGE  ET  PARTIE. 

Revenoit  à  dessein  d'entrer  par  le  jardin; 
Il  en  étoit,  je  pense  ,  à  dix  pas ,  sans  escorte , 
Alors  qne  pour  sortir  Mendosse  ouvroit  la  porte. 
Qui  s'étant  aperçu  que  l'on  faisoit  du  bruit. 
Croyant  qu'on  l'épioit,  sort,  la  ferme,  et  s'enfuit; 
Sa  fuite  fut  fort  prompte,  et  la  nuit  fort  obscure. 
Bernadille,  enragé  d'une  telle  aventure, 
Jaloux  et  furieux  de  ce  qu'il  n'avoit  pu 
Reconnoître  ou  du  moins  suivre  cet  inconnu. 
Un  poignard  à  la  main  et  la  vue  égarée, 
Entre  et  vient  droit  à  moi.  «  Ta  perte  est  assurée, 
«  Me  dit-il  ;  tu  mourras ,  si  tu  déguises  rien  ; 
«  Apprends-moi  mon  malheur  pour  éviter  le  tien. 
«  Cet  homme  que  j'ai  vu  sortoit  d'avec  ma  femme? 
«  Avoue-le,  ou  de  ce  fer  je  vais  t'arracher  l'ame.  » 
Interdite,  et  craignant  sur-tout  que  le  poignard 
Ne  me  perçât  trop  tôt ,  si  je  parlois  trop  tard , 
Je  dis  qu'il  étoit  vrai  qu'il  sortoit  d'avec  elle. 

G  u  s  M  A  X . 
Quoiqu'il  n'en  fût  rien  ? 

BÉATRIX. 

Oui  :  sa  menace  cruelle 
Me  fit  appréhender  tout  d'un  homme  emporté  i 
Et ,  craignant  de  mourir  disant  la  vérité , 
J'aimai  bien  mieux  mentir,  et  me  sauver  la  vie. 

GUSMAN. 

.Sais-tu  de  quel  malheur  ta  fourbe  fut  suivie? 

BÉATRIX. 

D'aucun  ;  car  dès  qu'il  eut  l'aveu  que  je  lut  fis, 
Il  ne  témoigna  plus  de  colère. 


ACTE   I,  SCENE    \.  127 

GUSMAN. 

Tant  pis! 

BÉATRI  X. 

Tant  pis?  Pourquoi  tant  pis?  Fais-toi  du  moins  entendre. 

G  DSMAN. 

Tu  ne  sais  pas  pourquoi  tant  pis?  Tu  vas  l'apprendre. 

Ayant  tiré  de  toi  cet  éclaircissement, 

Bernadille  cacha  tout  sou  ressentiment; 

Et,  quoique  dans  l'instant  il  n'en  fît  rien  paroître. 

Se  croyant  aussi  sot  qu'il  méritoit  de  l'être, 

Voulut  perdre  sa  femme;  et ,  dessus  ton  rapport. 

Il  la  fit  mourir. 

BÉATRIX. 

Lui? 
GUSMAN,  apercevant  Bernadille 
Mais  je  le  vois  qui  sort. 

BÉATRIX. 

Gusman,  ne  me  perds  pas  !  aussi-bien  elle  est  morte. 

GUSMAX. 

Quoi!  je  pourrois  trahir  mon  maître  de  la  sorte! 
Et  lui  pourrois  celer  que  c'est  toi... 

BÉATRIX. 

Parle  bas. 
J'ai  dedans  ma  cassette  encor  quatre  ducats 
Que  je  te  donnerai,  si  tu  veux  n'en  rien  dire. 

GUSMAN. 

D'accord;  mais  qu'ils  soient  prêts  avant  qu'il  se  retire. 

(  Bèatrix  s'en  va.) 


128      LA  FEMME  JUGE  ET  PARTIE. 

SCÈNE  II. 

BERNADILLE,  GUSMAN. 

GUSMAN. 

Quoi  !  monsieur,  sur  le  point  de  vous  remarier, 
Vous  paroissez  rêveur?  Pouvez-vous  oublier 
Qu'il  faut  vous  préparer  pour  cette  grande  fête? 

BERNADILLE. 

Malepeste,  j'ai  bien  des  cboses  dans  la  tête. 
Je  crains  de  faire  ici  quelque  mauvais  marché  : 
Quand  on  prend  une  femme ,  on  est  bien  empêché, 

GUSMAN. 

Que  craignez-vous,  monsieur,  lorsqu'une  telle  envie.. 

BERNADILLE,  l'interrompant. 
Si,  par  malheur  pour  moi,  ma  femme  ëtoit  en  vie. 
Et  que,  pour  mes  péchés,  un  jour,  à  point  nommé  , 
Elle  revînt  après  notre  hymen  consommé. 
On  pourroit  d'un  quartier  alonger  ma  figure. 

GUSMAN. 

Votre  femme ,  monsieur?  Eh  !  par  quelle  aventure? 
Les  morts  reviennent-ils?  2se  m'avez-vous  pas  dit 
Que  vous  aviez  causé  sa  mort,  et  qu'un  dépit 
Ou  bien  ou  mal  fondé  vous  fit  défaire  d'elle? 

BERNADILLE. 

D'accord;  mais  la  manière  en  fut  un  peu  nouvelle. 
Ton  zélé  m'est  coni^u ,  je  veux  t'ovivrir  mon  cœur. 
Tu  sais  que  j'épousai  jadis,  pour  mou  malheur, 
Julie? 


ACTE   I,  SCEiSE  II.  129 

GUSMAN. 

Il  m'en  souvieut. 

BERNADILLE. 

Qu'on  vit  briller  son  ame , 
Malgré  nous  et  nos  dents,  d'une  illicite  flamme; 
Et  qu'enfin ,  m'efforçant  d'en  être  convaincu , 
J'appris,  sans  me  vanter,  qu'on  me  faisoit  cocu? 

GUSMAN,  à  part. 
Ah  !  que  sans  les  ducats... 

BERNADILLE. 

Instruit  de  mon  offense, 
Je  fis  vœu  d'être  veuf,  et  le  suis ,  que  je  pense. 
Je  feignis  de  vouloir  aller  pour  quelque  temps 
A  Cadix,  où  tous  deux  nous  avions  des  parents; 
Et  pour  tout  ménager,  sans  en  donner  de  marque , 
Je  gagnai,  par  argent,  le  patron  d'une  barque, 
Qui  m'engagea  dès-lors  sa  parole  et  sa  foi 
Que  tous  ses  gens  et  lui  risqueroient  tout  pour  moi. 
A  ce  voyage  feint  je  disposai  Julie; 
Quoique  ce  fût  par  mer,  elle  eu  parut  ravie. 
Le  jour  pris,  nous  partons,  dissimulant  toujours. 
On  prend  une  autre  route ,  et  nous  voguons  dix  jours, 
Tant  qu'arrivés  aux  bords  d'une  île  inhabitée. 
Par  mon  conmiandement  Julie  y  fut  portée. 
Voyant  qu'on  l'y  laissoit,  d'un  ton  piteux  et  doux 
Elle  crioit  :  «  Mon  clier!  pourquoi  me  quittez-vous?» 
De  peur  d'être  attendri  par  des  douceurs  pareilles, 
Je  lui  tournois  le  dos ,  et  bouchois  mes  oreilles  ; 
Puis  faisant  volte-face,  assez  loin  de  ce  lieu. 
D'un  grand  coup  de  chapeau  je  lui  fis  mon  adieu. 


i3o       LA  FEMME  JUGE   ET  PARTIE. 

Après  que  je  me  fus  vengé  de  cette  sorte. 

Quand  je  fus  de  retour,  je  dis  qu'elle  étoit  morte; 

Qu'outre  les  maux  de  cœur  qui  lui  prenoient  souvent, 

Nous  fûmes  si  battus  de  l'orage  et  du  vent , 

Que  la  fièvre  et  la  peur  l'avoient  d'abord  saisie; 

Que,  malgré  tous  mes  soins,  ayant  perdu  la  vie, 

Ne  pouvant  prendre  terre ,  il  fallut  consentir 

A  la  jeter  en  mer,  de  crainte  de  périr; 

Enfin  donc ,  je  jouai  si  bien  mon  personnage 

Qu'on  ne  se  douta  point... 

GUSMAN,  l'interrompant. 

Je  sais  bien  davantage; 
Car  je  sais  bien ,  monsieur ,  que ,  vous  étant  vengé , 
Vous  prîtes  le  grand  deuil ,  et  fites  l'affligé, 
Et  qu'à  vous  consoler  chacun  perdoit  sa  peine... 
Mais  je  m'abuse  enfin ,  ou  cette  crainte  est  vaine  : 
Vous  n'avez  rien  appris  d'elle  depuis  ce  temps. 

BERNADILLE. 

Rieu  du  tout.  Cependant  il  s'est  passé  trois  ans 
Depuis  qu'on  la  laissa  dans  cette  île  déserte. 

GUSMAN. 

Ah  !  ce  terme  est  trop  long  pour  douter  de  sa  perte  . 
Je  vous  garantis  veuf;  et  sans  doute,  monsieur, 
Qu'elle  y  fut  dévorée ,  ou  mourut  de  douleur. 

BERNADILLE. 

Mais,  pour  te  dire  tout ,  je  crains  plus  que  Julie 
Ce  blondin  revenu  depuis  peu  d'Italie. 

GUSMAN. 

Comment  1  vous  le  craignez? 


ACTE   I,  SCENE  II.  i3i 

BERNADILLE. 

Oui ,  ce  blondin  charmant 
aie  semble  familier  plus  que  passablemeut. 
Le  drôle,  sans  façon  ,  s'introduit  chez  Constance. 
Il  lui  dit  de  grands  mots ,  et  même,  en  ma  présence, 
Il  fait  le  bel  esprit ,  l'enjoué ,  le  coquet, 
Et  c'est  un  petit  fat  qui  n'a  que  du  caquet, 
Dont  je  ne  dirois  mot,  n'étoit  la  conséquence; 
Car  ce  galant  qui  voit  si  librement  Constance ," 
Alors  que  je  ne  suis  encor  que  protestant. 
Étant  époux ,  viendra  chez  moi  tambour  battant. 

GUSMAN. 

Mais  sa  mère  devroit  empêcher... 

BERNADILLE,  l'interrompant. 

Comment  faire? 
Elle  lui  dit  assez  qu'il  n'est  pas  nécessaire 
Que  pour  les  visiter  il  prenne  tant  de  soins  ; 
Elle  dit  à  ses  gens  ,  dix  fois  le  jour ,  au  moins , 
Qu'en  cas  qu'il  y  revienne  elle  veut  qu'on  lui  die, 
Soit  qu'elle  y  soit  ou  non,  que  sa  fille  est  sortie. 

GUSMAN. 

Ne  lui  dit-on  pas? 

BERNADILLE. 

Oui.  Mais  il  répond  :  «  Ma  foi! 
«  Tu  te  moques,  mon  cher  ;  l'oi'dre  n'est  pas  pour  moi. 
«  Ne  nie  conuois-tu  pas?  La  bévue  est  fort  bonne  î 
«  C'est  pour  les  importuns  que  cet  ordre  se  donne.  » 
Quoi  que  l'on  fasse  enfin  pour  l'empêcher  d'entrer, 
il  monte  effrontément,  et,  sans  se  déferrer, 


i32       LA  FEMME  JUGE   ET  PARTIE. 

Entre  en  marquis,  et  fait  une  galanterie 
Du  refus  des  valets ,  qu'il  tourne  en  raillerie. 
Qui  diable  se  pourroit  défendre  de  cela? 

G  us  M  AN. 
Mais  ne  craignez- vous  point  don  Lope? 

BERXADILLE. 

Celui-là 
Ne  m'inquiète  pas.  Je  viens ,  avec  la  mère , 
Pour  demain ,  sur  le  soir,  de  conclure  l'affaire  : 
Elle  y  doit  disposer  Constance.  Après  ceci , 
Si  le  blondin  s'y  frotte ,  il  verra  !... 

GUSMAN. 

Le  voici. 

BERNADILLE. 

Évitons-le. 

(//  s  en  va  avec  Gusman.  ) 

SCÈNE  III. 

JULIE, en  homme,  sbus  le  nom  de  F  rédé  ne  ;  O  CT  AVE. 

JULIE. 

Il  m'a  vue  ,  et  me  fuit. 

OCTAVE. 

Mais ,  madame , 
Ne  vous  souvient-il  plus  que  vous  êtes  sa  femme? 

JULIE. 

Il  m'en  souvient  trop  bien  ! 

OCTAVE. 

'  Il  faut  donc  aujourd'hui. 


ACTE  I,  SCENE  III.  i33 

Sans  perdre  plus  de  temps ,  vous  découvrir  à  lui. 

JULIE. 

Ah  !  c'est  ce  que  je  crains...  Il  y  va  de  ma  vie. 
Je  veux  savoir  deA'ant  par  quelle  fantaisie 
Il  exposa  mes  jours  dans  ce  pays  désert; 
Autrement  je  me  perds. 

OCTAVE. 

Mais  lui-même  il  se  perd. 
Car  s'il  faut  qu'une  fois  il  épouse  Constance , 
Rien  ne  le  peut  sauver.  Aimez-vous  la  vengeance, 
Laissez-le  marier,  et  le  faites... 

JULIE,  l'interrompant.  ^ 

Tais- toi. 
Une  telle  vengeance  est  indigne  de  moi... 
Ce  n'est  pas ,  tu  le  sais,  que  pour  m'ôter  la  vie... 

OCTAVE,  l'interrompant. 
Madame,  de  vos  maux  je  sais  une  partie; 
Et  sans  des  importuns  qui  sont  venus  vous  voir, 
J'ose  m'iraaginer  que  j'allois  tout  savoir. 

JULIE. 

Oui ,  j'ai  connu  ton  xéle ,  et  ma  reconnoissance 

A  ta  fidélité  doit  cette  récompense. 

Outre  qu'ayant  besoin  de  ton  adresse  ici. 

Du  cours  de  mes  malheurs  tu  dois  être  éclairci. 

Tu  sais  qu'on  me  laissa  dans  une  île  déserte, 

Que  je  n'attendois  plus  que  l'heure  de  ma  perte. 

Quand  je  vis,  sur  le  soir,  un  vaisseau.  Par  mes  cris, 

Qui  s'y  firent  entendi'e,  un  pilote  surpris 

Met  la  chaloupe  eu  mer,  fait  ramer,  me  vient  prendre. 

Étant  dans  le  vaisseau,  chacun  vouloit  apprendre 

12 


134      LA  FEMME  JUGE   ET  PARTIE. 
Qui  dans  uu  tel  état  avoit  pu  me  laisser; 
Et  moi,  je  les  priai  tant  de  m'en  dispenser, 
Que  leur  civilité  fut  enfin  assez  grande 
Pour  ne  me  faire  plus  de  semblable  demande. 
Ceux  à  qui  mon  malheur  sembla  le  plus  touchant 
M'apprirent  que  j'étois  dans  un  vaisseau  marchand  , 
Qu'ils  ne  se  pouvoient  pus  écarter  de  leur  route , 
Ni  retourner  pour  moi  sur  leurs  pas. 

OCTAVE. 

Je  m'en  doute. 

JULIE, 

Que  la  nécessité  leur  faisoit  cette  loi, 
Qu'ils  voguoient  à  Venise ,  et  que  c'étoit  à  moi 
A  voir  si  je  voulois  demeurer  ou  les  suivre. 
La  crainte  de  la  mort  et  le  désir  de  vivre 
Font  que,  sans  balancer,  d'abord  je  me  résous 
A  les  suivre. 

OCTAVE. 

Ma  foi  !  j'aurois  fait  comme  vous , 
Quand  ils  auroient  fait  voile  aux  Indes.  Notre  vie... 

JULIE,  l'interrompant. 
Enfin,  pour  t achever  uu  récit  qui  m'ennuie, 
J'arrivai  dans  Venise,  où,  voulant  librement 
Songer  pour  mon  retour  à  mon  embarquement , 
Je  crus  sous  cet  habit  être  plus  assurée. 
Une  bague  de  prix,  qui  m'étoit  demeurée, 
Servit  à  ce  dessein.  Je  cherchois  chaque  jour 
Quelque  commodité  pour  hâter  mon  retour^ 
Lorsque ,  par  un  bonheur  qui  m'a  cent  fois  surprise. 
Je  vis  un  jour  le  duc  sur  le  port  de  Venise, 


ACTE   I,    SCÈNE   III.  i35 

Qui,  comme  font  par-tout  les  gens  de  qualité, 

Voyageoit  seulement  par  curiosité. 

Je  crois  t'avoir  appris  que  le  duc  de  Médine 

Est  seigueur  où  mes  maux  ont  pris  leur  origine, 

Et  qu'avant  mon  départ  je  i'avois  vu  souvent  : 

Ainsi  je  le  connus  assez  facilement; 

Et,  comme  entre  étrangers  librement  on  s'assemble. 

Je  lui  fais  compliment,  et  nous  parlons  ensemble. 

Il  me  demanda  fort  d'où  j'étois ,  et  je  pris 

Le  nom  de  Frédéric,  et  lui  dis  mon  pays. 

Le  duc  me  témoigna  bien  du  plaisir  d'apprendre 

Que  j'étois  son  sujet,  et  me  pria  d'attendre; 

Même  ,  en  nous  séparant,  il  me  fit  protester 

Qu'avant  la  fin  du  jour  j'irois  le  visiter. 

Je  le  vis  plusieurs  fois.  Il  prit  de  cette  sorte, 

Pour  moi,  sans  me  connoître,  une  amitié  si  lorte 

Que,  ne  pouvant  quasi  se  passer  de  me  voir. 

Il  me  dit  à  la  fin  qu'il  me  vouloit  avoir. 

De  sa  civilité  me  trouvant  fort  surprise^ 

Je  dis  que  j'étois  prêt  à  partir  de  Venise, 

Pour  aller  en  Espagne.  Il  me  jura  cent  fois 

Qu'il  seroit  de  retour,  au  plus  tard,  dans  six  mois; 

Qu'il  vouloit  visiter  Naples,  Rome,  et  Florence; 

Qu'après  pour  son  retour  il  feroit  diligence. 

Sa  prière ,  et  l'espoir  de  m'en  faire  un  appui , 

Lorsque  je  me  verrois  de  retour  avec  lui , 

Pour  savoir  le  dessein  de  mon  époux  volage , 

Me  firent  consentir  à  faire  ce  voyage. 

Que  je  n'aurois  pas  fait,  si  le  duc  dans  ce  temps 

M'eût  dit  qu'à  son  voyage  il  eût  été  trois  ans. 


i36       LA  FEMME  JUGE   ET  PARTIE. 

OCTAVE. 

Votre  retour  est  doux ,  par  l'espoir  qu'il  vous  donne. 
Votre  époux  vous  a  vue;  et  ce  qui  m'en  étonne 
Est  qu'il  ne  vous  ait  point  reconnue. 

JULIE. 

Eh!  comment 
Me  reconnoitroit-il  sous  ce  déguisement? 
Depuis  plus  de  trois  ans  il  croit  que  je  suis  morte, 
î'A  mon  teint  a  depuis  bruni  de  telle  sorte, 
Du  liâle  et  du  chagrin  que  mon  sort  me  causoit, 
Qu'il  faudroit  s'étonner,  s'il  me  reconnoissoit. 

OCTAVE. 

Je  crains  que  vous  n'ayez  brouillé  sa  fantaisie. 
Et  qu'il  n'ait  pris  de  vous  un  peu  de  jalousie. 
Vous  voyant  si  souvent  chez  Constance. 

JULIE. 

Entre  nous , 
J'ai  fait  ce  que  j'ai  pu  pour  le  rendre  jaloux. 
J'affecte,  dès  que  j'entre,  en  faisant  l'idolâtre. 
Tout  ce  qu'a  d'enjoué  l'amour  le  plus  folâtre, 
Les  discours,  les  transports  les  plus  passionnés. 
De  parler  à  l'oreille,  et  de  lui  rire  au  nez. 
En  voyant  son  dépit ,  mon  chagrin  se  dissipe  : 
Je  fais  le  goguenard,  je  ris,  je  m'émancipe; 
Après  je  fais  le  beau,  le  jeune  homme,  le  fat. 
Constance  ne  hait  pas  qu'on  vante  son  éclat. 
A  son  humeur  ainsi  la  mienne  s'accommode  : 
Je  cajole  à  propos,  je  badine  à  la  mode; 
Je  lui  serre  les  doigts,  je  lui  baise  la  main  : 
Je  vante  la  blancheur  de  son  bras,  de  son  sein, 


ACTE  I,  SCENE  III.  1^7 

Son  etuboupoint ,  sa  taille  et  sa  beauté  parfaite; 
Je  fais  le  doucereux  ,  et  m'épuise  en  fleurette, 
Et  fais  mille  façons  qu'on  ne  peut  exprimer 
Pour  le  faire  enrager,  et  pour  m'en  faire  aimer. 

OCTAVE. 

Quel  est  donc  votre  but? 

JULIE. 

C'est  d'engager  Constance. 
Mon  traître,  à  son  hymen  bornant  son  espérance, 
Voudroit  de  ce  dessein  précipiter  l'effet; 
Mais  je  sais  qu'elle  m'aime  autant  qu'elle  le  hait. 

OCTAVE. 

Mais  n'aune-t-elle  point  don  Lope? 

JULIE. 

Tout  de  même. 
Il  s'en  flatte  en  secret ,  et  croit  fort  qu'elle  l'aime  : 
Mais  quoique  chaque  jour  il  lui  rende  des  soins, 
Constance  assurément  ne  m'en  aime  pas  moins. 

SCÈNE   IV. 

BERNADILLE,  J  U  LIE,  OCTAVE. 

BERNADiLLE,  à  part ,  sans  voir  Ju  lie. 
Allons  voir  si  Constance  est  enfin  résolue... 

[apercevant  Julie.) 
Quoi  !  toujours  cet  objet  me  choquera  la  vue  î 

OCTA  VE,  à  Julie. 
Bernadille  revient. 


i38       LA  FEMME  JUGE   ET  PARTIE. 

JULIE,  à  Bernadille. 

Peut-on  savoir,  monsieur, 
Comment  vous  vous  portez  aujourd'hui? 

BERNADILLE. 

Trop  d'honneur  ! 
{  à  part.  ) 
Je  me  porte  fort  bien...  Ah  !  le  sot  personnage  ! 
Morbleu  ! 

JOLIE. 

Les  amoureux  ont  toujours  bon  visage  : 
Aussi ,  pour  en  parler  avec  sincérité , 
Quiconque  se  marie  a  besoin  de  santé. 

BERNADILLE. 

Comme  d'autres. 

JULIE. 

Bien  plus  :  car  je  me  persuade 
Que  la  douleur  de  l'un,  voyant  l'autre  malade. 
Mêle  trop  d'amertume  à  des  moments  si  doux. 
Qu'en  dites-vous,  monsieur? 

BERNADILLE. 

Je  m'en  rapporte  à  vous. 

JULIE. 

Que  j  aurai  de  plaisir  à  vous  voir  une  femme 
De  qui  l'amour  réponde  à  l'ardeur  de  votre  ame , 
Et  dans  qui  vous  trouviez  des  vertus,  des  appas  ! 
Ah  !  je  voudrois  déjà  la  voir  entre  vos  bras. 
Pour  cet  heureux  moment  je  meurs  d'impatience  ! 

BERNADILLE. 

Vous  n'en  serez  pourtant  guère  mieux,  que  je  pense. 


ACTE  I,  SCÈNE  IV.  iSg 

JULIE. 

Peut-être. 

BERNADILLE. 

Peut-être? 

JULIE. 

Oui ,  j'en  prétends  être  mieux. 

BERNADILLE. 

Eu  quoi  donc,  s'il  vous  plaît? 

JULIE. 

Vous  êtes  curieux. 
Je  prétends  partager,  si  l'hymen  vous  assemble, 
La  joie  et  les  douceurs  que  vous  aurez  ensemble; 
Et  qu'enfin,  par  l'effet  d'un  transport  d'amitié, 
Mon  cœur  de  vos  plaisirs  ressente  la  moitié. 
Oui ,  je  prétends  enfin  que  votre  femme  m'aime, 
Et  qu'elle  soit  autant  à  moi  comme  à  vous-même. 
Savoir  tous  vos  secrets  et  tous  vos  entretiens , 
Confondre  mes  soupirs  sans  cesse  avec  les  siens, 
Et,  fussiez-vous  toujours  près  d'elle  en  sentinelle. 
Passer,  quand  je  voudrai ,  quelques  nuits  avec  elle. 
Je  prétends  que  mes  soins,  par  les  siens  secondés... 

BERNADILLE,  l'interrompant. 
Halte-là ,  je  vois  bien  ce  que  vous  prétendez  : 
V^ous  vous  expliquez  bien,  monsieur;  et  la  manière 
En  est  intelligible,  et  même  familière. 
Enftn  vous  prétendez ,  quand  j'aurai  ma  moitié , 
L'aimer?...  Bon!...  Que  pour  vous  elle  ait  de  l'amitié? 

JULIF. 

Sans  doute. 


i4o       LA  FExMME  JUGE  ET  PARTIE. 

BERNADILLE. 

Que  son  cœur,  flattant  votre  tendresse. 
Ne  s'effarouche  pas  pour  un  peu  de  foiblesse? 
Et,  sans  mettre  vos  feux  ni  les  siens  au  hasard , 
Que  de  tous  nos  plaisirs  vous  aurez  votre  part? 

JULIE. 

Oui. 

BERNADILLE. 

Sans  en  excepter  ceux...  la,  ceux  que  ma  flamme. 

JOUE. 

Comment  ceux? 

BERNADILLE. 

Ceux  enfin  qui  la  feront  ma  femme? 

JULIE. 

Sans  réserve;  et  je  veux  que  de  semblables  nœuds... 

BERNA DiLLE,  l'ititenoiupant. 
Enfin ,  que  nous  n'ayons  qu'une  femme  à  nous  deux? 

JULIE. 

Justement. 

BERNADILLE,  ironiquement. 
Il  faudra  ménager  notre  absence? 

JULIE. 

Non;  je  veux  que  ce  soit  même  en  votre  présence  ; 
Et  vous  le  souffrirez ,  sans  en  dire  un  seul  mot. 

BERNADILLE. 

Je  ne  croyois  donc  pas  être  encore  si  sot  ! 
Vous  seriez,  vous  flattant  d'un  espoir  si  frivole, 
Assez  fat,  puisqu'il  faut  qu'enlin  je  vous  cajole. 
Pour  croire  qu'à  mes  yeux  vous  puissiez  ménager 
Une  bisque  amoureuse  et  l'heure  du  berger? 


ACTE   I,  SCENE  IV.  i4i 

Qu'aux  soins  de  votre  amour  mon  humeur  s'accommode? 
Et  qu'enfin  ,  devenant  pour  vous  mari  commode, 
Je  partage  avec  vous  mon  lit  de  temps  eu  temps? 
Hein? 

JtJLiE,  en  riant. 
Hé! 

BERNADILLE. 

Quoi? 

JULIE. 

Franchement,  c'est  à  quoi  je  m'attends; 
Pourquoi  dissimuler? 

BERNADILLE. 

C'est  parler  sans  peut-être. 
Savez-vous  que  chez  moi  j'ai  plus  d'une  fenêtre. 
Et,  si  vous  prétendez  y  venir  coqueter. 
Que  vous  y  pourriez  bien  apprendre  à  dessauter? 
Et  que  vous  commencez  à  m'échauffer  la  bile? 

JULIE. 

Ce  que  vous  demandez  est  donc  fort  inutile, 
Et  c'est  de  mes  desseins  vous  informer  en  vain  : 
Car  vous  vous  mariez? 

BERNADILLE. 

Pas  plus  tôt  que  demain. 

JULIE. 

Constance  est  bien  heureuse ,  et  le  ciel  lui  fait  grâce  ! 
Ah  !  que  j'aurois  de  joie  à  remplir  cette  place  ! 
De  posséder  eu  vous  le  cœur  et  l'cimitié 
D'un  homme... 

BERNADILLE,  l interrompant. 

Brisons  là;  c'est  trop  de  la  moitié: 


i42       LA  FEMME  JUGE  ET  PARTIE. 

Mon  entretien  a  peu  de  qaoi  vous  satisfaire. 
Lorsque  l'on  se  marie ,  on  n'est  pas  sans  affaire  : 
J'ai  dessus  mou  hymen  des  ordres  à  donner, 
Des  articles  à  faire,  un  contrat  à  signer, 
Une  maîtresse  à  voir,  qui  brûle  d'être  nôtre, 
Des  parents  à  prier ,  tant  d'un  côté  que  d'autre, 
Et  vous  n'avez  plus  rien  à  me  faire  savoir; 
c'est  pourquoi  je  vous  dis,  serviteur,  et  bonsoir. 

(  //  s'en  va.  ) 

SCÈNE  V. 

JULIE,   OCTAVE. 

OCTAVE. 

Il  va  se  marier,  et  la  chose  vous  touche  : 

Cette  nouvelle  doit  vous  faire  ouvrir  la  bouche... 

Vous  y  rêvez  en  vain,  il  faut  vous  découvrir. 

JULIE. 

Oui  ;  mais  je  dois  songer  à  ne  le  pas  aigrir, 
Et  ménager  l'ardeur  et  l'esprit  de  ce  traître, 
Pour  ne  pas  m'exposer  en  me  faisant  connoitre... 
Je  vais  m'y  préparer,  et  songer  aux  moyens 
De  conserver  mes  jours  sans  hasarder  les  siens. 


FIN    DU    PREMIER    ACTt. 


k  •%/»r*  A/»/*. 


ACTE  SECOND. 


SCÈNE  I. 

BERNADILLE,   GUSMAN. 

BERNADILLE. 

Ah!  que  je  viens  d'apprendre  une  heureuse  nouvelle! 
Que  j'en  conçois  d'espoir! 

GUSMAN. 

Tant  mieux...  Mais  quelle  est-elle? 
Peut-on  la  demander,  et  l'apprendre? 

BERNADILLE. 

En  deux  mots, 
J'ai  trouvé  le  secret  de  me  mettre  en  repos  , 
De  voir  d'un  heureux  sort  ma  disgrâce  suivie. 
Et  mettre  en  sûreté  mon  honneur  et  ma  vie... 

(  montrant  sa  tête.  ) 
Mais  cela  part  de  la.  Quand  on  a  de  l'esprit, 
On  vient  à  bout  de  tout. 

GUSMAN. 

Aurez-vous  bientôt  dit? 
Et  saurons-nous  enfin... 

BERNADILLE,  l'interrompant. 

Tu  sais  bien  que  Mizante 
Étoit  ici  prévôt? 


t44       LA  FEMME  JUGE  ET  PARTIE. 

GUSMAN. 

Oui, 

BERNADILLE. 

Sa  charge  est  vacante. 

GUSMAN. 

Comment!  Seroit-il  mort? 

BERNADILLE. 

Non  ;  mais  enfin  le  roi , 
Par  le  moyen  du  duc ,  lui  donne  un  autre  emploi. 

GUSMAN. 

Et  que  vous  fait  cela?  Feiites-moi  donc  entendre 
Quelle  part  vous  prenez... 

BERNADILLE,  l  interrompant. 

Tu  ne  saurois  comprendre 
Quel  espoir  j  eu  conçois. 

GUSMAN. 

Non.  Qu'en  espérez-vous? 

BERNADILLE. 

Je  la  veux  demander. 

GUSMAN. 

Vous? 

BERNADILLE. 

Oui. 

GUSMAN. 

Pour  qui  ? 

BERNADILLE. 

Pour  nous. 

GUSMAN. 

Vous  prevut? 


ACTE   II,  SCÈNE   I.  i45 

BERNADILLE. 

Et  je  veux  avec  ce  privilège... 
GUSMAN,  tinterrompant. 
Est-ce  dans  un  moulia  que  l'ou  tiendra  le  siège  ? 

BERNADILLE. 

Maraud  !  de  temps  en  temps  vous  vous  émancipez. 

GUSMAN. 

Mais  dedans  ce  projet,  monsieur,  vous  vous  tromper; 
Il  faut  savoir  beaucoup. 

BERNADILLE. 

Nos  ducats,  que  je  pense, 
Suppléeront  au  défaut  de  notre  insuffisance. 

G  USMAN. 

Cela  ne  se  vend  point.  Vous  savez  qu'aujourd'hui 
C'est  le  duc  qui  la  donne,  elle  dépend  de  lui; 
Que  le  mérite  seul... 

BERNADILLE,  l'interrompant. 

Ta  raison  n'est  pas  forte: 
Le  mérite  est  un  sot ,  si  l'aryent  ne  l'escorte. 
Vouloir  sans  intérêt  faire  agir  la  faveur, 
C'est  savoir  mal  son  monde,  et  risquer  son  bonheur; 
Mais  avec  ce  secours,  pour  peu  qu'on  sollicite, 
L'argent  passe,  morbleu,  sur  le  ventre  au  mérite. 
Outre,  sans  vanité,  que  l'on  rencontre  en  moi 
Tout  ce  qu'il  faut  avoir  pour  faire  un  tel  emploi. 
J'aime  fort  peu  le  sang;  et,  pourvu  qu'on  me  donne, 
Je  ne  pourrai  jamais  faire  pendre  personne. 
Cinquante  faussetés  ne  me  coûteront  rien 
Pour  servir  mes  amis,  si  1  ou  en  use  bien. 


i46      LA  FEMME   JUGE  ET  PARTIE. 

Je  sais  tenir  long-temps  un  procès  dans  sa  source , 
Et  juridiquement  pressurer  une  bourse. 
Je  sais  lire  par-tout,  belle  écriture  ou  non. 
Et  bien  ou  mal  enfin,  je  sais  signer  mon  nom. 
Pour  mou  visage,  il  a,  sans  paroître  farouche. 
Quelque  chose  de  grand. 

GUSMAN. 

Oui,  monsieur,  c'est  la  bouche. 
Être  fort  âpre  au  gain,  et  guère  scrupuleux. 
Et  juge,  est  un  secret  pour  n'être  jamais  gueux; 
Et  vous  avez  raison  de  voir  si  la  fortune... 
EERNADiLLE,   l'interrompant. 
Dis  que  j'ai  des  raisons.  Je  n'en  ai  pas  pour  une. 
Quelqu'un  pouvant  savoir ,  ou ,  du  moins ,  se  douter 
De  la  mort  de  ma  femme ,  on  peut  m'inquiéter. 
Tout  se  sait  tôt  ou  tard  ;  mais  quand  je  serai  juge, 
Ma  charge  et  mon  pouvoir  deviendront  mon  refuge. 
Je  la  veux  donc  briguer,  et  l'emporter  d'assaut, 
Dussé-je  l'acheter  dix  fois  ce  qu'elle  vaut. 
Frédéric  peut  beaucoup  près  du  duc  de  Médine  ; 
Pour  me  la  procurer  c'est  lui  que  je  destine, 
c'est  un  aventurier,  quoiqu'il  soit  mon  rival, 
A  qui  deux  cents  ducats  ne  siéront  pas  trop  mal. 

GUSMAN. 

Sans  intérêt,  monsieur,  il  vous  rendra  service. 

BERNADILLE. 

Je  crois  bien  qu'il  pourroit  me  rendre  cet  office  : 
Mais  le  drôle  ,  peut-être ,  en  me  rendant  content, 
Prétendroit  me  servir,  à  la  charge  d'autant  ; 


ACTE  11,  SCÈNE    1.  i47 

Et  c'est  dont  je  lui  veux  supprimer  l'espérance. 
Tant  tenu ,  tant  payé. 

GUSMAN. 

Le  voici  qui  s'avance. 

SCÈNE  II. 

JULIE,  BERNADILLE,   GUSMAN. 

BERNADILLE,  à  part. 

Qu'il  est  rêveur!...  N'importe,  il  le  faut  approcher. 

(à  Julie.  ) 
Je  vous  trouve  à  propos,  et  j'allois  vous  chercher. 
JULIE,  à  part, se  promenant  et  rêvant,  sans  l'entendre. 
Faut-il  me  découvrir,  sans  savoir  la  manière... 

BERNADILLE,  l'interrompant. 
Monsieur,  j'allois  chez  vous  vous  faire  une  prière. 

JULIE,  à  part ,  sans  l'entendre. 
Que  le  sort  m'est  contraire ,  et  qu'un  pareil  malheur... 

BERNADILLE,  l'interrompant. 
J'allois  vous  demander  une  grâce. 

JULIE,  l'apercevant. 

Ah!  monsieur, 
Pour  vous  prouver  mes  soins ,  tout  me  sera  facile. 
Que  mon  bonheur  est  grand ,  si  je  vous  suis  utile  ! 
L'honneur  de  vous  servir  sera  pour  moi  si  doux 
Que  jamais... 

BERNADILLE,   l'interrompant. 
Franchement,  j'ai  fait  grand  fond  sur  vous. 


i48       LA  FEMME  JUGE    ET  PARTIE. 

JULIE. 

Ah  !  si  j'ose ,  à  mon  tour,  vous  faire  une  prière , 
C'est  d'eu  user  toujours  de  la  même  manière... 
Mais  sachons  quel  motif  vous  amène  vers  moi. 

BERXADILLE. 

Je  veux  solliciter  près  du  duc  un  emploi. 

JULIE. 

Quel? 

B  ERNADILLE. 

Celui  de  prevot.  Auprès  de  sa  personne 
Nous  savons  quel  crédit  votre  vertu  vous  donne; 
Et  si  vous  en  parlez,  nous  n'avons  pas  douté... 

JULIE,  l'interrompant. 
Oui,  j'y  puis  quelque  chose,  et  j'en  suis  écouté; 
Et  je  ne  pense  pas  que  le  duc  me  refuse. 

BEKNADILLE. 

Au  reste,  nous  savons  un  peu  comme  on  en  use, 
Et,  pour  remercier  plus  a;jréablement , 
Mettre  deux  cents  ducats  au  bout  d'un  compliment. 
C'est  de  qupi  je  prétends ,  sans  que  rien  m'en  dispense , 
Assaisonner  vos  soins  et  ma  reconnoissauce. 

JULIE. 

Non,  je  ne  veux  de  vous  rien  que  de  l'amitié; 
.Si  vous  m'en  promettez,  je  me  tiens  trop  payé. 
Votre  bien  est  pour  vous  une  foible  ressource  ; 
J'en  veux  à  votre  cœur,  non  pas  à  votre  bourse. 
Pourvu  que  vous  m'aimiez,  je  serai  trop  content. 

BEKNADILLE,  bas ,  à  Gusmau. 
Ne  te  l'ai-je  pas  dit?  à  la  charge  d'autant...! 


ACTE  II,  SCENE  II.  149 

(à  Julie.  ) 
Un  service  pareil  veut  une  récompense. 

JULIE. 

De  grâce  !  finissez  un  discours  qui  m'offense. 
Vous  pourrai-je  compter  au  rang  de  mes  amis? 
Répondez. 

BERNADILLE. 

Quant  à  moi ,  j  e  vous  suis  tout  acquis. 

JULIE. 

Que  je  me  tiens  heureux,  après  un  tel  service, 
s'il  faut  que  pour  jamais  l'amitié  nous  unisse! 
Mon  cœur,  sur  votre  aveu,  se  flatte  de  cela: 
Vous  me  la  promettez? 

BERNADILLE. 

Tout  ce  qu'il  vous  plaira. 

JULIE. 

Allez,  de  mon  crédit  vous  pouvez  tout  attendre. 
De  ce  pas,  près  du  duc  je  vais  pour  vous  me  rendre; 
Je  ferai  mes  efforts  pour  vous  voir  satisfait. 

BERNADILLE. 

Et  nous  sauçons  tantôt  ce  que  vous  aurez  fait. 

[H  s'en  va  avec  Gusman.) 

SCÈNE  III. 

JULIE. 

Son  dessein  m'offre  assez  de  quoi  me  satisfaire. 
Et  la  faveur  du  duc  me  sera  nécessaire. 
Je  passerai  le  jour  fort  agréablement , 


i5o       LA  FEMME  JUGE   ET  PARTIE. 

Si  je  ne  fais  agir  mon  crédit  vainement... 
Mais  Constance  paroît.  Touchant  mon  infidèle , 
Je  me  veux  un  moment  égayer  avec  elle. 
Je  songe  à  l'engager. 

SCÈNE  IV. 

CONSTANCE,  BÉATRIX,  JULIE. 

CONSTANCE,  à  Julie. 

Vous  devez  être  instruit 
A  quelle  extrémité  mon  malheur  me  réduit; 
Et  vous  devez  savoir  à  quel  point  j'appréhende 
L'époux  à  qui  l'hymen  veut  que  mon  cœur  se  rende. 
Avecque  tant  d'amour,  verrez-vous  sans  douleur 
Que  mon  devoir  vous  ôte  et  ma  main  et  mon  cœur? 

JULIE. 

Non  :  que  sur  ce  sujet  votre  esprit  se  rassure  ; 
J'y  prends  trop  d'intérêt  pour  le  laisser  conclure. 

CONSTANCE. 

Ne  me  déguisez  rien;  pouvez-vous  espérer... 

JULIE,  V interrompant. 
Vous  faut-il  des  serments  pour  vous  en  assurer? 
Puissé-je,  pour  souffrir  une  gêne  étemelle. 
Éprouver  à  vos  yeux  la  mort  la  plus  cruelle  ; 
Que  la  foudre  du  ciel  m'écrase  à  vos  genoux, 
Si  tant  que  je  vivrai  vous  l'avez  pour  époux. 
Après  cela,  madame,  étes-vous  satisfaite? 

CO?;STANCE. 

Je  dois  beaucoup  aux  soins  d'une  ardeur  si  parfaite. 


ACTE  II,  SCENE  IV.  i5i 

JULIE. 

Non  que  je  le  méprise  :  il  est  riche,  et  je  croi 
Que  sans  doute  il  seroit  mieux  votre  fait  que  moi; 
Mais  puisqu'à  cet  hymen  votre  cœur  est  contraire, 
Pour  vous  en  garantir  je  sais  ce  qu'il  faut  faire. 

CONSTANCE. 

Ah  î  vous  ne  sauriez  mieux  me  prouver  votre  foi. 

JULIE. 

En  travaillant  pour  vous,  je  travaille  pour  moi; 
Je  mourrois  de  douleur  si  vous  étiez  sa  femme. 

CONSTANCE. 

Et  peut-être  sans  vous,  cet  hymen... 
JULIE,  l'interrompant. 

Quoi!  madame,    . 
Si  le  ciel  eût  plus  tard  conduit  ici  mes  pas, 
Bemadille  eût  été  maître  de  tant  d'appas. 
De  ce  cœur,  de  ces  lis?  Ah  !  cette  seule  idée 
Bend  d'un  courroux  si  grand  mon  ame  possédée. 
Que,  n'ayant  contre  lui  plus  rien  à  ménager, 
J'aurois  assurément  mis  sa  vie  eu  danger. 

CONSTANCE. 

Que  j'aime  ce  courroux,  Frédéric!  Que  votre  ame. 
Par  ce  jaloux  transport,  marque  bien  votre  flamme! 
De  vos  feux,  il  est  vrai,  l'aveu  me  semble  doux; 
Mais  on  trouve  si  peu  d'hommes  faits  comme  vous , 
Que,  quel  que  soit  l'effet  d'une  flamme  si  prompte. 
Un  vainqueur  comme  vous  ne  me  fait  point  de  honte. 
H  est  si  malaisé... 

JULIE,  l'interrompant. 
Sans  vanité  ,  je  croi 


i52       LA  FEMME  JUGE    ET  PARTIE. 

Que  l'on  trouve  fort  peu  d'hommes  faits  comme  moi  : 
Mais  un  défaut,  pour  vous  de  très  mauvais  présage, 
Fait  que  je  n'ai  pas  lieu  d'ea  tirer  avantage. 
Malgré  tout  le  bonheur  qui  semble  m'accabler, 
Je  doute  que  pas  un  voulût  me  ressembler. 
Ainsi,  pour  bien  régler  mes  transports  sur  les  vôtres. 
Je  n'en  vaudrois  que  mieux  d'être  comme  les  autres. 

CONSTANCE. 

Vous  êtes  trop  modeste,  et  ce  discours  sied  mal 
A  ceux  dont  le  bonheur  au  mérite  est  égal. 
A  vous  voir  si  bien  fait,  aisément  on  devine... 

JULIE,  l'interrompant. 
Il  ne  faut  pas  toujours  se  régler  sur  la  mine. 

CONSTANCE. 

Votre  esprit  et  votre  air  font  que  l'on  se  résout... 

JULIE,   l'interrompant. 
J'ai  de  l'extérieur,  madame;  mais  c'est  tout. 
Je  doute  que  cela  puisse  vous  satisfaire. 

CONSTANCE. 

On  est  assez  parfait  quand  ou  a  de  quoi  plaire. 

JULIE. 

Quoi!  vous  pourrez  m'aimer,  étant  ce  que  je  suis? 

CONSTANCE. 

Pouvez-vous  en  douter,  après  ce  que  je  dis? 

JULIE,  l'embrassant. 
Souffrez  qu'après  l'espoir  où  cet  aveu  m'engage 
Je  vous  donne  ma  main  ,  et  ce  baiser  pour  gage. 

CONSTANCE. 

Ail  !  ne  m  offensez  pas ,  Frédéric ,  et  sachez. ... 


ACTE  II,  SCÈNE  IV.  i53 

JULIE,  l'interrompant. 
Eh  quoi!  pour  un  baiser  vous  vous  effarouchez? 
Je  veux  pourtant  régler  mes  désirs  sur  les  vôtres. 
Et  vous  accoutumer  à  m'en  souffrir  bien  d'autres. 
Oui,  je  prétends  vous  voir,  avant  la  fin  du  jour. 
Dans  mes  embrassements  éteindre  votre  amour. 

CONSTANCE. 

[à  part.)  {à  Julie.) 

Je  crois  qu'il  perd  l'esprit...  Frédéric,  si  votre  ame 
Prétend  que  mon  aveu  m'engage... 

JULIE,  l'interrompant. 

Non ,  madame  : 
Quelque  espoir  dont  pour  vous  mon  cœur  se  soit  flatté. 
Avec  moi  votre  honneur  est  fort  en  sûreté. 
Le  ciel ,  à  mes  desseins,  comme  à  vos  vœux,  contraire. 
Ne  m'a  pas  sur  ce  point  permis  de  vous  déplaire; 
Et  la  nature  enfin,  malgré  ces  mouvements , 
A  donné  fort  bon  ordre  à  mes  emportements. 

CONSTAN  CE. 

Aussi ,  par  le  respect  et  par  la  retenue, 

La  flamme  d'un  amant  est  toujours  mieux  connue. 

Sans  ces  petits  transports,  que  je  n'approuve  point. 

Vous  seriez  à  mes  yeux  aimable  au  dernier  point; 

Je  chérirois  vos  soins  ;  votre  entretien,  vos  plaintes, 

Porteroient  à  mon  cœur  de  sensibles  atteintes: 

Mais  enfin  ce  défaut  excite  mon  courroux. 

Ainsi,  jusqu'à  présent,  je  puis  dire  de  vous 

Que,  pour  vous  faire  aimer,  il  vous  manque  une  chose. 

JULIE. 

Cela  peut  être  vrai;  mais  je  n'en  suis  pas  cause. 


i54       LA  FEMME  JUGE   ET  PARTIE. 

Je  le  sais  mieux  que  vous,  et  cependant  il  faut... 

CONSTANCE,   l'interrompant. 
Lorsque  l'on  reconnoît  en  soi  quelque  défaut. 
Il  faut  s'en  corriger,  et  que  notre  amour  cède. 

JULIE. 

Il  est  vrai;  mais  le  mien  est  un  mal  sans  remède. 
Et,  pour  l'amour  de  vous,  j'en  suis  au  désespoir!... 
Mais  enfin  le  plaisir  que  je  prends  à  vous  voir 
Me  fait  presque  oublier  que  dans  cette  journée 
Je  dois  vous  affranchir  d'un  fâcheux  hyménée. 
Je  vais  m'y  préparer. 

CONSTANCE. 

Souvenez-vous,  du  moins. 
Que  mon  repos  dépend  du  succès  de  vos  soins; 
Et  que  si  vous  m'aimez... 

JULIE,  l'interrompant. 

Ah  !  vous  aurez,  madame , 
Avant  la  fin  du  jour,  des  preuves  de  ma  flamme  ; 
Et  je  prétends  enfin  que  l'hymen,  dès  demain. 
Réunisse  à  jamais  ce  cœur  et  cette  main. 

[Elle  s'en  va.  ) 

SCÈNE  V. 

CONSTANCE,  BÉATRIX. 

CONSTANCE. 

Hélas  !  qu'un  tel  espoir  me  rassure  et  me  flatte  ! 
Et ,  s'il  faut  aujourd'hui  que  son  amour  éclate, 
Qu'il  rompe  cet  hymen... 


ACTE  II,  SCENE   V.  i55 

BÉATRix,  l'interrompant. 

Quoi  donc!  ce  marmouset, 
Avec  son  beau  langage  et  son  ton  de  fausset, 
Avec  son  poil  blondin,  transplanté  sur  sa  tête. 
Vous  plairojt  pour  épouï,  et  vous  seriez  si  béte 
Que  de  le  préférer  à  don  Lope? 

CONSTANCE. 

Entre  nous , 
Frédéric,  tel  qu'il  est,  me  plairoit  pour  époux. 

BÉATRIX. 

Ce  qu'il  a  de  meilleur,  je  crois  que  c'est  la  langue; 
Mais  le  méchant  régal  enfin  qu'une  harangue  ! 
Madame,  franchement,  ce  n'est  pas  votre  fait; 
Et  vous  courez  hasard,  outre  qu'il  est  mal  fait. 
Quoiqu'il  soit  grand  causeur  et  fort  sur  la  fleurette, 
D'en  être  mal ,  vous  dis-je,  et  très  mal  satisfaite. 
Je  vous  dis  nettement  ce  que  j'ai  sur  le  cœur  : 
Il  ressemble  à  ces  gens  qui  nous  portent  malheur  ; 
Il  a  le  menton  chauve. 

CONSTANCE. 

Eh  bien,  qu'en  veux-tu  dire? 

BÉATRIX. 

Que  don  Lope  vaut  mieux. 

CONSTANCE. 

Béatrix  aime  à  rire... 
Mais  Frédéric ,  en  tout ,  me  semble  sans  égal. 

BÉATRIX. 

Mais  don  Lope,  madame  ,  est  galant,  libéral. 
Quoiqu'il  soit  un  peu  brusque,  il  a  de  la  naissance, 
Et  vous  fut  cher. 


i56      LA  FEMME  JUGE  ET  PARTIE. 

CON  STA  NCE. 

Tais-toi...  Le  voici  qui  s'avance. 
Son  courroux  contre  moi  va  d'abord  éclater; 
Il  sait  qu'un  me  marie,  et  je  veux  l'éviter. 

BÉATRIX. 

Mais  vous  ne  vous  sauriez  dispenser  de  l'euterldre. 

SCÈNE  VI. 

D.  LOPE,  CONSTANCE,  BÉATRIX. 

D.  L  o  p  E ,  à  Constance. 
Madame,  si  j'en  crois  ce  que  je  viens  d'apprendre, 
Je  vous  perds ,  et  demain  l'on  vous  donne  un  époux. 
Bernadiile  a-t-11  pu  vous  obtenir  de  vous? 
Ce  coeur,  qui  fut  pour  moi  jusqu'à  présent  sensible, 
A-t-il  trouvé  pour  lui  le  changement  possible? 
Recevrez- vous  sa  main  sans  faire  aucun  effort 
Pour  adoucir  le  coup  qui  doit  causer  ma  mort? 
Faut-il,  sans  murmurer,  que  ce  cœur  me  trahisse? 

CONSTANCE. 

Don  Lope,  on  me  l'ordonne;  il  faut  que  j'obéisse. 
Ma  mère  en  sa  faveur  dispose  de  ma  foi. 
8i  mon  cœur  fut  à  vous,  ma  main  n'est  pas  à  moi; 
Je  dois  par  son  aveu... 

D.   LOPE,  l  interrompant. 

Dites  plutôt,  madame, 
Que  l'éclat  de  son  bien  a  su  toucher  votre  ame; 
Qu'au  défaut  de  l'amour,  qui  vous  est  odieux, 
L'argent  pour  un  brutal  vous  fait  ouvrir  les  yeux; 


ACTE  II,  SCÈNE  VI.  15; 

Que  mon  arae,  pour  vous  trop  facile  à  surprendre, 
Du  piège  où  j'ai  donné,  devoit  mieux  se  défendre, 
Et  que  le  désespoir  d'un  cœur  comme  le  mien... 

CONSTANCE,   l'interrompant. 
Ces  transports  de  courroux  n'aboutissent  à  rien. 
Il  faut,  à  nos  plaisirs  quand  le  malheur  succède  , 
Se  payer  de  raison,  quand  il  est  sans  remède. 
Faites  ce  que  pour  vous  j'ai  fait  jusques  ici. 
Vous  m'aimiez,  disiez-vous;  je  vous  airaois  aussi. 
Vos  yeux,  qui  me  cherchoient  avec  un  soin  extrême, 
M'ont  vue  avec  plaisir  :  je  vous  ai  vu  de  même. 
Mon  cœur,  d'un  vain  espoir  ayant  su  se  flatter. 
Dans  ses  empressements  a  su  vous  imiter; 
Et,  préférant  enfin  votre  ardeur  à  toute  autre, 
Mon  cœur,  jusqu'à  présent,  s'est  réglé  sur  le  vôtre. 
Puisque  enfin  à  changer  mon  ame  se  résout, 
Changez,  à  mon  exemple ,  et  m'imitez  en  tout. 
Si  pour  un  riche  époux  je  vous  suis  infidèle , 
Prenez  une  maîtresse  et  plus  riche  et  plus  belle; 
Cherchez,  à  mon  exemple,  à  vous  mieux  engager, 
Et  profitons  tous  deux  du  plaisir  de  changer. 

D.    LOPE. 

Il  faudroit  le  pouvoir,  ingrate  ,  et  ne  pas  être 
Esclave  d'un  amour  que  vous  avez  fait  naître. 
Quoi  !  le  plus  grand  effort  que  vous  fassiez  pour  nous 
Est  de  me  conseiller  de  changer  comme  vous? 
L'intérêt  vous  aveugle,  et  votre  cœur  se  jette 
Dans  les  bras  du  premier  qui  s'offre  et  qui  l'achète? 
Je  vois  trop  qu'un  objet  sans  amour  et  sans  foi  ' 
Méritoit  peu  les  soins  d'un  homme  comme  moi. 

i4 


i58      LA  FEMME  JUGE   ET  PARTIE. 

CONSTANCE. 

Il  falloit  moins  l'aimer,  et  ue  pas  y  prétendre. 

D.    LOPE. 

Ah  !  je  ne  savois  pas  que  ce  cœur  fût  à  vendre... 

Mais  l'amour  et  le  temps  puniront  ces  mépris , 

Et  vengeront  l'ardeur  dont  le  mien  est  épris. 

J'en  conçois  de  la  joie,  et  votre  hymen  m'en  donne. 

Songeant  pour  quel  époux  votre  cœur  m'abandonne. 

Oui ,  ce  cœur  méprisé  ne  désespère  pas 

Que  vous  ne  regrettiez  ma  perte  entre  ses  bras. 

Et  que  le  désespoir  de  vous  voir  sa  captive... 

CONSTANCE,  l'interrompant. 
Adieu;  je  vous  croirai,  si  tout  cela  m'arrive. 

(  Elle  s'en  va.  ) 

SCÈNE   VIL 

D.  LOPE,BEATRIX. 

D.   LOPE. 

Dieux!  quelle  indifférence  !  Ah  !  Béaitix  ! 

BÉATRIX. 

Eh  bien? 

D.   LOPE. 

Épouser  Beruadille  ! 

BÉATRIX. 

Elle  n'en  fera  rien. 

D.    LOPE. 

Et  tu  vois  cependant  comme  elle  s'y  dispose. 
Dis-moi  de  son  secret  si  tu  sais  quelque  chose. 


ACTE  II,   SCENE  VIL  iSg 

BÉATRIX. 

Cela  m'est  défendu. 

D.    LOPE. 

Eh  !  de  grâce ,  apprends-moi 
Ce  qui  peut  l'obliger  à  me  manquer  de  foi. 
Comment  à  cet  hymen  s'est-elle  résolue  ? 
Quel  charme  et  quel  appât  ont  ébloui  sa  vue? 

BÉATRIX. 

Mais  vous  me  promettez  de  la  discrétion? 

D.    LOPE. 

Je  n'en  manquai  jamais...  Voici  ma  caution... 

•  (//  tire  sa  bourse  et  lui  présente  quatre  louis.) 
Prends  ces  quatre  louis. 

BÉATRIX,  hésitant  à  prendre  l'argent. 
Monsieur... 

D.    LOPE. 

Prends-les,  te  dis-je. 
BÉATRIX,  hésitant  encore. 
Mais ,  monsieur. . . 

D      LOPE. 

Prends ,  je  sais  connoître  qui  m'oblige  : 
Ne  me  fais  point  langmr,  apprends-moi  ce  que  c'est. 

BEATRIX,  prenant  Vargent. 
Vous  saurez...  (je  vous  sers  au  moins  sans  intérêt)... 
Qu'elle  aime  Frédéric. 

D.    LOPE. 

Elle  l'aime  !  Ah  !  l'ingrate  ! 
L'aime-t-il? 

BÉATRIX. 

Il  le  ditj  et,  de  plus,  il  la  flatte 


i6o       LA  FEMME  JUGE   ET  PARTIE. 

De  rompre  son  hymen,  et  d'être  son  époux: 

Et  c'est  pourquoi  Constance  est  si  fière  pour  vous. 

D.    LOPE. 

Qui  l'eût  jamais  pensé  qu'une  ame  si  volage... 

B  É  A  T  R I X ,  l'interrompant. 
Adieu,  je  n'oserois  demeurer  davantage; 
Et  si  je  ne  la  suis,  elle  se  doutera... 

D.   LOPE,  l'interrompant. 
Au  moins... 

bÉatrix,  l'interrompant  aussi. 
Vous  saurez  tout  ce  qui  se  passera. 

D.    LOPE. 

Ma  flamme,  en  ta  faveur,  sera  reconnoissante , 
Et  je  prétends.  . 

BÉATRIX. 

Monsieur,  je  suis  votre  servante. 
[Elle  s'en  va.  ) 

SCÈNE  VIII. 

D.  LOPE. 

L'amour  de  Frédéric  l'emporte  sur  le  mien! 
Il  prétend  l'épouser!...  Je  l'empêcherai  bien. 
Quelque  aimable  à  ses  yeux  que  ce  rival  puisse  être , 
Ce  n'est  que  par  ma  mort  qu'il  peut  s'en  rendre  maître. 
Cherchons-le;  et  s'il  nous  fait  soupirer  vainement, 
Faisons-lui  voir  où  va  notre  ressentiment. 

FIN    DU    SECOND    ACTE. 


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ACTE  TROISIÈME. 


SCÈNE  1. 

CONSTANCE,  BÉATRIX. 

BÉATRIX. 

Maudit  soit  raille  fois ,  autant  homme  que  femme , 
Quiconque ,  comme  vous ,  a  de  l'amour  dans  l'ame! 

CONSTANCE. 

Qui  t'oblige  à  pester  ainsi  contre  l'amour? 

BÉATRIX. 

Vous  me  faites  jaser  avec  vous  nuit  et  jour; 

A  peine  de  dormir  ai-je  quelque  espérance, 

Que  pour  m'en  empêcher  votre  plainte  commence  : 

Vous  avez  de  l'amour,  et  ce  cœur  gros  d'espoir 

Fait  dépense  en  soupirs,  du  matin  jusqu'au  soir. 

L'hymen  qu'on  vous  propose  est  pour  vous  un  supplice  ; 

Et  moi ,  qui  n'en  puis  mais ,  il  faut  que  j'en  pâtisse. 

CONSTANCE. 

Puisque  je  t'ai  tant  dit  que  la  craiinte  et  l'amour, 
Sur  l'hymen  que  je  créùns,  m'agitent  tour-à-tour, 
Te  faut-il  étonner,  si  tu  les  vois  paroître? 
Plutôt  que  de  mon  cœur  Beruadille  soit  maître, 
Le  transport  d'un  amour,  cache  jusques  ici, 

»4* 


i62       LA  FEMME  JUGE  ET  PARTIE. 
Éclatera... 

BÉATRix,  ^interrompant. 
Tout  doux,  madame ,  le  voici... 
Rengainez...  Il  tous  faut  jouer  un  autre  rôle. 

SCÈNE  II. 

BERNADILLE,  CONSTANCE,  BÉATRIX. 

B  E  R  N  A  D I  L  L  E ,  «2  pa/-^ ,  sans  voir  Constance. 
Voyons  si  Frédéric  est  homme  de  parole... 

[apercevant  Constance.) 
Mais  j'aperçois  Constance  :  il  la  faut  approcher... 

(  à  Constance.  ) 
Je  ne  savois  que  faire,  et  j'allois  vous  chercher. 
Bonjour. 

BÉATRIX, à  part. 
Fort  bien  ! 

BERNADILLE,  Cl  Constancc. 

Enfin ,  vous  voyez  BernadiUe , 
Avec  qui  vous  perdez  la  qualité  de  fille. 
Avant  que  le  soleil  soit  demain  occupé. 
Nous  nous  verrons  de  près ,  ou  je  suis  bien  trompé. 
Je  crois  qu'un  tel  discours  ne  sauroit  vous  déplaire? 
Mes  ordres  sont  donnés  pour  tout  ce  qu'il  faut  faire. 

CONSTANCE. 

Quels  hcdïits  vous  fait-on?  Il  faut  qu'un  homme  veuf. 

BERNADILLE,  l'interrompant. 
A  quoi  bon  des  habits?  le  mien  est  presque  neuf. 


1 


ACTE  III,  SCENE  II.  i63 

CONSTANCE. 

Il  n'est  pas  à  la  mode. 

BERNADILLE. 

Il  n'est  mode  qui  tienne. 

CONSTANCE. 

Mais  la  mode  voudroit... 

BERNADILLE,  l'interrompant. 

Mais  il  est  à  la  mienne. 
Je  ne  suis  pas  d'avis,  n'étant  pas  courtisan. 
De  mettre  sur  mon  dos  mon  revenu  d'un  an , 
Ni  que  vous  prétendiez,  ayant  plus  d'une  robe, 
Des  sottises  du  temps  faire  une  garde-robe. 

CONSTANCE. 

Il  suffit...  Mais,  du  moins ,  il  vous  faut  des  rabats. 
De  quoi  vous  les  fait-on? 

BERNADILLE. 

Pourquoi?  N'en  ai-je  pas? 
J'en  ai  deux  tout  pareils;  et  ce  seroit,  je  pense, 
Fort  inutilement  faire  de  la  dépense. 

(  lui  montrant  son  rabat.  ) 
Regardez  ce  patron. 

CONSTANCE, 

Il  est  fort  ancien. 

BERNADILLE. 

Tout  le  point  que  l'on  fait  à  présent  ne  vaut  rien. 
Cela  vaut  mieux  cent  fois. 

CONSTANCE. 

Je  le  crois. 

B  E  n  N  A  D  I  L  L  E. 

Je  vous  jure 


i64      LA  FEMME  JUGE   ET  PARTIE. 
Que  depuis  quatorze  ans  ce  rabat-là  me  dure. 

CONSTANCE. 

Pourquoi  cette  calotte? On  est  mille  fois  mieux. 
Outre  que  vous  devez  avoir  froid  sans  cheveux. 
Avec  une  perruque. 

BERN  ADILLE. 

Est-il  une  perruque 
Qui  pût  si  chaudement  entretenir  ma  nuque? 
Voyez  si  sur  ce  point  je  dois  être  content. 
Cela  tient  bien  plus  chaud ,  et  ne  coûte  pas  tant. 
Chacun ,  dedans  ce  temps ,  à  son  gré  s'accommode  : 
On  ne  voit  que  les  fous  esclaves  de  la  mode; 
Et  j'aime  mieux  me  voir,  revenu  de  ces  soins, 
Dix  pistoles  de  plus,  deux  perruques  de  moins. 
Il  faut  pour  le  besoin  avoir  quelque  ressource  : 
Ce  qui  sied  bien  au  corps  sied  très  mal  à  la  bourse; 
Et  je  ne  veux  enfin  rien  avoir  d'affecté , 
Qu'un  habit  bien  commode ,  et  de  la  propreté. 

CONSTANCE. 

C'est  assez...  Fera-t-on  le  festin  chez  ma  mère? 
Avez-vous  donné  l'ordre? 

BERN  ADILLE. 

Un  festin?  Pourquoi  faire? 
Ceux  qui  le  mangeroient  me  prendroieut  pour  un  fat. 
Je  souperai  chez  vous,  et  porterai  mon  plat, 
Sans  façon  :  c'est  agir  prudemment,  ce  me  semble. 
Puis  nous  irons  chez  moi  coucher  tous  deux  ensemble, 

CONSTANCE. 

Quel  est  cet  ordre  donc  que  vous  avez  donné? 


ACTE  m,  SCÈNE   II.  i65 

BERNA  DILLE. 

Que  mon  lit  soit  bien  fait,  et  qu'il  soit  bassiné... 

Vous  riez,  et  m'allez  encor  citer  la  mode. 

A  ce  que  je  puis  voir,  vous  daubez  ma  méthode , 

Parcequ'il  est  des  fous  dont  le  prodigue  amour 

Leur  fait  d'un  sot  éclat  solenniser  ce  jour; 

De  qui  la  vanité,  pour  leur  bourse  cruelle, 

Les  charge  de  rubans,  de  points  et  de  dentelle; 

Qui  croiroient  ce  jour-là  n'être  pas  mariés. 

S'ils  n'étoient  neufs  depuis  la  tète  jusqu'aux  pieds; 

Qui  ne  refusent  rien  aux  soins  qui  les  transportent, 

Et  qui  se  font,  de  loin,  montrer  tout  ce  qu'ils  portent. 

Quoi!  parceque  des  sots  se  piquent,  quoique  mal , 

Du  pompeux  appareil  d'un  cadeau  nuptial , 

Il  faut  faire  comme  eux;  et  quand  on  se  marie 

Ce  n'est  donc  pas  assez  de  faire  une  folie? 

La  raison  sur  ce  point  ne  doit  pas  s'écouter? 

Il  faut  suivre  leur  piste  ;  et,  pour  les  imiter. 

Dépensant  tout  d'un  coup  ce  que  l'on  a  de  rente. 

Se  donner  en  un  jour  du  chagrin  pour  cinquante? 

Et  tenant  table  ouverte  enfin  à  tous  venants , 

Passer,  pour  un  bonjour,  six  mois  de  mauvais  temps? 

Je  pourrois  concevoir  une  pareille  envie  ! 

Je  demeurerois  veuf  plutôt  toute  ma  vie. 

Je  vous  le  dis  tout  net,  cet  article  est  réglé: 

Ce  n'est  pas  mon  avis  ;  qu'il  n'en  soit  plus  parlé. 

CONSTANCE. 

Vous  vous  fâchez  à  tort;  vous  en  êtes  le  maître. 

Je  souscris  à  tout...  Mais  je  vois  quelqu'un  paroître... 


i66       LA  FEMME  JUGE   ET  PARTIE. 
c'est  Frédéric...  Adieu,  de  peur  de  vous  troubler... 

BERNADiLLE,  l'interrompant. 
C'est  bien  fait,  aussi  bien  je  voulois  lui  parler. 

(  Constance  et  Béatrix  s'en  vont.  ) 

SCÈNE  III. 

JULIE,  OCTAVE,  BERNADILLE. 

JULIE,  à  Bernadille. 
Je  viens  de  voir  le  duc. 

BERNADILLE. 

Ah  !  faveur  sans  seconde  ! 
Qu'avez- vous  fait? 

JULIE. 

Il  m'a  reçu  le  mieux  du  monde. 

BERNADILLE. 

Je  m'en  suis  bien  douté.  Cela  va  bien  pour  nous. 

JULIE. 

J'ai  fait  ma  cour  un  temps,  puis  j'ai  parlé  de  vous. 

Et  demandé  la  charge  où  votre  cœur  aspire  ; 

Et  j'ai  dit  tout  le  bien  de  vous  qu'on  en  peut  dire. 

BERNADILLE. 

Que  ue  vous  dois-je  point? 

JOLIE. 

Que  vous  étiez  savant, 
Désintéressé,  franc,  scrupuleux,  clairvoyant, 
Estimé  dans  ces  lieux,  sévère,  incorruptible. 

BERNADILLE. 

Ah  !  point  du  tout. 


ACTE  III,  SCENE  III.  167 

JULIE. 

Enfin ,  j'ai  fait  tout  mon  possible. 

B  E  R  N  A  D  I  L  L  E. 

Je  vous  dois  trop!...  Eh  bien? 

JULIE. 

Il  a  très  bien  goûté 
Ce  que  je  lui  disols  de  votre  probité, 
Et  dit  ces  mêmes  mots  :  «  Je  conuois  Bernadille, 
«  J'estime  sa  personne  et  connois  sa  famille.  » 

BERNADILLE. 

Mais  venons  au  sujet  dont  on  l'entretenoit. 
Qu'a-t-il  dit  sur  la  charge?  Hein? 

JULIE. 

Qu'il  me  la  donnoit. 

BER  NADILLE. 

J'embrasse  vos  genoux  :  Bernadille,  je  jure, 
Ne  se  dira  jamais  que  votre  créature. 

JULIE. 

Mais  le  duc,  cependant,  en  cetie  occasion, 

A  mis,  me  la  donnant,  une  condition. 

Qui  pour  votre  intérêt  me  donne  peu  de  joie. 

BERNADILLE. 

Je  vous  entends ,  le  duc  a  besoin  de  monnoie  ? 

JULIE. 

Non ,  non  ,  il  n'en  veut  rien. 

BERNADILLE. 

Daignez  donc  achever. 
Quelle  condition  veut-il  faire  observer? 
L'honneur  de  le  servir  m'est  un  plaisir  extrême. 


i68      LA  FEMME   JUGE  ET  PARTIE. 

JULIE. 

C'est  à  condition  de  l'exercer  moi-même, 
Et  qu'il  la  refusoit  à  tout  autre  qu'à  moi. 

BERX  ADILLE. 

Je  n'attendois  pas  moins  de  votre  bonne  foi... 

Ah!  le  fourbe  !  «  Pour  vous  tout  me  sera  facile; 

«  Que  mou  bonheur  est  grand,  si  je  vous  suis  utile  !  » 

Eu  effet ,  j'ignorois  pourquoi,  sans  intérêt, 

Vous  vouliez  me  servir;  mais  je  vois  ce  que  c'est: 

Le  présent  que  j'offrois,  trop  peu  considérable, 

N'a  pu  vous  engager  ;  il  n'étoit  pas  capable 

De  vous  entretenir  long-temps  fort  ajusté, 

Ni  de  fournir  toujours  à  votre  vanité. 

De  vous  changer  souvent  de  plumes  et  de  linge. 

Vous  me  faisiez  tantôt  des  caresses  de  singe, 

Petit  fripon  ! 

JULIE. 

De  vous  rien  ne  peut  me  fâcher. 

BERN  ADILLE. 

Allez,  après  ce  tour  vous  devez  vous  cacher. 

JULIE. 

Je  vous  l'ai  déjà  dit,  j'ai  fait  tout  mon  possible. 
Je  vous  nuis  à  regret,  et  cela  m'est  sensible; 
Mais  si  je  perds  l'espoir  que  je  m'étois  promis, 
Perdrai-je  encor  celui  d'être  de  vos  amis? 

BERX  ADILLE. 

Étes-vous  assez  sot  pour  croire  le  contraire? 
Dites-nous,  cependant,  parlant  de  notre  affaire, 
Si  de  quelque  présent  nos  soins  seront  suivis, 
Et  ce  que  nous  aurons  pour  notre  droit  d'avis. 


ACTE  m,  SCENE  HI.  169 

JULIE. 

Un  ami  dont  le  coeur  vous  préfère  à  tout  autre. 

BERNADILLE. 

Je  le  crois  ;  mais  pour  moi  je  ne  suis  pas  le  vôtre. 
Pour  des  gens  comme  vous  gardez  votre  présent. 

(//  s'en  va.) 

SCÈNE  IV. 

JULIE,  OCTAVE. 

JULIE. 

Il  n'a  point  de  pareil. 

OCTAVE. 

Il  est  divertissant. 

JULIE. 

Cependant,  je  suis  juge,  et  je  veux... 

OCTAVE,  l'interrompant. 

Mais,  madame, 
Vous  m'avez  toujours  dit... 

J  XT  L I  E. 

Quoi? 

OCTAVE. 

Que  vous  étiez  femme, 

JULIE. 

Je  le  suis  bien  encore. 

OCTAVE. 

Avez- vous  jamais  vu 
De  femme  juge? 

i5 


ijo      LA  FEMME  JUGE   ET  PARTIE. 

JULIE. 

Non. 

OCTAVE. 

Mais  avez-vous  prévu. . . 
JULIE,  l'interrompant. 
La  charge  me  plaisoit,  et  je  l'ai  demandée. 
Pour  tout  autre  le  duc  me  l'auroit  accordée , 
Et  pour  lui  ma  faveur  en  fût  venue  à  bout. 

OCTAVE. 

Vous  ne  l'avez  donc  point  proposé? 

JULIE. 

Point  du  tout  : 
Je  la  voulois  avoir. 

OCTAVE. 

Plus  j'en  cherche  la  cause , 
Et  moins  je  vois... 

JULIE,  l'interrompant. 

Je  vais  t'éclaircir  mieux  la  chose. 
Mon  mari  me  croit  morte ,  et  son  crime  caché , 
Pour  ne  s'être  point  vu  jusqu'ici  recherché. 
Pour  savoir  quel  motif  l'obligeoit  à  ma  perte , 
En  exposant  mes  jours  dans  cette  île  déserte, 
Je  veux  l'interroger  avec  l'autorité 
De  prévôt,  dont  j'ai  su  briguer  la  qualité. 
De  ma  demande  au  duc  voilà  la  seule  cause; 
Et  je  prétends  enfin  pousser  si  loin  la  chose , 
Qu'il  en  prenne  l'alarme ,  et ,  devant  qu'il  soit  nuit , 
Lui  faire  autant  de  peur  que  le  traître  m'en  fit  : 
Et  sur  son  attentat ,  quoi  qu'il  puisse  répondre , 
Lorsque  je  le  voudrai ,  je  saurai  le  confondre. 


ACTE  m,  SCÈNE  IV.  171 

Avant  de  commencer,  avant  qu'il  soit  plus  tard, 
Va  sans  perdre  de  temps,  l'arrêter  de  ma  part, 
Et  l'amène  chez  moi.  Ne  dis  rien  davantage. 
Tu  verras  si  je  sais  jouer  mon  personnage. 
Tu  prendras  chez  le  duc  quelqu'un  pour  t'escorter: 
Que  ce  soit  toutefois  sans  beaucoup  éclater; 
Je  lui  veux  faire  peur,  et  point  de  violence. 

OCTAVE. 

Nous  en  userons  bien ,  s'il  ne  fait  résistance. 
Je  m'y  rends  de  ce  pas ,  et  l'amène  dans  peu. 
Si  je  ne  suis  trompé,  nous  allons  voir  beau  jeu. 

(  //  s'en  va.  ) 

SCÈNE  V. 

JULIE. 

Cessez,  scrupules  vains  d'honneur,  de  bienséance. 

Et  me  laissez  jouir  d'un  moment  de  vengeance. 

Ce  traître,  en  m'exposaut,  me  donna  trop  de  peur; 

L'affront  en  est  sensible ,  et  me  tient  trop  au  cœur... 

Oui,  je  prétends  le  mettre,  avant  que  la  nuit  vienne. 

Aussi  près  de  sa  mort  qu'il  me  mit  de  la  mienne... 

Ce  traître  est  mon  époux  ;  je  le  sais ,  et  ce  nom 

Demanderoit  de  moi  quelque  réflexion. 

D'accord...  Mais  ce  qu'il  fit ,  lorsque  j'eus  tant  de  crainte. 

Fut  une  vérité  ;  ceci  n'est  qu'une  feinte... 

Puisque,  m'abandonnant  au  transport  qu'il  suivoit, 

Il  n'a  point  eu  d'égard  à  ce  qu'il  me  devoit. 

Il  est  juste  du  moins  qu'une  feinte  m'acquitte. 


172       LA  FEMME  JUGE  ET  PARTIE. 
Je  lui  (lois  de  la  peur,  et  j'en  veux  mourir  quitte. 
Faire  voir  quels  étoient  mes  troubles  par  les  siens. 
Et  rire  à  ses  dépens,  comme  il  rioit  aux  miens... 
Rentrons.  Don  Lope  vient...  Il  faut  que  je  dispose... 

SCÈNE  VI. 

D.  LOPE,  JULIE. 

D.  LOPE,  l'arrêtant. 
Frédéric,  je  voudrois  m'éclaircir  d'une  chose. 

JULIE. 

J'y  consens  volontiers,  et  veux  de  bonne  foi... 

D.  LOPE,  l'interrompant. 
Certain  bruit ,  depuis  hier,  est  venu  jusqu'à  moi. 

JULIE. 

Quel  est-il  ? 

D.   LOPE. 

On  m'a  dit  que  vous  aimiez  Constance, 
Et  que  vous  vous  flattiez,  de  plus ,  de  l'espérance 
De  rompre  son  hymen  et  d'être  son  époux. 

JULIE. 

Il  est,  dès  à  présent,  rompu. 

D.   LOPE. 

Par  qui?  par  vous? 

JULIE. 

Oui. 

D.   LOPE. 

D'être  son  époux  vous  avez  eu  l'envie? 


ACTE  HI,  SCENE  VI.  173 

JULIE. 

Si  Bernadille  l'est ,  je  veux  perdre  la  vie  ! 

D.   LOPE. 

Mais  d'un  semblable  espoir  vous  êtes-vous  flatté? 

JULIE. 

c'est  pousser  uu  peu  loin  la  curiosité. 

D.   LOPE. 

Ce  discours  me  fait  voir  où  votre  cœur  aspire. 
Je  conuois  votre  amour,  et  c'est  assez  m'en  dire. 
Le  mien  vous  est  connu  :  voyons  qui  de  nous  deux. 
En  attendant  son  choix ,  la  mérite  le  mieux. 

JULIE. 

Quoi!  la  bravoure  en  est? 

D.  LOPE,  mettant  l'épée  à  la  main. 
Trêve  de  raillerie  : 
Songez  à  vous  défendre. 

JULIE. 

Ah  !  tout  doux,  je  vous  prie  : 
Vous  vous  repentirez  de  me  pousser  à  bout. 

D.    LOPE. 

c'est  trop  perdre  de  temps ,  je  me  résous  à  tout. 

JULIE. 

Vous  cherchez  un  medheur  dont  vous  serez  la  cause  ; 
Triompher  et  combattre  est  pour  moi  même  chose  : 
J'eus  toujours  l'avantage  au  combat  singulier; 
Et,  si  vous  en  aviez,  vous  seriez  le  [)reinier. 
Profitez  d'un  avis  que  ma  bonté  vous  donne... 

(à  part.) 
Pour  m'en  débarrasser,  ne  viendra-t-il  personne? 

i5.. 


t 

174       LA  FEMME  JUGE   ET  PARTIE. 

D.   LOPE. 

Voyons,  tirez  l'épée...  Ah  !  que  vous  êtes  lent! 
Vous  êtes  bien  poltron,  pour  être  si  galant  ! 
Ah  !  vous  ne  verriez  pas  tant  de  douleur  m'abattre. 
Si  vous  ne  saviez  pas  mieux  plaire  que  vous  battre  ! 

JULIE. 

Déjà  de  l'un  des  deux  vous  êtes  éclairci? 

D.   LOPE. 

Il  est  vrai ,  mais  il  faut  m'apprendre  l'autre  aussi. 

JULIE. 

Votre  témérité  lasse  ma  patience  ! 

D.   LOPE. 

Ah  !  tant  de  vanité  me  fatigue  et  m'offense. 
Défendez-vous,  vous  dis-je,  ou  mon  juste  courroux... 

JULIE,  l'interrompant. 
Je  suis  trop  votre  ami  pour  me  battre  avec  vous. 

D.   LOPE. 

Quoi!  vous  croyez  ainsi  désarmer  ma  colère? 
Non,  non,  amis  ou  non,  il  ne  m'importe  guère. 

JULIE. 

Pour  vous  le  témoijjner,  je  vais  dans  ce  moment 
Terminer  votre  erreur  et  votre  emportement. 
Ne  vous  alarmez  point:  un  obstacle  invincible 
Hend  pour  elle  et  pour  moi  cet  hymen  impossible; 
Et  de  notre  union  l'hymen  venant  à  bout. 
De  deux  bonnes  moitiés  feroit  un  méchant  tout. 
Auprès  d'elle ,  pour  vous ,  je  ne  suis  pas  à  craindre. 

D.    LOPE. 

Lâche  î  pour  m'apaiser ,  la  peur  vous  porte  à  feindre  : 
Vous  croyez  m  éblouir  par  ce  rayon  d'espoir? 


ACTE  III,  SCÈNE   VI.  lyS 

JULIE. 

Non  ;  vous  épouserez  Constance  dès  ce  soir  : 
Je  vous  sers  l'ua  et  l'autre ,  et  c'est  à  sa  prière. 
Je  prétends  vous  unir,  et  j'en  sais  la  manière. 
L'occasion  est  belle ,  et  pourroit  me  flatter; 
Mais,  par  bonheur  pour  vous,  je  n'en  puis  profiter: 
Je  n'agis  que  pour  vous. 

D.    LOPE. 

Un  pareil  soin  m'oblige; 
Mais ,  si  j'en  perds  l'espoir. . . 

JULIE,  l'interrompant. 

Non.  Puissé-je,  vous  dis-je. 
Mourir  de  votre  main ,  si  contre  vos  souhaits , 
Bernadille  ni  moi  nous  l'épousons  jamais  ! 
Je  vous  laisse,  et  je  vais,  après  cette  assurance. 
Disposer  les  moyens  de  vous  donner  Constance. 

(  Elle  s'en  xxt.) 

SCÈNE  VII. 

D.  LOPE,  remettant  son  épée  dans  le  fourreau. 

J'épouserois  Constance  avant  la  fin  du  jour  ! 
Dois-je  sur  cet  aveu  rassurer  mon  amour? 
Il  ne  peut  l'épouser,  et  sa  flamme  indiscrète... 
Mais  il  faut  qu'il  en  ait  quelque  raison  secrète. 
Ou  de  sa  lâcheté  l'effort  industrieux 
Cache  sous  cet  espoir  sa  tendresse  à  mes  yeux. 
Celui  de  me  venger,  au  besoin  ,  me  console  ; 


176       LA  FEMME  JUGE    ET  PARTIE. 
Il  mourra  de  ma  main,  s'il  manque  de  parole  ; 
Et ,  si  pour  cet  hymen  je  fais  un  vain  effort... 
Mais  rentrons  ;  j'aperçois  Bernadille  qui  sort. 

(  Il  s'en  va.  ) 

SCÈNE  Vin. 

BERNADILLE,  OCTAVE;   deux  valets, 
tenant  Bernadille  au  collet. 

BERNADILLE. 

De  grâce  !  finissez  et  ma  peine  et  la  vôtre. 
Messieurs  :  vous  me  prenez  sans  doute  pour  un  autre. 
Je  veux  être  pendu,  si  j'y  vais  d'aujourd'hui! 
J'incague  le  prévôt  et  n  ai  que  faire  à  lui. 

OCTAVE. 

Cependant,  il  vous  veut  parler,  et  tout-à-l'heure. 

BER.NADILLE. 

Eh!  s'il  me  veut  parler,  il  sait  bien  ma  demeure... 
Mais  vous  vous  méprenez,  vous  dis-je,  assurément. 
Il  faut  connoître  ceux  qu'on  arrête;  autrement... 
Vous  riez?  Cependant  cette  bévue  est  grande  î 

OCTAVE. 

Vous  êtes  Bernadille? 

BERNADILLE. 

Oui. 

OCTAVE. 

c'est  vous  qu'on  demande. 

BERNADILLE. 

Eh  bien  !  que  nous  veut-on  ? 


ACTE  III,   SCÈNE  VIII.  177 

UN  VALET. 

C'est  pour  nous  un  secret. 

BERNADILLE. 

Ah  !  monsieur  l'algnazil,  vous  faites  le  discret? 

OCTAVE. 

Vous  n'avez  qu'à  nous  suivre,  et  vous  pourrez  l'entendre. 

BERNADILLE. 

Puisque  c'est  un  secret ,  je  n'en  veux  rien  apprendre; 
Je  suis  de  tout  secret  ennemi  capital. 

OCTAVE. 

Il  ne  l'est  que  pour  nous. 

BERNADILLE. 

Tout  cela  m'est  égal... 
{ à  part.  ) 
Je  vois  bien  ce  que  c'est.  Le  drôle  aime  Constance  : 
Sans  doute  il  aura  su  que  notre  hymen  s'avance, 
Et  veut,  pour  l'empêcher,  me  jouer  quelque  tour; 
Mais  je  veux  l'épouser  avant  la  fin  du  jour. 

OCTAVE. 

Monsieur,  il  faut  marcher,  ou  votre  résistance 
Pourroit  nous  obliger  à  quelque  violence. 

BERNADILLE. 

Canaille,  vous  saurez  ce  que  pèse  ma  main. 
Si  vous  ne  détalez. 

OCTAVE. 

Vous  marchandez  en  vain. 

UN    VALET. 

Allons ,  il  faut  marcher. 

BERNADILLE,  le  frappant. 

Tiens ,  je  m'en  vais  te  suivre. 


178       LA  FEMME  JUGE   ET  PARTIE. 

l'autre  valet. 
Allons ,  monsieur. 

BERNADILLE,  le  frappant  aussi. 

"Voilà  pour  vous  apprendre  à  vivre  : 
Je  vous  battrai  si  bien ,  qu'il  vous  en  souviendra. 

OCTAVE,  à  part. 
La  raillerie  est  forte  !  il  les  assommera. 

BERNADILLE,  SB  jetant  Sur  Octave, 
Et  vous,  monsieur  l'exempt,  je  m'en  vais  vous  apprendre. 

(  Ils  l'enlèvent  et  temportent  tous  les  trois.  ) 
Ah  !  morbleu  !  je  suis  pris  ;  je  ne  puis  m'en  défendre. 


FIN    DU    TROISIEME   ACTÇ. 


^•*^%.'V'ij^V'»/»*'%-'V^-%/*/v-*^%/^v/^/V'-*y%/^-iy*/v-*>^/V'X/»'%. 


ACTE  QUATRIÈME. 


SCÈNE  1. 

JULIE,  OCTAVE. 

JULIE. 

Eh  bien  !  à  le  chercher  as-tu  perdu  ton  temps? 
Et  Bernadille  enfin... 

OCTAVE. 

Madame,  il  est  céans; 
Et  nous  l'avons  conduit  avec  assez  de  peine. 
Je  viens  de  le  laisser  dans  la  chambre  prochaine. 
Il  est  dans  un  transport  qu'on  ne  peut  exprimer  : 
Il  tempête,  il  menace,  il  veut  tout  assommer. 
Pour  vous  en  divertir,  voulez-vous  qu'il  avance? 

JOLIE. 

Oui,  qu'il  vienne;  il  est  temps  que  sa  peine  commence. 

Le  piège  est  bien  adroit ,  il  ne  peut  l'éviter. 

Le  temps  m'est  précieux;  et,  pour  en  profiter, 

Un  peu  de  gravité  me  sera  nécessaire... 

Il  vient,  et  ne  sait  pas  la  peur  qu'on  lui  va  faire. 


i8o      LA  FEMME  JUGE  ET  PARTIE, 

SCÈNE  IL 

BERNADILLE,  deux  valets,  JULIE, 
OCTAVE. 

BERNADILLE,  à  Octave. 

Eh  bien!  monsieur  l'exempt,  suis-je  assez  promené? 

Est-il  quelque  réduit  où  l'on  ne  m'ait  mené? 

Le  lieu  du  rendez-vous  ne  sauroit-il  s'apprendre? 

OCTAVE. 

Vous  voyez  Frédéric,  vous  le  pouvez  entendre. 

BER  NADILLE,à/u/ie. 

Honneur,  le  beau  garçon  ! 

JULIE. 

L'abord  est  familier. 

BERNADILLE. 

En  effet,  ce  petit  juge  de  balle  est  fier  ! 

JULIE. 

Changez  un  peu  de  style,  et  soyez  plus  modeste. 
Apprenez... 

BERNADILLE,  C interrompant. 

Quel  endroit  du  code  ou  du  digeste, 
Si  vous  les  avez  lus,  vous  a  donc  fait  savoir 
Que  de  force  ou  de  gré  l'on  doit  vous  venir  voir? 
Est-ce  une  loi  pour  nous  ancienne  ou  moderne? 

OCTAVE. 

Mais  songez... 

BERNADILLE,  t interrompant. 

Taisez-vous,  suffragant  subalterne  ! 
Si  vous  y  revenez... 


ACTE   IV,   SCENE  II.  i8i 

JULIE. 

Vous  pourriez  mieux  parler. 

BERNADILLE. 

D'accord,  mais  mon  dessein  n'est  pas  de  rien  celer. 
Vous  riez,  et  traitez  ceci  de  bagatelle, 
Sénateur  goguenard,  d'impression  nouvelle! 

JULIE. 

Vous  êtes  bien  bouillant  ! 

BERNADILLE. 

Je  suis  ce  que  je  suis. 

JULIE. 

Il  faut,  pour  le  savoir,  parler  de  sens  rassis. 

BERNADILLE. 

C'est  pour  une  autre  fois;  j'ai  certaine  visite.  . 

J\ii,i¥.,  l'interrompant. 
Non,  il  faut  demeurer,  vous  n'en  êtes  pas  quitte, 
Et  vous  justifier. 

BERNADILLE. 

Qui,  moi? 

JULIE. 

Vous,  scélérat! 

BERNADILLE 

Ah!  je  vois  ce  que  c'est,  apprenti  magistrat  ! 
Connoissant  que  Constance  a  pour  nous  de  l'estime , 
Pour  rompre  notre  hymen,  vous  m'imputez  un  crime, 
Afin  qu'en  chicanant  mon  bien  soit  altéré. 
Et  que  de  mes  ducats  votre  habit  soit  doré? 

JULIE. 

Ce  n'est  pas  mon  dessein  :  avec  moi  cette  belle 
Passeroit  mal  le  temps,  et  moi  mal  avec  elle. 

i6 


j82     la  femme  juge  et  partie. 

Avant  la  fin  du  jour  vous  pourrez  le  savoir. 
Cependant  répondez,  et  sans  vous  émouvoir. 
Vous  aviez  une  femme  ? 

BERNADlLLE,à  part. 

Ah!  demande  fâcheuse! 
(  à  Julie.  ) 
Oui,  puisque  je  suis  veuf. 

JULIE. 

Bien  faite,  vertueuse? 

BERNADILLE. 

(  à  part.) 
On  le  dit...  Ce  discours  me  devient  bien  suspect  ! 
OCTAVE,  lui  étant  le  chapeau  de  sur  la  tête. 
Il  faut  devant  son  juge  être  dans  le  respect. 

j  u  L I E ,  à  Bernadille. 
Et  qu'en  avez-vous  fait? 

BERNADILLE,  à  part. 

Ah  !  je  tremble  dans  l'ame... 
[à  Julie.) 
J'en  ai  fait... 

JULIE. 

Achevez. 

BERNADILLE. 

Que  fait-on  d'une  femme?... 
(  à  pari.  ) 
Quelqu'un  m'aura  trahi  :  sans  doute  qu'il  sait  tout  ; 
Mais  il  faut  cependant  tenir  bon  jusqu'au  bout. 

JULIE. 

Il  se  faut  avec  nous  expliquer  d'autre  sorte. 
Qu est-elle  devenue? 


ACTE  IV,  SCENE  IL  i83 

BERNADILLE. 

Elle  est  morte. 

JULIE. 

Elle  est  morte? 
De  quoi?  car  si  j'en  crois  ce  qu'on  m'a  rapporté... 

BERNADILLE,  i interrompant. 
D'avoir  eu  trop  de  mal  et  trop  peu  de  santé. 

JUL  lE. 

La  réponse  est  fort  juste  ! 

BERNADILLE. 

Elle  est  assez  commune. 

JULIE. 

En  quel  lieu? 

BERNADILLE. 

Dans  un  lit. 

JULIE. 

En  quel  temps? 

BERNADILLE. 

Sur  la  brune. 

JULIE. 

Mais  comment  mourut-elle  enfin? 

BERNADILLE. 

Elle  mourut 
En  rendant,  comme  on  dit,  si  peu  d'esprit  qu'elle  eut. 

JULIE. 

Je  me  lasse  à  la  fin  de  fadaises  si  grandes  f 
Et  si  vous  me  fâchez. . . 

BERNADILLE,  l'interrompant. 

Et  moi  de  vos  demandes. 
Franchement ,  j'en  suis  las ,  si  jamais  je  le  fus  : 


i84       LA  FEMME  JUGE  ET  PARTIE. 
Ne  me  demandez  rieu,  je  ne  répondrai  plus. 
TS'e  renouvelez  point  ma  douleur  dans  mon  ame 
Par  le  fâcheux  récit  de  la  mort  d'une  femme 
Que  j'aimois. 

JULIE. 

Je  le  veux ,  épargnons  ce  récit. 
Cependant,  si  j'en  crois  ce  qu'un  témoin  m'a  dit, 
Vous  la  fîtes  conduire  en  une  île  déserte. 
Où  vous  l'avez  laissée,  afin  qu'après  sa  perte 
Vous  puissiez  à  loisir  vous  choisir  un  parti 
Qui  fût  à  votre  gré. 

BERNADILLE. 

Ce  témoin  a  menti: 
On  sait  bien  que  je  n'eus  jamais  lame  assez  noire. 

JULIE. 

C'est  aussi  ce  que  j'ai  bien  de  la  peine  à  croire. 

BERNADILLE. 

Ma  pauvre  femme  !  hélas  !  lorsque  je  m'en  souviens, 
Je  me  sens  suffoquer  des  pleurs  que  je  retiens. 
Les  femmes ,  connoiï^sant  ma  tendresse  pour  elle, 
Sans  cesse  à  leurs  maris  me  donnoieut  pour  modèle. 
Et  disoieut,  me  voyant  si  souvent  à  sou  cou, 
Que  j'aimois  trop  ma  femme,  et  que  j'en  étois  fou. 

JULIE. 

On  m'a  dit  cependant,  pour  plus  pressante  marque , 
Que  vous  aviez  gagné  le  patron  d'une  barque. 
Moyennant  quelque  somme,  et  qu'il  avoit  le  mot; 
Que  lui,  ses  gens,  et  vous,  étiez  tous  du  complot; 
Et  qu'ayant  aborde  cette  ile  inhabitée. 
Par  quatre  matelots  Julie  y  fut  portée; 


ACTE  IV,  SCENE  II.  i85 

Que  l'on  la  mit  à  terre ,  et ,  sitôt  qu'elle  y  fut. 
Que  l'on  s'en  éloigna  le  plus  vite  qu'on  put. 

BERNADILLE. 

Pour  me  perdre  sans  doute,  on  me  fait  cette  injure. 
Monsieur  le  juge,  ayez  égard  à  l'imposture; 
Et  lorsque  vous  verrez  ce  témoin,  quel  qu'il  soit. 
Prenez  bien  mon  affaire,  et  conservez  mon  droit. 

JULIE. 

Oui  !  je  veux  vous  servir  et  vous  tirer  d'affaire; 
Et  je  sais  à  quel  point  Constance  vous  est  chère , 
Que  votre  hymen  se  doit  conclure  en  peu  de  temps; 
Que  ce  temps  vous  est  cher  :  c'est  pourquoi  je  prétends 
Mettre  par  un  moyen  à  couvert  votre  vie 
Contre  ceux  qui  voudroient... 

BERNADILLE,  l'interrompant. 

Monsieur,  je  vous  en  prie! 

JULIE. 

Voir,  si  près  d'un  hymen,  différer  ces  moments , 
C'est  languir. 

BERNADILLE. 

Il  est  vrai. 

J  DLIE. 

Je  connois  les  amants 
Par  mon  expérience.  ' 

OCTAVE,  à  part. 

Elle  sait  bien  son  rôle- 
j  u  L  I E ,  à  Bernadille. 


Et  je  sais. 


BERNADILLE,  l'interrompant. 
Je  vois  bien  que  vous  êtes  un  drôle  : 

16. 


i86       LA  FEMME  JUGE  ET  PARTIE. 
Mais  enfin  j'attends  tout  de  l'effet  de  vos  soins. 

JULIE. 

Oui,  je  vous  servirai,  vous  dis-je.  Néanmoins, 
Comme  l'indice  est  fort  et  l'attentat  énorme , 
Et  que  d'ailleurs  il  faut  s'attacher  à  la  forme, 
Je  vais,  pour  satisfaire  à  votre  passion , 
Vous  faire  promptement  donner  la  question , 
Afin  que  sur  le  soir  vous  soyez  hors  d'affaire... 
{appelant.) 
Holà! 

BERN  ADILLE. 

La  question! 

JULIE. 

C'est  un  mal  nécessaire. 

BERNADILLE. 

A  moi  la  question  !...  Ah  !  je  suis  enragé  ! 

JULIE. 

J'en  ai  bien  du  regret,  mais  j'y  suis  obligé. 

OCTAVE,  à  Bemadille. 
Marchez. 

BERNADILLE. 

[à  Julie.) 
Encore  un  mot...  Voulez-vous  que  je  meure? 
Mille  ducats  pour  vous,  payables  dans  une  heure; 
Soit  dit ,  sans  faire  tort  à  votre  intégrité , 
Et  laissez  là  pour  nous  votre  formalité. 

JULIE. 

Je  voudrois  vous  pouvoir  accorder  cette  grâce. 

BERNADILLE. 

Si ,  comme  je  l'ai  cru ,  j'étois  en  votre  pl^ce , 


ACTE  IV,  SCÈNE  II.  187 

Et  que  sur  un  tel  point  vous  fussiez  recherché. 
Je  vous  en  sortirois  à  bien  meilleur  marché. 

JULIE. 

Mais  cela  ne  se  peut. 

BERNADILLE. 

Point  de  miséricorde?... 

(à  part.) 
Il  faut ,  pour  me  sauver,  toucher  une  autre  corde , 
Car  enfin  je  vois  bien  ce  qui  lui  tient  au  cœur... 

(à  Julie.) 
Constance  vous  plaît  fort;  Notre  hymen  vous  fait  peur: 
Eh  bien!  épousez-la;  je  cède  sa  personne... 
Vous  secouez  la  tête?...  Et,  de  plus,  je  vous  donne 
Quatre  mille  ducats  en  l'épousant.  Je  crois, 
Quoi  que  vous  en  disiez,  que  c'est  parler  françois. 

JULIE. 

Répondez,  répondez,  sans  parler  de  Constance. 
Le  fait  dont  il  s'agit  est  d'une  autre  importance. 
Vous  êtes  accusé,  faites  votre  devoir. 
Vous  savez  que  je  puis... 

BERNADILLE,  à  part. 

Rien  ne  peut  l'émouvoir... 
(à  Julie.) 
Quoi  !  me  mettre  à  la  gêne ,  et  que  je  sois  la  proie... 

JULIE,  l'interrompant. 
Pour  vous  en  garantir,  je  ne  sais  qu'une  voie... 

(«  Octave  et  aux  deux  valets.  ) 
Que  l'on  nous  laisse  seuls. 

{Octave  et  les  deux  valets  sortent.) 


i88       LA  FEMME  JUGE   ET  PARTIE. 

SCÈNE  III. 

JULIE,  BERNADILLE. 

JULIE. 

Ta  vie  est  en  ma  main. 
Ton  crime  m'est  connu;  tu  t'en  défends  en  vain. 
La  gêne  ayant  tiré  ton  aveu  de  ta  bouchç, 
Rien  ne  peut  te  sauver...  Mais  ta  perte  me  touche. 
Ton  sort  me  fait  pitié  :  je  veux  te  secourir. 
Ne  me  force  donc  pas  à  te  faire  mourir. 
Oui ,  malgré  ton  forfait  et  la  mort  de  Julie , 
Si  tu  confesses  tout,  je  te  sauve  la  vie. 
Tu  peux,  dès  à  présent,  prononcer  ton  arrêt  : 
Les  témoins,  le  supplice,  en  un  mot  tout  est  prêt. 
Mais  s'il  te  faut  enfin  faire  donner  la  gêne , 
Et  que  ton  cœur  s'obstine  à  mériter  ma  haine , 
Ne  songeant  plus  alors  qu'à  ce  que  je  me  doi... 

BERNADILLE,  sc  jetant  à  genoux. 
Hélas!  monsieur  le  juge,  ayez  pitié  de  moi: 
Je  l'avoue ,  il  est  vrai  j'ai  fait  mourir  ma  femme. 

JULIE. 

Cependant,  on  en  dit  tant  de  bien! 

BERNADILLE. 

La  bonne  ame  ! 
Je  la  menai  par  force  en  l'île  où  je  la  mis; 
Et  si  je  vous  disois  pourquoi  je  m'en  défis? 

JULIE. 

C'est  ce  qu'il  faut  savoir.  Pour  commettre  un  tel  crime, 


ACTE  IV,  SCÈNE  III.  189 

Votre  courroux  eut  donc  un  sujet  légitime? 

BERNADILLE. 

Que  trop! 

JULIE. 

s'il  est  ainsi ,  je  vous  renvoie  absoas; 
Mais  je  veux  tout  savoir. 

BERNADILLE,  à   part. 

Ah  !  que  lui  dirons-nous? 
Lui  faut-il  avouer  qu'elle  mit  sur  ma  tête?.,. 
Non;  tâchons  de  trouver  quelque  prétexte  honnête 
Qui  puisse  m'excuser. 

JULIE. 

Mais  si  tu  cèles  rien , 
Sois  sûr  que  son  trépas  sera  suivi  du  tien. 

BERNADILLE. 

Eh  bien  !  vous  saurez  donc  que  ladite  donzelle 
Faisoit  la  précieuse  et  la  spirituelle, 
Airaoit  les  violons,  le  régal ,  le  cadeau, 
L'hiver  en  terre  ferme ,  et  l'été  dessus  l'eau  ; 
Avoit  sur  le  tapis  toujours  quelque  partie, 
Couroit  la  nuit  le  bal ,  le  jour  la  comédie. 

JULIE- 

Eh  !  qu'importe?  Ces  lieux  ont  été  de  tout  temps 
Le  centre  du  beau  monde  et  des  honnêtes  gens  : 
La  scène  a  des  appas  que  tout  le  monde  approuve. 
Et  c'est  un  rendez-vous  où  la  vertu  se  trouve  : 
On  y  traite  l'amour,  mais  c'est  d'une  façon 
Moins  propre  à  divertir  qu'à  servir  de  leçon; 
Et  ce  dieu,  qui  n'y  plait  que  par  son  innocence. 
N'y  règle  ses  transports  que  sur  la  bienséance. 


igo       LA  FEMME  JUGE    ET  PARTIE. 

BERNA  DILLE. 

Mais,  en  sortant  du  lit,  il  lui  falloit  des  eaux. 

Des  pommades,  du  blanc ,  du  vermillon,  des  peaux  : 

Elle  avoit  malgré  moi,  dedans  une  cassette. 

Poudre,  pâtes  ,  tours  blonds,  gommes,  mouche,  pincette. 

Racines,  opiat,  essences  et  parfum. 

De  l'eau  d'ange ,  du  lait  virginal ,  de  l'alun , 

Et  mille  ingrédients,  à  peu  près  de  la  sorte. 

Que  le  diable  a  sans  doute  inventés^ 

JULIE. 

Eh!  qu'importe? 
C'est  presque  pour  le  sexe  une  nécessité  : 
Un  peu  d'aide  souvent  sied  bien  à  la  beauté. 
Ce  soin  n'est  pas  blâmable,  et  même  la  nature 
Ne  prend  pas  le  secours  de  l'art  pour  une  injure  : 
Elle  n'a  rien  sans  lui  de  beau ,  ni  de  parfait. 
C'est  l'art  qui  sait  cacher  les  fautes  qu'elle  fait. 
Il  adoucit  les  yeux,  change  la  bnine  en  blonde. 
Fait  d'un  teint  basané  le  plus  beau  teint  du  monde, 
Noircit  les  cheveux  gris,  couvre  Les  dents  d'émail, 
Convertit  la  blancheur  d'une  lèvre  en  corail; 
Il  embellit  la  fille,  et  rajeunit  la  mère; 
Quand  un  œil  est  unique ,  il  lui  fournit  un  frère; 
Des  beautés  eu  décours  conser\e  les  amants. 
Convertit  leurs  défauts  en  autant  d'agréments, 
Embellit,  rajeunit,  sans  peiue  et  sans  obstacles; 
Et  la  nature  enfin  ne  fait  point  ces.  miracles. 

EERNADILLE. 

Mais  ellem'épuisoit,  et  changeoit  tous  les  jours 
De  jupes,  de  mouchoirs ,  de  bijoux  et  d'atours , 


ACTE  IV,  SCENE  III.  191 

Vouloit  voir  à  son  col  un  râtelier  de  perle , 
Aimoit  la  couipaguie,  et  jasoit  comme  un  merle. 

JULIE. 

Qu'importe?  Est-ce  un  défaut  qu'on  doive  condamner' 
Elle  parloit  beaucoup?  faut-il  s'en  étonner? 
c'est  dedans  une  femme  une  chose  ordinaire, 
Et  je  n'en  ai  jamais  connu  qui  sût  se  taire. 

BERNADILLE. 

Mais  elle  introduisoit,  nous  absent,  un  amant. 
Et  coquetoit  enfin  trop  méthodiqueipent  ; 
A  tous  venants,  hors  nous,  elle  étoit  fort  accorte, 
Aimoit  le  tête-à-téte. 

JULIE. 

Allons  donc.  Eh!  qu'importe? 
Sont-ce  là  des  sujets  qui  méritent  la  mort? 

BERNADILLE. 

C'est  une  bagatelle,  en  effet,  j'ai  grand  tort  ! 

JULIE. 

Si  c'est  là  le  motif  qui  fit  mourir  Julie, 
Je  ne  te  réponds  pas  de  te  sauver  la  vie; 
Et  si  tu  n'as  pas  eu  de  sujet  plus  puissant, 
Tes  jours  sont  en  danger. 

BERNADILLE. 

Que  vous  êtes  pressant! 
Quoi  donc  !  vous  en  faut-il  découvrir  davantage  ? 
Déclarer  à  vos  yeux  ma  honte  et  mon  outrage? 
Et,  pour  vous  contenter,  faut-il  spécifier?... 

JULIE. 

Ouij  du  moins,  si  cela  vous  peut  justifier. 


192       LA  FEMME  JUGE  ET  PARTIE 

BERNADILLE. 

La  friponne ,  ayant  mis  son  honneur  en  déroute , 
A  l'amour  conjugal  avoit  fait  banqueroute, 
Rangeoit  impunément  son  cœur  sous  d'autres  lois  , 
Et  faisoit,  en  un  mot,  trop  grand  feu  de  mon  bois. 
J'étois,  en  nourrissant  ce  serpent  domestique, 
L'objet  de  son  mépris,  la  fable  du  critique; 
Et ,  dissipant  mon  bien  pour  flatter  ses  désirs, 
J'étois  le  trésorier  de  ses  menus  plaisirs. 
Je  savois  son  amour;  et,  forcé  d'y  souscrire, 
J'étois...  j'étois  cocu ,  puisqu'il  vous  faut  tout  dire. 

JULIE. 

Est-ce  là  le  sujet  de  tout  ce  grand  courroux? 
Eh  !  tant  d'autres  le  sont ,  qui  valent  mieux  que  vous  ! 
c'est  un  malheur  commun  dont  souvent  on  est  cause. 
Et  tous  les  jours  enfin  on  ne  voit  autre  chose. 
INIais  si  tous  les  maris  se  piquoient  tant  d'honneur, 
Et  traitoient  leurs  moitiés  avec  même  rigueur. 
Cette  île  inhabitée  oh  vous  mîtes  la  vôtre, 
Deviendroit  un  pays  plus  peuplé  que  le  nôtre. 
C'est  à  quoi  vous  deviez  avoir  un  peu  d'égard. 

BERNADILLE. 

Mais  dans  ses  intérêts  vous  prenez  grande  part, 
Et  vous  l'excusez  fort  !  IN'êtes-vous  point  le  drôle 
Qui,  lorsque  je  sortois,  alloit  jouer  mon  rôle? 
A  qui  notre  moitié,  se  laissant  aborder, 
Donnoit  à  remolis  notre  honneur  à  garder, 
Et  qu'une  nuit  enfin  dérobant  à  ma  vue... 

JULIE,  l'interrompant. 
Je  ne  vous  entends  point. 


ACTE  IV,   SCÈNE  III.  193 

BERNADILLE. 

Si  VOUS  l'aviez  connue , 
Je  serois  sur  ce  point  aise'ment  convaincu  ; 
Car  vous  avez  tout  l'air  de  bien  faire  un  cocu. 

JULIE. 

Je  n'en  aijamais  eu  le  dessein,  et  je  porte... 

BERNADILLE,  l'interrompant. 
Si  j'en  voulois  jurer,  que  le  diable  m'emporte  ! 

JULIE. 

Revenons  à  Julie. 

BERNADILLE. 

Encore? 

JULIE. 

Dites-moi, 
Quelle  preuve  eûtes-vous  de  son  manque  de  foi? 
Aviez-vous  de  son  crime  une  entière  assurance? 

BERNADILLE. 

Je  n'en  avois  que  trop ,  hélas  !  et  ma  vengeance , 
Après  un  tel  éclat,  cherchant  à  s'assouvir... 

JULIE,    iiti terrompant. 
Eh  bien  !  pour  te  montrer  que  je  te  veux  servir. 
Si  tu  peux  me  prouver  qu'elle  fut  infidèle , 
Je  prends  tes  intérêts,  et  ne  suis  plus  pour  elle. 
Je  sais  qu'un  tel  affront  touche  un  homme  de  cœur. 
Mais  si ,  voulant  ternir  sa  gloire  et  son  honneur, 
D'un  injuste  attentat  tu  ne  peux  te  défendre. 
Rien  ne  peut  te  sauver;  demain  je  te  fais  pendre, 
c'est  à  toi  maintenant  à  ménager  tes  soins. 
Profite  bien  du  temps,  et  cherche  des  témoins. 

(  Elle  se  retire.  ) 

»7 


194       LA  FEMME  JUGE  ET  PARTIE. 

SCÈNE   IV. 

OCTAVE,  BERNADILLE,   les  deux  valets, 

BERNADILLE,  à  pati:. 

Quoi!  me  couvrir  moi-même  et  d'opprobre  et  de  blâme  ! 

Moi-même  publier  la  honte  de  ma  femme  ! 

Et  chercher,  quoique  enfin  j'en  sois  trop  convaincu, 

Des  témoins  ,  et  prouver  qu'elle  m'a  fait  cocu  ! 

Que  je  suis  malheureux!...  O  vous,  maris  paisibles, 

Qui  sur  le  point  d'honneur  n'êtes  point  si  sensibles, 

Qui  souffrez  sans  scrupule ,  et  sans  dire  pourquoi , 

Que  l'on  fasse  chez  vous  ce  qu'on  faisoit  chez  moi; 

Et  qui  vous  consolez,  quand  vous  êtes  ensemble. 

D'avoir  devant  vos  yeux  quelqu'un  qui  vous  ressemble. 

Que  vous  vous  épargnez  de  peines  et  de  soins  ! 

On  ne  vous  force  point  à  chercher  des  témoins  ; 

Et  vos  ressentiments  se  prescrivant  des  bornes. 

Vous  mettez  votre  vie  à  l'abri  de  vos  cornes. 

Que  n'ai-je  point  souffert  sans  en  témoigner  rien  !.. 

Ah  !  morbleu  !  c'est  bien  fait;  je  le  mérite  bien. 

Pourquoi  fuir  sous  l'hymen  les  maux  qui  s'y  rencontrent? 

Pourquoi  vouloir  cacher  ce  que  tant  d'autres  montrent? 

Faire,  pour  me  venger,  des  efforts  superflus, 

Et  me  piquer  d'honneur  quand  je  n'en  avois  plus? 

(  à  Octave.  ) 
Pourquoi,  sot  que  j'étois...  Mais  il  faut  me  résoudre? 
Et,  puisque  sans  témoins  on  ne  saaroit  m'absoudre, 
Que  je  ne  puis  enfin  me  sauver  qu'à  ce  prix. 


ACTE  IV,  SCÈNE  IV.  195 

Que  l'on  prenne  le  soin  de  chercher  Béatrix, 
Et  qu'on  l'amène  ici. 

OCTAVE. 

Dans  peu  je  vous  l'amène. 
{aux  deux  valets.  ) 
Cependant,  remenez-le  en  la  chambre  prochaine. 


PIN    DU    QUATRIEME   ACTE. 


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ACTE  CINQUIÈME. 


SCÈNE   I. 

D.  LOPE,  CONSTANCE. 

D.    LOPE. 

Rien  ne  s'oppose  plus  à  mes  justes  souhaits; 
Tout  flatte  mon  amour,  madame  ,  et  désormais 
En  vain  près  de  mes  feux  une  autre  flamme  brille. 
Vous  savez  quel  malheur  menace  Bernadille; 
On  lui  fait  son  procès ,  et  son  lâche  attentat 
Vous  fait  voir  que  de  lui  vous  faisiez  trop  d'état. 
Vous  me  le  préfériez ,  madame ,  et  cette  flamme 
Vous  donnoit  pour  époux  l'assassin  de  sa  femme; 
Mais  le  ciel ,  irrité  du  mépris  de  mes  feux, 
Refuse,  en  ma  faveur,  de  vous  unir  tous  deux. 
Pourrai-je  me  flatter,  par  le  malheur  d'un  autre. 
Qu'aux  volontés  du  sort  vous  soumettrez  la  vôtre? 
Frédéric  m'a  tout  dit.  Si  j'en  crois  son  aveu... 

CONSTAKCE. 

Eh  bien? 

D.    LOPE. 

Je  vous  verrai  récompenser  mon  feu. 

CONSTANCE. 

Et  que  vous  a-t-il  dit? 


LA  FEMxME  JUGE   ET  PARTIE.       197 

D.   LOPE. 

Qu'il  savoit  ia  manière 
De  nous  unir  tous  deux,  et  qu'à  votre  prière 
Il  rompoit  un  hymen  à  votre  amour  fatal; 
Et  vous  voyez  entin  qu'il  ne  s'y  prend  pas  mal. 

COiNSTANCE. 

Il  faut  sur  cet  aveu  que  je  vous  désabuse; 
Aussi-bien  de  l'amour  l'amour  même  est  l'excuse. 
Je  craignois  cet  hymen,  je  ne  puis  le  nier, 
Et  je  me  suis  enfin  réduite  à  le  prier 
D'en  empêcher  l'effet;  mais  c'est  dans  l'espérance 
Que  ma  main  de  ses  soins  seroit  la  récompense. 
Je  l'aime,  et  ne  veux  plus  vous  en  faire  un  secret; 
Je  trahis  votre  amour,  et  peut-être  à  regret. 

D.    LOPE. 

Ma  flamme,  qui  veut  bien  se  régler  sur  la  vôtre , 
Après  un  tel  aveu,  vous  en  veut  faire  un  autre. 
Voyez  ce  qu'un  tel  choix  doit  avoir  de  si  doux  : 
Madame,  Frédéric  ne  sauroit  être  à  vous. 

CONSTANCE. 

Il  ne  peut  être  à  moi? 

D.   LOPE. 

Votre  cœur  en  soupire? 

CONSTANCE. 

Quelle  en  est  la  raison? 

D.    LOPE. 

Je  n'ose  vous  la  dire  : 
jNon  qu'il  m'en  ait  rien  dit  ;  mais  par  son  entretien 
Je  m'en  suis  bien  douté. 

17. 


198       LA  FEMME  JUGE   ET  PARTIE. 

CO-VSTAXCE. 

Quoi  !  je  n'en  saurai  rien? 
Ne  dissimulez  point ,  parlez. 

D.   LOPE. 

La  bienséance , 
Sur  un  pareil  sujet,  me  condamne  au  silence. 

CONSTANCE. 

Mcus  de  quoi,  sur  ce  point,  vous  étes-vous  douté? 

D.    LOPE. 

Que  le  pouvoir  lui  manqne,  et  non  la  volonté; 
Que  sa  main  à  vos  feux  méleroit  trop  de  glace  ; 
Que  du  ciel  en  naissant  il  eut  quelcjue  disgrâce; 
Et,  que  de  votre  hymen  l'amour  venant  à  bout. 
De  deux  bonnes  moitiés  feroit  un  méchant  tout. 

CONSTANCE. 

A  de  pareils  discours  je  ne  puis  rien  comprendre. 

D.    LOPE. 

Frédéric  vient  ici,  qui  pourra  vous  l'apprendre. 

SCÈNE  II. 

JULIE,  D.   LOPE,  CONSTANCE. 

CONSTANCE,  à  Julie. 
Dois-je  à  ce  qu'on  me  dit  ajouter  quelque  foi, 
Frédéric?  Votre  cœur  ne  sauroit  être  à  moi? 
Après  tant  de  serments,  don  Lope  est-il  croyable; 

JULIE. 

Son  récit  me  fait  tort,  mais  il  est  véritable; 
Et  mon  cœur  qui  tautôt  vous  juroit  amitié, 


ACTE  V,  SCENE  II.  199 

Vous  vouloit  pour  amie,  et  non  pas  pour  moitié: 
Le  ciel  à  cet  hymen  met  un  trop  {jrand  obstacle, 
Et  je  ne  puis  me  voir  votre  époux  sans  miracle. 

CONSTANCE. 

Il  s'en  fait  quelquefois,  quand  de  justes  souhaits... 

JULIE,  l'interrompant. 
Madame ,  il  est  de  ceux  qui  ne  se  font  jamais. 
Il  faut  que  pour  l'hymen  vous  fassiez  choix  d'un  autre; 
Vous  n'êtes  pas  mon  fait,  je  ne  suis  pas  le  vôtre. 
Je  ne  puis  rien  pour  vous;  j'en  ai  bien  du  regret. 

CONSTANCE. 

Peut-on  savoir  pourquoi? 

JULIE. 

Ce  n'est  plus  un  secret; 
L'hymen  m'engage  ailleurs,  et  je  ne  puis... 
CONSTANCE,  l'interrompant. 

Quoi ,  traître  ! 
Vous  êtes  marié? 

JULIE. 

Vous  le  vouliez  bien  être  : 
Est-ce  un  crime  si  grand  que  d'être  marié? 

CONSTANCE. 

Pourquoi  me  le  nier? 

JULIE. 

Je  l'avois  oublié... 
Mais  l'hymen  près  de  vous  me  rendroit-il  coupable? 
Pour  être  sous  ses  lois  eu  est-on  moins  aimable? 
L'amour  a  des  douceurs  que  ce  lien  permet  : 
Il  n'est  pas  si  sévère  ;  et  quand  on  s'y  soumet , 
s'il  falloit  renoncer  à  la  galanterie, 


200       LA  FEMME  JUGE   ET  PARTIE- 

On  ne  s'engageroit  à  l'hymen  de  sa  vie. 

CONSTANCE. 

Mais  pourquoi,  vous  sachant  engagé  sous  sa  loi. 
Vous  flatter  hautement  de  l'espoir  d'être  à  moi? 

JULIE. 

Malgré  l'hymen,  aimant  les  amitiés  nouvelles. 
J'ai  fait  vœu  solennel  d'aimer  toujours  les  belles  : 
Vous  êtes  de  ce  nombre,  et  je  vous  ferois  tort , 
Si  je  ne  vous  aimois. 

CONSTANCE. 

Modérez  ce  transport , 
Puisque  je  ne  puis  plus  écouter  votre  flamme. 
Que  l'hymen... 

J D L I E ,  l'intenompant. 

Voulez-vous  épouser  une  femme? 

CONSTANCE. 

Vous ,  femme  ? 

JULIE,  lui  montrant  sa  main. 
Jugez-en. 
CONSTANCE,  après  l'avoir  examinée. 
Je  n'en  saurois  douter, 
j  c  L I E ,  à  don  Lope. 
Un  semblable  rival  n'est  pas  à  redouter? 

D.   LOPE. 

Pardonnez  au  transport  dont  j'eus  l'ame  saisie; 
Vous  donniez  de  l'amour  et  de  la  jalousie... 
Mais  qui  peut  vous  porter  à  ce  déguisement? 

JULIE. 

Entrez,  pour  le  savoir,  dans  moii  appartement. 
Ce  que  je  vous  veux  dire  a  de  quoi  \ous  surprendre. 


ACTE   V,   SCÈNE  II.  aoi 

Bernadille  s'y  plaint,  que  vous  pourrez  entendre; 
Et  ses  plaintes  pourront  vous  divertir,  je  croi, 
Alors  que  vous  saurez...  Il  paroît,  suivez-moi. 

(Elle  se  retire  avec  Constance  et  don  Lape.) 

SCÈNE  III. 

BERNADILLE. 

En  vain  tu  me  livres  bataille, 
Rigoureux  et  cher  point  d'honneur; 
Le  gibet  me  fait  trop  de  peur. 
Il  faut  que  nous  rompions  la  paille  : 

Aussi-bien  vainement  je  voudrois  m'en  piquer; 
Celui  qui  me  vient  d'attaquer 

Me  presse  de  trop  près  :  il  est  impitoyable. 

J'ai  perdu  mon  crédit,  et  j'en  suis  convaincu, 
Puisque  je  ne  suis  pas  croyable 
Quand  je  dis  que  je  suis  cocu. 
Frédéric  veut  que  je  le  prouve, 
Et  je  n'en  ai  qu'un  seul  témoin; 
Encor  dans  un  si  grand  besoin, 
c'est  un  bonheur  que  je  le  trouve  ! 

Ceux  qui  souffrent  en  paix  un  affront  si  commun 
Trouveroient  cent  témoins  pour  un. 

C'est  à  n'en  point  trouver  que  leur  recherche  est  vaine  ; 

Leur  honte  les  fait  vivre  ;  et  plusieurs  que  je  voi, 
s'ils  s'en  vouloient  donner  la  peine. 
Le  prouveroient  bien  mieux  que  moi. 
En  vain,  pour  tâcher  de  ra'abattre, 


202       LA  FEMME  JUGE  ET  PARTIE. 
L'honneur  me  crie ,  à  haute  voix, 
Que  l'on  n'est  pendu  qu'une  fois , 
Et  qu'on  peut  être  cocu  quatre , 

Que  de  ces  deux  affronts  le  moindre  est  de  mourir; 
La  peur,  qui  me  vient  secourir, 

Avecque  ce  que  j'ai  de  penchant  à  l'entendre, 

Fait  que  je  lui  réponds,  d'un  ton  plus  vigoureux, 
Que  l'affront  de  se  laisser  pendre 
Me  semble  le  plus  grand  des  deux. 
Suivons  donc  cette  noble  envie. 
Ecoutons  toujours  cette  peur, 
Tâchons  d'abréger  notre  honneur 
Afin  d'alonger  notre  vie. 

Je  passe  pour  un  sot  en  faisant  un  tel  choix  ; 
Mais  je  ne  le  suis  qu'une  fois, 

Et  je  le  serois  deux,  si  je  me  laissois  pendre... 

Ke  balançons  donc  plus  ;  et ,  dans  un  tel  besoin , 
Puisque  je  ne  puis  m'en  défendre, 
Faisons  jaser  notre  témoin. 

SCÈNE  IV. 

BÉATRIX,  OCTAVE,  BERNADILLE. 

B  £  R  N  A  D I  L  L  E ,    à  part. 

J'aperçois  Béatrix;  sa  présence  me  flatte... 

(à  Octave.) 
Monsieur,  cette  matière  est  un  peu  délicate; 
Que  ion  nous  laisse  seuls. 

{^Octave  s'en  va.  ) 


ACTE  V,  SCÈNE  V.  2o3 

SCÈNE  V. 

BERNADILLE,   BÉATRIX. 

BÉATRIX. 

Que  voulez- vous  de  moi? 

BERNADILLE. 

Mou  sort  dépend  de  toi. 

BÉATRIX. 

De  moi,  monsieur? 

BERNADILLE. 

De  toi. 
Il  y  va  de  ma  vie ,  et  la  chose  me  touche. 
Tu  peux  me  la  sauver,  et  deux  mots  dé  ta  bouche 
Mettront  en  sûreté  ma  vie  et  mon  repos. 

BÉATRIX. 

Dites-moi  donc,  monsieur,  promptement  ces  deux  mots. 

BERNADILLE. 

Tu  les  diras? 

BÉATRIX. 

Sans  doute. 

BERNADILLE. 

Et  même  en  la  présence 
Du  prévôt? 

BÉAT  RIX. 

Pourquoi  non? 

BERNADILLE. 

Après  cette  assurance 


2o4,    LA  FEMME  JUGE  ET  PARTIE. 

Je  suis  hors  de  danger,  et  j'en  suis  convaincu. 
Eh  bien!  tu  diras  donc... 

BÉATRix,  i interrompant. 
Quoi? 

BERN  ADILLE. 

Que  j'étois  cocu. 
Ce  sont  là  les  deux  mots  que  je  voulois  t'apprendre. 

BÉATRIX. 

Vous  vous  moquez .  monsieur,  et  me  voulez  surprendre? 

BERN  ADILLE. 

Nullement. 

BÉATRIX.  i 

Vous  voulez,  monsieur,  vous  divertir? 

BERN  ADILLE. 

Morbleu!  tu  le  diras,  quand  tu  devrois  mentir. 

BÉATRIX. 

Je  n'ai  garde,  monsieur  ;  l'infamie  est  trop  grande. 

BERN  ADILLE. 

Tu  ne  le  diras  pas?  Tu  veux  donc  qu'on  me  pende? 

BÉATRIX. 

Quoi!  vous  pendre?...  Et  la  cause  ? 

BERN  ADILLE. 

Ah  !  discours  superflus 
c'est  que  l'on  pend  les  gens  qui  ne  sont  pas  cocus. 
Curieux  animal,  dont  la  sotte  prudence 
Voudroit  de  notre  honneur  cacher  la  décadence, 
Dis  ce  que  l'on  te  dit. 

BÉATRIX. 

Mais ,  de  grâce ,  monsieur. 
Songez  qu'un  tel  aveu  vous  va  perdre  d'honneur. 


ACTE  V,  SCENE  V.  ao5 

BERNADILLE. 

Va  ;  j'ai'pour  m'en  défendre  une  raison  trop  forte  :■ 
L'homme  n'est  plus  cocu ,  lorsque  sa  femme  est  morte. 

BÉATRIX. 

Mais ,  monsieur,  cet  affront  vous  doit  combler  d'ennuis. 

BERNADILLE. 

Mais  je  ne  veux  passer  que  pour  ce  que  je  suis. 

BÉATRIX. 

L'honneur  doit  s'acheter  au  péril  de  répandre... 

BERNADILLE,  l'interrompant. 
Quand  l'honneur  est  trop  cher,  il  faut  le  laisser  vendre. 

BÉATRIX. 

Mais  peut-être  qu'à  tort  vous  vous  êtes  douté... 

BERNADILLE,  l'interrompant. 
Si  je  ne  l'étois  pas ,  je  veux  l'avoir  été. 

BÉATRIX. 

Tous  vos  parents,  monsieur,  et  vos  amis... 
BERNADILLE,    l'interrompant. 

Encore  ? 

BÉATRIX. 

Se  moqueront  de  vous. 

BERNADILLE. 

Indocile  pécore! 
Esprit  contrariant,  dis-moi  pourquoi  tu  veux 
Qu'ils  se  moquent  de  moi,  quand  je  serai  comme  eux? 

BÉATRIX. 

Eh  bien  !  ordonnez  donc  ce  qu'il  faut  que  je  die. 

BERNADILLE. 

C'est  parler  de  bon  sens.  Tu  counoissois  Julie? 

18 


2o6       LA  FEMME  JUGE  ET  PARTIE, 

BÉATRIX. 

Oui ,  monsieur. 

BERN  ADILLE. 

Il  faut  donc ,  tout  scrupule  vaincu , 
Déclarer  hautement  qu'elle  m'a  fait  cocu. 

BÉATRIX. 

Qu'est-ce  donc  qu'un  cocu,  monsieur,  ne  vous  déplaise? 

BERNA  DILLE. 

La  question  est  neuve  !  Ah  !  tu  fais  la  niaise? 

BÉATRIX. 

si  vous  ne  m'expliquez  ce  que  c'est,  je  prétends... 

BERNADILLE,  l'interrompant. 
Tu  veux  donc  le  savoir?  C'est  quand  ,  eu  même  temps, 
On  fait  sympathiser,  pourvu  qu'un  tiers  y  trempe, 
Un  mariage  en  huile  avec  un  en  détrempe  j 
Quand  une  femme  prend  un  galant  à  son  choix. 
Que,  d'un  lit  fait  pour  deux,  elle  en  fait  un  pour  trois, 
Et  qu'enfin  se  faisant  consoler  de  l'absence... 
Maugrebleu  de  la  masque  avec  son  innocence  ! 

BÉATRIX. 

Si  ce  n'est  que  cela ,  monsieur,  je  jurerai 
Que  vous  ne  l'étiez  pas. 

BERNADILLE. 

Ah!  je  t'étranglerai. 
Mon  honneur  est  défunt,  la  chose  est  trop  certaine. 

béatri  X. 
Pour  me  faire  mentir  votre  colère  est  vaine. 

BERNADILLE. 

Et  l'homme  que  tu  sais  qui  sortoit  de  chez  moi , 
D'avec  qui  venoit-il? 


ACTE   V,   SCENE  V.  207 

BÉATRIX. 

D'avec  moi. 

BERNADILLE. 

D'avec  toi? 
Tu  me  dis  le  contrjiire  à  l'instant;  et  j'admire... 

BÉATRIX,  l'interrompant. 
Un  poignard  à  la  main ,  vous  me  le  fîtes  dire , 
Je  n'osai  le  nier. 

BERNADIÏLE. 

Il  n'en  étoit  donc  rien? 

BÉATRIX. 

Rien  du  tout. 

BERNADILLE. 

Et  ma  femme? 

BÉATRIX. 

Elle  vivoit  fort  bien. 

BERNADILLE. 

Elle  ne  donnoit  point  au  galant  audience? 

BÉATRIX. 

Non. 

BERNADILLE. 

Elle  ne  voyoit  personne  en  notre  absence? 

BÉATRIX. 

c'est  en  vain  que  quelqu'un  s'y  seroit  attendu. 

BERNADILLE. 

Quoi!  jamais? 

BÉATRIX. 

Non ,  jamais. 

BERNADILLE. 

Ah  !  me  voilà  pendu  ! 


2o8       LA  FEMME  JUGE    ET  PARTIE. 

Ah  !  langue  de  serpent  !  Mégère  abominable  ! 

Écume  de  l'enfer!  organe  du  grand  diable! 

Je  crus  trop  aisément  ton  funeste  rapport  ; 

Je  voulus  la  punir,  et  je  causai  sa  mort. 

Je  pris  l'occasion  à  ma  vengeance  offerte  ; 

Mon  amour  en  fureur  précipita  sa  perte , 

Croyant  de  son  forfait  être  assez  convaincu; 

Et,  pour  comble  de  maux,  je  ne  suis  pas  cocu. 

Enfin  de  son  trépas  tu  fus  la  seule  cause  ; 

Pour  t'en  mettre  à  couvert,  fais  du  moins  quelque  chose: 

Je  te  pardonne  tout  ;  mais ,  dans  un  tel  besoin , 

Par  grâce  ou  par  pitié  sers-moi  de  faux  témoin. 

Soutiens  que  je  l'etois,  puisqu'il  faut  qu'on  t'en  croie  : 

Prouve-le ,  si  tu  peux,  j'en  aurai  de  la  joie  ; 

Assure  mou  repos,  et  j'aurai  soin  du  tien. 

BÉATRIX. 

Mais  comment  le  prouver  enfin  s'il  n'en  est  rien? 
La  vérité,  monsieur,  m'oblige  à  m'en  défendre. 

BERNADI'LLE. 

Faute  d'un  faux  témoin,  faut-il  me  laisser  pendre? 
Mciis ,  après  avoir  mis  mon  épouse  au  tombeau , 
Avant  qu'être  pendu,  je  serai  ton  bourreau. 

BÉATRIX,  criant. 
Au  secours  ! 

BERNADILLE. 

Mon  malheur  te  deviendra  funeste. 


ACTE  V,    SCENE  VI.  209 

SCÈNE    VI. 

OCTAVE,  BERNADILLE,  BÉATRIX. 

OCTAVE,   à  Bemadille. 
D'où  vient  ce  bruit? 

BERNADILLF. 

De  moi,  qui  jouois  de  mon  reste. 
(  montrant  Béatrix.  ) 
Otez-la-moi  d'ici. 

BÉATRIX. 

Voyez  ce  vieux  portrait , 
Qui  veut  être  cocu,  malgré  que  l'on  eu  ait! 

OCTAVE. 

Frédéric  vous  veut  voir;  entrez  dans  cette  salle. 

[Béatrix  passe  dans  la  salle  voisine.) 

SCÈNE    VII. 

OCTAVE,  BERNADILLE. 

OCTAVE,  à  part. 
Qu'il  est  surpris  ! 

BERNADILLE,  à  part. 

Enfin  ma  peine  est  sans  égale; 
Ma  femme  est  morte ,  et  rien  ne  me  peut  secourir. 
Elle  étoit  innocente,  et  je  l'ai  fait  mourir. 
Cet  injuste  trépas  demande  une  victime  : 
La  vertu  fait  ma  honte,  et  le  malheur  mon  crime. 

18. 


2IO       LA  FEMME  JUGE   ET  PARTIE. 
Le  désordre  où  j'en  suis  ne  peut  s'imaginer... 
Mais  je  vois  Frédéric ,  qui  va  me  condamner  : 
Je  pense,  en  le  voyant,  voir  devant  moi  ma  femme  ; 
Le  frisson  de  la  mort  m'a  déjà  saisi  l'ame. 

SCÈNE  VIII. 

JULIE,  OCTAVE,  BERNADILLE. 

JULIE,  à  Bemadille. 
Eh  bien  !  votre  témoin  flatte-t-il  votre  espoir? 

BERNADILLE. 

Hélas  !  j'ai  plus  d'honneur  que  je  n'en  veux  avoir. 

JULIE. 

Tu  vois,  par  le  trépas  de  cette  malheureuse. 
Le  péril  où  t'a  mis  ton  humeur  ombrageuse? 

BERNADILLE. 

J'ai  commis  un  grand  crime,  et  je  le  vois  trop  bien; 
Mais  si  j'étois  cocu,  cela  ne  seroit  rien. 

JULIE. 

Il  semble  que  tu  sois  fâché  de  ne  pas  l'être? 

BERNADILLE. 

J'en  suis  au  désespoir;  vous  le  pouvez  connoître. 
Les  pleurs  que  je  répands  vous  disent... 
JULIE,  L'interrompant. 

Voudrois-tu 
Que  le  cœur  de  Julie  eût  eu  moins  de  vertu? 
Que  pour  toi... 

BERNADILLE,  U interrampant  à son  tour. 

Plût  an  ciel ,  pour  me  sauver  la  vie , 


ACTE  V,   SCENE   VIII.  211 

Que  de  tous  mes  amis  elle  eût  été  l'amie. 

Et  que  de  moji  repos  leur  amour  prenant  soin. 

M'en  eût  fait  découvrir  quelque  petit  témoin! 

JULIE. 

Ainsi,  sur  ce  sujet,  tu  n'as  plus  de  ressource? 

BERNADILLE. 

Non ,  que  votre  bonté ,  mes  larmes  et  ma  bourse. 

JULIE. 

c'est  un  foible  secours,  et  je  dois  observer... 

BERNADILLE,  interrompant. 
Quoi  !  je  serai  pendu? 

J  ULIE. 

Rien  ne  peut  t'en  sauver, 
Ne  pouvant  pas  prouver  qu'elle  t'ait  fait  d'outrage. 

BERNADILLE. 

Morbleu  !  pourquoi  prenois-je  une  femme  si  sage? 
Hélas  une  coquette  étoit  bien  mieux  mon  fait. 

JULIE. 

Tu  vois  que  rien  ne  peut  excuser  ton  forfait  : 
Je  ne  puis  te  sauver.  Choisis  pour  ton  supplice 
De  quel  genre  de  mort  tu  veux  qu'on  te  punisse: 
Ma  bonté  veut  pour  toi  faire  eiicor  cet  effort. 

BERNADILLE. 

Quel  choix!  Si  je  ne  puis  me  sauver  de  la  mort. 
Eh  !  que  m'importe  enfin,  s'il  faut  qu'on  me  punisse. 
Qu'on  alonge  mon  corps,  oa  bien  qu'on  raccourcisse  ! 

JULIE. 

N'importe ,  puisque  enfin  tu  te  vois  convaincu. 

B  E  U  N  A  D  I  L  L  E. 

Eh  bien  !  s'il  faut  mourir  faute  d'être  cocu, 


212       LA  FEMME  JUGE   ET  PARTIE. 

Que  deux  heures  après  que  l'on  m'aura  fait  pendre, 
On  me  fasse  brûler  pour  avoir  de  ma  cendre. 
Cela  doit  être  rare. 

JULIE. 

Oui,  tu  seras  content... 
(rt  Octave.  ) 
Octave,  faites  tout  préparer  à  l'instant. 
Afin  qu'ayant  conclu  tout  ce  qu'il  faut  qu'on  fasse, 
Il  soit  exécuté  dedans  la  grande  place. 

OCTAVE. 

J'avois  prévu  votre  ordre,  et  tout  est  déjà  prêt. 

(//  sort.) 

SCÈNE  IX. 

JULIE,  BERNADILLE. 

BERNADILLE. 

Miséricorde  !  hélas  !  modérez  cet  arrêt... 

Ah  !  monsieur  le  prévôt ,  que  la  pitié  vous  touche  ! 

JULIE. 

Je  ne  puis  rien  pour  toi. 

BERNADILLE. 

Deux  mots  de  votre  bouche 
Peuvent,  avec  l'honneur,  rétablir  mon  espoir. 


ACTE   V,  SCÈNE  X.  2i3 

SCÈNE  X. 

OCTAVE,  JULIE,  BERNADILLE. 

OCTAVE,  à  Julie. 
DonLope,  avec  Constance... 

JULIE,  l'interrompant. 
Eh  bien  ! 

OCTAVE. 

Viennent  vous  voir. 

JULIE. 

Tu  devois... 

OCTAVE,  l'interrompant. 
Parlez  bas;  ils  sont  à  cette  porte. 

JULIE. 

Ils  prennent  mal  leur  temps...  Qu'ils  avancent,  n'importe. 

SCÈNE  XL 

D.  LOPE,  CONSTANCE,  JULIE,  BERNADILLE, 
OCTAVE. 

CONSTANCE,  à /u/ie. 

Pouvons-nous  espérer  une  grâce  de  vous  ? 

JULIE. 

L'honneur  de  vous  servir,  madame,  m'est  trop  doux  : 
Pour  vous  la  refuser  j'honore  trop  Constance. 


2i4      LA  FEMME  JUGE   ET  PARTIE. 

CONSTANCE. 

Mais  puis-je  faire  fond  dessus  cette  assurance? 

JULIE. 

Ce  doute  me  fait  tort. 

CONSTANCE. 

Eh  bien  !  s'il  est  ainsi , 
Bernadille  en  péril  me  fait  venir  ici  : 
Je  demande  sa  grâce  :  il  faut  que  je  l'obtienne. 

D.   LOPE,  à  Julie, 
Je  joins ,  pour  vous  fléchir,  ma  prière  à  la  sienne. 

BERNADILLE. 

Quel  excès  de  bonté  ! 

j  u  L I E  ,  à  Constance. 

Mais  cela  ne  se  peut; 
H  est  trop  criminel. 

CONSTANCE. 

Mais  Constance  le  veut. 

JULIE. 

Madame ,  savez-vous  de  quel  crime  on  1  accuse  ? 

CONSTANCE. 

I.e  regret  qu'il  en  a  lui  doit  servir  d'excuse. 

JULIE. 

Mais... 

CONSTANCE,  l'interrompant. 
Vous  me  refusez?  Avant  que  de  partir... 
JULIE,  t interrompant  à  son  tour. 
Puisque  vous  le  voulez,  il  y  faut  consentir. 

BERNADILLE. 

Que  mon  bonheur  est  grand  ! 


ACTE  V,  SCENE  XI.  2i5 

JULIE. 

Il  est  libre,  madame, 
Pourvu  que  de  ma  maiu  il  reçoive  une  femme. 

BERNADILLE. 

Sans  doute,  vous  avez,  à  ce  que  je  puis  voir, 
Quelque  maîtresse  en  chambre,  et  voulez  la  pourvoir? 

JULIE. 

Votre  honneur  m'est  trop  cher,  et  je  vous  rends  la  vie. 
Pourvu  qu'avec  plaisir  vous  repreniez  Julie. 

BER  N  A  DILLE. 

OÙ  diable  la  reprendre  !...  Hélas  !  je  meurs  d'eftroi? 
Qui  pourra  me  la  rendre? 

JULIE. 

Ingrat,  ce  sera  moi?... 
La  voilà. 

BERNADILLE. 

Vous  Julie!...  Ah!  comble  d'allégresse! 
Quel  miracle  aujourd'hui  te  rend  à  ma  tendresse? 
Comment  t'es-tu  sauvée?...  Ah  !  que  mou  déplaisir... 

JULIE,  l'interrompant. 
C'est  ce  que  je  prétends  vous  apprendre  à  loisir. 

BERNADILLE. 

Ce  fripon  de  prévôt,  dedans  cette  journée, 
M'a  donné  de  la  peur  1 

JULIE. 

Vous  me  l'aviez  donnée. 
Le  soupçon  qui  pour  moi  vous  rendit  inhumain... 
BERNADILLE,  l'interrompant. 
(  à  Constance.) 
Il  suffit...  Recevez  don  Lope  de  ma  main. 


2i6      LA  FEMME  JUGE   ET  PARTIE. 

Allons,  pour  égaler  notre  joie  à  la  vôtre, 
Concluant  votre  hymen,  renouveler  le  nôtre; 
Et  dire  à  nos  amis ,  qui  me  croyoient  pendu, 
Que  le  juge  et  partie  a  fait  ce  qu'il  a  dû. 


FIN   DE  LA    FEMME   JUGE  ET  PARTIE. 


PENELOPE, 

TRAGEDIE  EN  CINQ  ACTES , 

PAR  UABBÉ  GENEST, 

Représentée,  pour  la  première  fois,  le  22  janvier 
1684. 


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NOTICE 


SUR 


L'ABBÉ  GENEST. 


Charles-Claude.  Genest,  né  àParisen 
i636,  de  parents  obscurs,  cherchoit  à  passer 
dans  les  colonies,  lorsqu'il  fut  fait  prisonnier 
par  les  Anglais.  Conduit  à  Londres,  il  y  vécut 
en  donnant  des  leçons  de  français  jusqu'au  mo- 
ment où  il  eut  la  liberté  de  revenir  en  France. 
Il  y  obtint  la  place  de  précepteur  de  mademoi- 
selle de  Blois,  qui,  devenue  duchesse  d'Orléans, 
le  fit  son  aumônier.  Genest  fut  depuis  abbé  de 
Saint-Wilmer  et  secrétaire  des  commandements 
du  duc  du  Maine.  Il  profita  de  l'aisance  que  lui 
donnèrent  ses  places  pour  se  livrer  à  son  goût 
pour  la  littérature.  Le  premier  ouvrage  drama- 
tique qu'il  fit  jouer  fut  Zélonide,  princesse  de 


220  NOTICE  SUR  L'ABBÉ  GENEST. 
Sparte ,  tragédie  représentée  pour  la  première 
fois  le  4  février  1682.  Cette  pièce  eut  dix-sept 
représentations.  Deux  ans  après  parut  Péné- 
lope y  tragédie.  Elle  ne  fut  d'abord  donnée  que 
huit  fois,  mais  à  sa  première  reprise,  en  août 
1722, elle  eut  un  grand  succès,  qui  s'est  encore 
accru,  vingt-cinq  ans  après  ,  par  le  talent  avec 
lequel  mademoiselle  Clairon  remplit  le  rôle  de 
Pénélope.  Le  jeu  muet  de  cette  actrice,  à  la 
scène  de  la  reconnoissance,  produisit  le  plus 
grand  effet. 

Po/jmne5tor,  tragédie  jouée  pour  la  première 
fois  le  12  décembre  1696,  ne  le  fut  que  cinq 
fois,  et  n'a  point  été  imprimée. 

Le  19  décembre  17 10,  Genest  fit  jouer  pour 
la  première  fois  à  Paris  Joseph  ^  tragédie  qui 
avoit  été  représentée  cinq  fois  en  1 706 ,  au  châ- 
teau de  Cluny  près  Versailles,  et  dans  laquelle 
madame  la  duchesse  du  Maine  avoit  rempli  le 
rôle  d'Azaneth  ;  M.  de  Malezieu  et  ses  deux  fils 
ceux  de  Juda,  Ruben ,  et  Benjamin  ;  le  marquis 
de  Roquelaure  y  avoit  fait  le  personnage  de  Si- 
méon  ;  le  marquis  de  Gondrin  celui  de  Pharaon, 


NOTICE  SUR  L'ABBÉ  GENEST.  221 
et  Baron,  alors  retiré  de  la  scène,  y  avoit  joué 
Joseph. 

Cette  tragédie,  la  dernière  de  l'auteur,  fut 
jouée  onze  fois. 

Genest,  reçu  à  l'Académie  française  dès 
1698,  mourut  le  19  décembre  17 19,  dans  sa 
quatre-vingt-troisième  année. 


19- 


PERSONNAGES. 

PÉNÉLOPE ,  femme  d'Ulysse. 

ULYSSE ,  roi  d'Ithaque. 

TÉLÉMAQUE,  fils  d  Ulysse  et  de  Pénélope. 

EURIMAQUE ,  roi  de  Samos. 

IPHISE,  fille  d'Eurimaque. 

EUMÉE,  ministre  d'Ithaque. 

ANTINOUS ,  prince  sujet  d'Ithaque. 

ÉRICLÉE,  gouvernante  de  Télémaque. 

EURINOME ,  autre  femme  de  la  reine. 

ARGINE,  confidente  d'Iphise. 

ARC  AS ,  confident  d'Antinous. 

Gardes. 


La  scène  est  dans  le  palais  d'Ithaque. 


PÉNÉLOPE, 

TRAGÉDIE. 
ACTE  PREMIER. 


ï  ^r%/V^A/»/%- 


SCÈNE  I. 

PÉNÉLOPE,  dans  un  vestibule  cfui  regarde  sur 
la  mer. 

J'appelle  en  vain  Ulysse  :  ô  fatale  journée! 
Pénélope,  à  quel  choix  te  vois-tu  condamnée! 
Non,  mes  persécuteurs,  non,  le  sort  en  courroux. 
Ne  sauroient  me  réduire  au  choix  d'un  autre  époux. 
J'expirerai  plutôt  :  cette  mer,  moins  barbare, 
Eejoindra  par  ma  mort  deux  cœurs  qu'elle  sépare. 
Tu  n'as  donc  point  voulu ,  toi  que  j'ai  tant  prié , 
Me  rendre  le  dépôt  que  je  t'ai  confié, 
Neptune?  Eh  !  plût  au  sort  que  ta  fureur  avide 
Eût  étouffé  sous  l'onde  un  ravisseur  perfide. 
Quand  il  alloit  chercher  au  bord  de  l'Enrôlas 
La  coupable  beauté  funeste  à  tant  d'états  ! 
On  ne  m'auroit  point  vue  au  désespoir  livrée, 
Malgré'mon  tendre  amour,  d'Ulysse  séparée, 
Dans  l'effroi,  dans  les  pleurs,  dans  les  gémissements, 
De  tant  de  tristes  jours  compter  tous  les  moments. 


224  PÉNÉLOPE. 

La  flamme  a  dévoré  cette  odieuse  Troie; 

J'ai  vu  des  Grecs  vengés  le  triomphe  et  la  joie , 

Et  le  ciel  pour  moi  seule  a  gardé  sa  rigueur  ; 

Il  refuse  à  mes  vœux  le  retour  du  vainqueur. 

Est-il  mort  ou  vivant?  Quelles  rives  lointaines 

Me  laissent  ignorer  ses  courses  incertaines? 

L'un  promet  son  retour,  l'autre  l'a  vu  périr; 

Et  l'on  m'a  fait  sans  cesse  et  revivre  et  mourir. 

Hélas  !  il  me  sembloit  dans  ce  dernier  orage , 

Voir  Ulysse  mourant,  jeté  sur  ce  rivage. 

Je  pleure  ses  malheurs  ;  je  me  tourmente  :  hélas. 

Je  puis  souffrir  pour  lui  des  maux  qu'il  ne  sent  pas  ! 

Obstacles  et  périls ,  peut-être  imaginaires  ! 

Cruels  retardements ,  peut-être  volontaires! 

Peut-être,  sans  songer  à  mes  tristes  soupirs, 

Un  climat  plus  heureux  arrête  ses  désirs. 

En  des  liens  nouveaux  les  charmes  d'une  amante... 

Seroit-ce  là  le  prix  d'une  foi  si  constante? 

Mais  puis-je  me  former  ces  injustes  douleurs  ? 

C'est  sa  mort  trop  certaine  à  qui  je  dois  mes  pleurs. 

Mou  Ulysse... 

SCÈNE  H. 

PÉNÉLOPE,   ÉRICLÉE,   EURINOME. 

EUR  I  NOME. 

Pourquoi  fuyez- vous  notre  vue? 
A  paroître  en  public  vous  étiez  résolue  : 
Vous  laissiez  à  nos  soins  adoucir  vos  regrets. 


ACTE   I,  SCÈNE  II.  225 

Et  relever  l'éclat  de  vos  divins  attraits. 
Mais  vous  pleurez  encore  avec  plus  d'amertume: 
Faut-il  que  votre  vie  en  plaintes  se  consume  ? 
Dans  ce  jour  solennel,  où  vous... 

PÉNÉLOPE. 

Jour  malheureux  ! 
Que  faire,  que  résoudre  en  ces  moments  affreux? 
Voici  mon  dernier  terme  :  il  est  temps  que  j'expire, 
Pour  éviter  l'hymen  qu'on  ose  me  prescrire. 

ériclée. 
Contraignez- vous  encore,  essuyez  ces  beaux  yeux. 
Montrez-vous ,  reprenez  cet  air  victorieux , 
Qui  range  sous  vos  lois  les  cœurs  les  plus  rebelles; 
Priez ,  parlez ,  cherchez  des  excuses  nouvelles  : 
Vos  célestes  beautés  pourront  tovit  obtenir. 
Songez  que  Télémaque  est  prêt  à  revenir. 
Ce  fils  dont  votre  choix  me  confia  l'enfance  ; 
Cet  aimable  héros,  notre  unique  espérance, 
Il  n'a  que  vous ,  vivez ,  conservez-vous  pour  lui. 

PÉNÉLOPE. 

Je  suis  de  maux  sans  nombre  accablée  aujourd'hui. 

L'intérêt  de  mon  fils  encor  me  désespère  : 

Échappé  de  nos  bras ,  il  cherche  en  vain  son  père; 

Je  ne  sais  si  lui-même  il  voit  encor  le  jour. 

Je  ne  sais  si  je  dois  souhaiter  son  retour; 

Pour  lui,  plus  que  pour  moi ,  dans  l'état  où  nous  sommes , 

Je  crains  Antinoiis  le  plus  méchant  des  hommes. 

On  me  trahit  :  Eumée  est  le  seul  en  ces  lieux 

Qui  soit  resté  fidèle,  et  qui  craigne  les  dieux; 


226  PÉNÉLOPE. 

A  mes  persécuteurs  tout  obéit,  tout  cède. 

En  des  maux  si  pressants  où  trouver  du  remède? 

Je  vois  Eumée  :  hélas!  en  cette  extrémité 

Que  peut  faire  son  zèle,  et  sa  fidélité? 

SCÈNE  ïlf. 

PÉNÉLOPE,  EUMÉE,  ÉRICLÉE,  EURINOME. 

EUMÉE. 

Ce  zèle  qui  ressent  vos  funestes  alarmes, 
Madame,  vient  mêler  mes  regrets  à  vos  larmes; 
Je  ne  puis  aujourd'hui  que  pleurer  avec  vous 
Et  mon  auguste  maître  et  votre  digne  époux. 
O  mortelle  douleur!  verrai-je  ainsi  détruire 
Cette  ile  florissante ,  et  cet  heureux  empire? 
Verrai-je  ainsi  gémir,  sous  une  injuste  loi, 
Ces  gages  adorés  qu'il  commit  a  ma  foi? 
On  ne  peut  vous  cacher  que  les  peuples  d'Ithaque 
Se  déclarent,  madame,  en  faveur  d'Eurimaque: 
Déjà  comme  en  triomphe  il  entre  en  ce  palais; 
H  croit  que  dans  ce  jour  tout  rit  à  ses  souhaits. 
On  s'assemble,  et  déjà  la  fête  est  ordonnée 
Où  se  doit  publier  ce  célèbre  hyménée. 
Vos  sujets  et  les  siens,  d'un  mutuel  accord... 

PÉ-NÉLOPE. 

Me  demander  ce  choix ,  c'est  demander  ma  mort. 
J'abhorre  cet  hymen  qu'Eurimaque  ose  attendre; 
Je  ne  veux  point  le  voir,  je  ne  veux  point  l'entendre 
Qu'il  change  cette  pompe  en  funèbre  appareil. 


ACTE  I,  SCENE  III.  227 

EUMÉE. 

Dissimulez  encor ,  croyez  liotre  conseil 

Quoi  que  le  ciel  enfin  ait  ordonné  d'Ulysse, 

Grande  l'eine ,  attendons  que  son  sort  s'éclaircisse , 

Et  ressouvenez-vous  que  vous  avez  un  fils 

Que  votre  [>erte  expose  à  ses  fiers  ennemis. 

Laërte  son  aïeul,  accablé  de  vieillesse, 

Est  expirant.  Le  prince ,  en  sa  grande  jeunesse. 

En  vain  à  nos  tyrans  osera  s'opposer; 

Notre  seule  espérance  est  de  les  diviser. 

Craignez  Antinous  :  on  sait  que  le  perfide 

Médite ,  pour  régner,  un  dessein  parricide  j 

Et  s'il  est  appuyé  par  le  roi  de  Saraos , 

Rien  n'arrêtera  plus  ses  barbares  complots. 

Songez-y  donc ,  madame.  En  ce  péril  extrême 

Vous  pouvez  tout  encore ,  Eurimaque  vous  aime  ; 

Malgré  tous  les  transports  d'un  dépit  enflammé , 

Vos  charmes  et  vos  pleurs  souvent  l'ont  désarmé. 

La  jeune  Iphise  aussi  vous  aime,  vous  révère; 

Elle  peut  vous  aider  pour  adoucir  son  père. 

Ne  le  rebutez  point.  Voyez  avec  terreur 

Où  peut  d'Antinous  l'entraîner  la  fureur; 

De  ce  traître  avec  lui  rompez  l'intelligence , 

Et  flattez-le  toujours  d'une  douce  espérance. 

PÉNÉLOPE. 

L'espoir  dont  s'est  flatté  cet  odieux  amant 
Fait  injure  à  ma  foi,  trahit  mon  sentiment. 
Hélas  !  je  me  reproche ,  avec  trop  de  justice , 
D'avoir  par  ma  foiblesse  offensé  mon  Ulysse  : 
Mais  j'espérois  qu'enfin  ma  mort  ou  son  retour 


228  PÉNÉLOPE, 

Préviendroit  les  horreurs  de  ce  funeste  jour. 
Après  avoir  bmlé  d'une  si  belle  flamme. 
Jamais  un  autre  feu  n'embrasera  mon  ame  ; 
Et  le  roi  de  Samos  en  vain  croit  obtenir... 

EUMÉE. 

Madame,  croyez  moins...  Mais  je  le  vois  venir. 
Antinous  le  suit.  Songez  à  Télémaque, 
Songez  que  ces  tyrans  sont  maîtres  dans  Ithaquej 
Qu'ils  ont  pour  eux  un  peuple  ingrat,  lâche  et  sans  foi; 
Que  le  salut  d'un  fils... 

PÉNÉLOPE. 

Grands  dieux!  inspirez-moi. 

SCÈNE    IV. 

PÉNÉLOPE,  ANTINOUS,  EURIMAQUE,  EUMÉE, 
ÉRICLÉE,  EURINOME,  ARCAS. 

EURIMAQUE. 

Divine  reine,  enfin  je  vois  cette  journée 
Que  pour  me  rendre  heureux  le  ciel  a  destinée. 
Les  voici  ces  moments  si  long-temps  désirés , 
Par  vos  cruels  refus  tant  de  fois  différés. 
Jamais  mes  yeux  charmés  ne  vous  virent  si  belle, 
Et,  comme  pour  le  prix  de  mon  ardeur  fidèle, 
On  diroit  que  l'amour,  prêt  à  me  couronner, 
De  plus  brillants  attraits  ai  voulu  vous  orner  ! 

PÉX  ÉLOPE. 

Moi,  seigneur!  Quelle  erreur  a  séduit  votre  vue? 


ACTE  I,  SCÈNE  IV.  229 

Parmi  tant  de  douleurs  que  suis-je  devenue? 
De  si  foibles  attraits,  par  les  pleurs  effacés, 
Peuveut-ils  mériter  tous  ces  soins  empressés? 
Ah  !  plutôt  c'est  du  sort  la  fatale  injustice 
Qui  veut  que  votre  amour  devienne  mon  supplice. 

E  U  R  I  .M  A  Q  U  E. 

Me  verrez-vous  toujours  comme  auteur  de  vos  maux  ? 

Avez-vous  oublié  combien  j'ai  de  rivaux? 

Pour  charmer  tous  les  cœurs ,  vous  n'avez  qu'à  paroître. 

Si  tous  les  autres  rois  a  voient  pu  vous  connoître , 

Madame,  en  seroit-il  un  seul  dans  l'univers 

Qui  ne  vînt  avec  moi  soupirer  dans  vos  fers? 

PÉNÉLOPE. 

Ces  amants  odieux  qui  m'ont  persécutée 
Vous  cèdent;  devant  vous  leur  foule  est  écartée: 
Mais  achevez,  seigneur;  et  que  votre  bonté, 
Pour  pleurer  mes  malheurs,  me  laisse  en  liberté. 

EURIMAQUË. 

Non,  madame  :  il  est  temps  que  vos  larmes  tarissent. 

Que  votre  douleur  cesse,  et  que  mes  maux  finissent. 

Venez  en  honorant  le  trône  de  Samos, 

Après  vos  longs  ennuis,  y  trouver  du  repQS. 

Tout  conspire  à  nous  faire  un  bonheur  plein  de  charmes  : 

Votre  père... 

PÉNÉLOPE. 

Laissez,  laissez  couler  mes  larmes. 
Ce  cœur,  toujours  en  butte  aux  destins  irrités , 
Est  bien  loin  du  repos  que  vous  lui  promettez. 

EU  RI  MA  QUE. 

N'avez-vous  pas  assez  épr(.>uvé  ma  constance? 

2« 


23o  PÉNÉLOPE. 

Ah!  voulez-vous  encor  tromper  mon  espérance? 

Après  tant  de  délais,  de  feintes,  de  détours. 

Quel  artifice  encor  sera  votre  secours? 

Après  l'engagement,.. 

PÉNÉLOPE. 

Non,  de  cet  hyraénée, 
Seigneur,  ne  formons  point  la  chaîne  infortunée: 
Vous  même  le  premier,  vous  vous  repentiriez 
De  l'état  déplorable  où  vous  me  réduiriez. 
L'amour  est-il  jamais  né  de  la  violence? 
Et  le  don  de  mon  cœur  est- il  en  ma  puissance? 
Vous  êtes  généreux ,  je  dois  vous  confesser 
Qu'Ulysse  de  ce  cœur  ne  sauroit  s'effacer  : 
Le  seul  bien  que  j'éprouve  en  mes  tristes  alarmes. 
C'est  de  le  regretter,  de  répandre  des  larmes. 
Quel  déplaisir  pour  vous  d'entendre  à  tous  moments 
Mêler  le  nom  d'Ulysse  à  mes  gémissements  ! 
Ah!  fuyez-moi  plutôt;  et,  loin  de  me  contraindre, 
Voyez  avec  pitié  combien  je  suis  à  plaindre. 

EURIMAQUE. 

Vous,  inhumaine,  vous,  pouvez-vous  concevoir 
Mes  violents  transports ,  mon  cruel  désespoir? 
J'aimois,  quand  d'un  rival  la  flatteuse  éloquence 
Sur  moi  dans  votre  cœur  obtint  la  préférence; 
Il  devint  votre  époux  :  de  dépit  transporté , 
Je  fus  en  d'autres  nœuds  par  l'hymen  arrêté  ; 
Mais  jaloux  en  secret ,  je  voyois  avec  joie 
Mon  rival ,  loin  de  vous ,  occupé  devant  Troie. 
Celle  à  qui  je  devois  mes  vœux  et  mon  amour. 
En  me  donnant  Iphise,  avoit  perdn  le  jour  : 


ACTE   I,  SCENE  IV.  281 

J'apprends  que  de  Neptune  Ulysse  est  la  victime  ; 
Mon  premier  feu  renaît,  mon  espoir  se  ranime; 
J'accours  auprès  de  vous ,  je  viens  vous  adorer. 
Vous  avez  consenti  que  j'osasse  espérer. 
Toujours  dans  vos  délais  vos  feintes  incertaines. 
Par  des  discours  flatteurs,  ont  prolongé  mes  peines. 
On  ne  m'abuse  plus,  et  j'ai  trop  attendu 
Un  bien  qui  m'est  promis,  un  bonheur  qui  m'est  dû; 
Et  si  mes  vœux  encor  vous  trouvent  insensible. 
J'aurai  contre  vos  pleurs  un  courage  inflexible. 

PÉNÉLOPE. 

Moi  !  je  n'ai  rien  promis.  Jamais, . . 

ÉRICLÉE. 

Que  faites-vous? 

PÉNÉLOPE. 

Prenez,  seigneur,  prenez  des  sentiments  plus  doux. 
Doimez-moi  quelques  jours.  Un  reste  d'espérance 
Peut-être  contre  vous  soutient  ma  résistance. 
De  mon  fils,  qui  revient,  écoutons  le  rapport  : 
Nous  saurons  si  d'Ulysse  on  confirme  la  mort. 

EURIMAQUE. 

On  vous  a  mille  fois  raconté  son  naufrage; 

Sa  mort,  le  temps,  un  père,  enfin  tout  vous  dégage. 

PÉNÉLOPE. 

Ah!  je  ne  saurois  vivre  en  l'état  où  je  suis, 
Si  mon  fils  de  retour  n'adoucit  mes  ennuis. 
Ayez  au  moins  pitié  des  douleurs  d'une  mère, 
c'est  trop  que  de  pleurer  et  le  fils  et  le  père  : 
Seigneur,  si  Télémaque  à  mes  pleurs  est  rendu. 
Je  regretterai  moins  l'époux  que  j'ai  perdu. 


232  PÉNÉLOPE. 

EURIMAQUE. 

Faut- il  que  Télémaque  à  mou  bonheur  s'oppose? 
Quoi!  garant  des  périls  où  son  erreur  l'expose, 
Puis-je  régler  les  vents,  et  les  flots  mutinés, 
Par  qui  ses  jours  peut-être  ont  été  terminés? 
Des  pirates  peut-être  ont  attaqué  sa  vie. 

PÉNÉLOPE. 

Je  vous  entends ,  je  sais  votre  cruelle  envie  : 
Vous  craignez  son  courage,  et  vos  complots  secrets 
De  sa  mort,  dès  long-temps,  ont  formé  les  apprêts. 
Quelle  marque  d'amour  que  ce  dessein  funeste 
De  m'arracher  un  fils,  le  seul  bien  qui  me  reste! 
Et  vous  m'aimez?  Seigneur,  à  ne  vous  point  flatter, 
Pour  son  intérêt  seul  je  puis  vous  écouter; 
Prête  pour  le  sauver  à  m'immoler  moi-même. 
Je  vaincrai  de  mon  coeur  la  répugnance  extrême. 
Allez  donc,  et  jamais  ne  vous  montrez  à  moi, 
Si  mon  fils  ne  revient,  si  je  ne  le  revoi. 

EURIMAQUE. 

Ah!  qu'il  revienne  ou  non,  il  faut...  Mais  je  vous  laisse. 
Pour  ne  me  pas  livrer  au  transport  qui  me  presse. 
J'attendrai  votre  choix  :  prononcez  dans  ce  jour, 
Ou  la  fureur  pourroit  succéder  à  l'amour. 

PÉNÉLOPE. 

Fais  périr,  fais  périr  une  innocente  reine  ; 
J'abhorre  ton  amour,  et  demande  ta  haine. 


ACTE  I,  SCÈNE  V.  233 

SCÈNE  V. 

ANTINOUS,  PÉNÉLOPE,    ÉRICLÉE,  EURINOME, 
ARCAS. 

■  ANTINOUS. 

Madame... 

PÉNÉLOPE. 

Antinous,  rien  ne  peut  me  fléchir; 
De  vos  indignes  lois  je  saurai  m'affranchir. 

SCÈNE  VI. 

ANTINOUS,  ARCAS 

ANTINOUS. 

Pressons  de  cet  hymen  l'heure  trop  différée. 
Par  là  je  m'ouvre  au  trône  une  route  assurée, 
Et  satisfais  enfin  l'ambitieuse  ardeur 
Qui  depuis  si  long-temps  a  dévoré  mon  cœur. 
Tu  l'as  vu,  quand  d'Ulysse  on  eut  appris  la  perte; 
Qu'à  tant  de  prétendants  cette  ile  fut  ouverte; 
Appuyé  de  ce  peuple  asservi  sous  mes  lois , 
Pe  la  reine  avec  eux  je  disputai  le  choix. 
Son  hymen  auroit  pu  flatter  mon  espérance. 
Mais  du  roi  de  Samos  je  craignis  la  puissance  : 
Au  lieu  de  le  combattre,  il  fallut  le  gagner; 
Il  etoit  amoureux,  et  je  voulois  régner. 
S'il  me  laisse  l'état,  qu'il  épouse  la  reine  : 
Voici  le  jour  marqué;  j'y  consens,  qu'il  l'emméue. 

20. 


234  PÉNÉLOPE. 

Le  sceptre ,  à  leur  départ ,  va  tomber  dans  mes  mains , 

Et  le  retour  du  prince  est  tout  ce  que  je  crains. 

ARCAS. 

Un  plein  succès  ainsi  suivra  votre  entreprise. 
L'Ithaque  dès  long-temps  à  vos  lois  est  soumise  ; 
Si  Télémaque  échappe  à  la  fureur  des  eaux. 
Il  trouvera  sa  perte  en  trouvant  nos  vaisseaux  : 
Rien  ne  l'en  peut  sauver.  Mais  le  dernier  orage 
D'armes  et  de  débris  a  couvert  ce  rivage  ; 
Il  a  péri  sans  doute. 

ANTINOUS. 

Il  faut  s'en  assurer. 
A  sa  mort  Eurimaque  a  paru  conspirer  : 
Il  craignoit  comme  moi  ce  jeune  téméraire; 
Mais  enfin,  attendri  des  larmes  d'une  mère, 
Il  pourroit  aisément  changer  en  sa  faveur. 
De  la  reine,  à  ce  prix,  il  toucheroit  le  cœur  : 
Des  peuples  inconstants  l'ame  seroit  émue. 
Si  leur  prince  aujourd'hui  se  montroit  à  leur  vue. 
Arcas ,  ce  n'est  pas  tout  :  je  ne  t'ai  point  caché 
Que  sur  Iphise  aussi  mon  choix  est  attaché  : 
Soit  que  je  l'aime,  ou  soit  que  je  regarde  en  elle 
Une  alliance  utile  à  ma  grandeur  nouvelle; 
Le  prince  Télémaque  est  encor  mon  rival , 
Lui  seul  de  tous  mes  vœux  est  l'obstacle  fatal. 
Mais  l'entreprise  enfin  pour  sa  mort  concertée. 
Lorsque  nous  en  parlons ,  doit  être  exécutée. 
Vois  nos  amis;  et  moi  je  vais,  sans  perdre  temps, 
D'Eurimaque  irrité  fixer  les  vœux  flottants. 
Qai]  contraigne  l'orgueil  d'une  reine  inflexible , 


ACTE  I,  SCÈNE  VI.  235 

Qu'il  parte ,  qu'il  me  laisse  ici  maître  paisible. 
Régnons.  Oui,  si  des  bords  des  plus  lointaines  mers, 
De  la  nuit  du  cercueil,  ou  du  fond  des  enters, 
Ulysse  revenoit  m'ôter  ce  diadème , 
Mon  bras ,  sans  balancer,  l'attaqueroit  lui-même. 
Point  de  retardement,  je  n'en  puis  plus  souffrir; 
Arcas,  je  veux  régner,  ou  faire  tout  périr. 


FIN    DU    PREMIER    ACTE. 


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ACTE  SECOND. 


SCÈNE  I. 

IPHISE,  ARGINE. 

I  PHI  SE. 

Ce  désordre  m'alarme ,  et  j'ai  trouvé  mon  père 
Moins  enflammé  d'amour  qu'il  ne  l'est  de  colère. 
Voyons  la  reine,  allons  calmer  ses  déplaisirs. 

A  R  G  T  N  E. 

Sans  cesse  à  ses  regrets  vous  mêlez  vos  soupirs. 
Quel  excès  de  pitié,  quel  soin  vous  importune, 
Et  vous  rend  si  sensible  à  sa  triste  fortune? 
On  peut  plaindre  ses  maux,  on  peut  les  soulager; 
Mais  votre  cœur  trop  tendre  aime  à  les  partager  : 
Vous  sentez  pour  le  fils  les  ennuis  de  la  mère. 

IPHISE. 

Tout  mon  cœur  s'ouvre  à  toi;  je  ne  te  puis  rien  taire. 
Argine,  il  te  souvient,  quand  je  vins  en  ces  lieux. 
Quels  troubles ,  quels  chagrins ,  s'offrirent  à  mes  yeuj  t 
Mon  père,  gémissant  aux  pieds  de  cette  reine, 
Plaignoit  ses  vœux  déçus  et  sa  poursuite  vaine; 
Et ,  pour  Ulysse  absent ,  la  reine  dans  les  pleurs 
Se  plaisoit  à  nourrir  de  mortelles  douleurs: 
C'étoient  des  deux  cotés  des  plaintes  éternelles. 


PÉNÉLOPE.  237 

Mon  cœur  fut  effrayé  de  leurs  peines  cruelles  ; 
Frappé  de  cet  exemple ,  il  juroit  chaque  jour 
D'éviter  ces  tourments  qu'ils  appeloient  amour  : 
Mais  je  crains  que  ce  mal  ue  soit  inévitable. 
Télémaque,  il  est  vrai,  m'a  paru  trop  aimable; 
Et,  charmant  comme  il  est,  un  rival  odieux 
Semble  encor  relever  tant  d'appas  glorieux. 
Deux  contraires  objets  occupoient  ma  pensée; 
Des  vœux  d'Antinous  je  me  vis  menacée  , 
Et ,  le  désir  de  fuir  un  objet  plein  d'horreur 
A  vers  le  prince  encor  précipité  mon  ccnur. 
Si  je  m'engage  trop,  si  je  dois  m'en  défendre. 
Donne-moi  des  conseils. 

A  R  CI  NE. 

Les  voudrez-vons  entendre? 
Je  me  taisois;  je  sais  que  des  tourments  pareils 
Ne  font  que  s'irriter  par  les  meilleurs  conseils. 
Mais  enfin  dans  ce  choix  né  tes- vous  point  trompée? 
Des  mêmes  soins  ce  prince  a-t-il  l'ame  occupée? 
s'il  vous  aimoit,  madame,  eùt-il  pu  vous  quitter? 

I  PHI  SE. 

Ah  !  si  c'est  une  erreur,  laisse-moi  me  flatter. 

Ses  plaintes  m'ont  parlé  de  ses  flammes  naissantes; 

J'en  ai  vu  dans  ses  yeux  raille  marques  touchantes. 

Quand  je  rappelle  encor  ces  secrets  entivetiens 

Où  ses  regards  troublés  souvent  troubloient  les  miens, 

Je  pense  qu'il  m'aimoit,  je  me  plais  à  le  croire. 

Télémaque  est  toujours  présent  à  ma  mémoire; 

En  tous  lieux  je  le  suis,  je  l'entends,  je  le  voi. 

Et  peut-être  de  même ,  Argine,  il  songe  à  moi  : 


238  PÉNÉLOPE. 

Il  viendra  me  jurer  une  ardeur  immortelle. 

A  R  G  1  iS  E. 

Madame,  un  jeune  cœur  est  rarement  fidèle. 
Loin  de  vous  désormais  ses  vœux  sont  emportés; 
Dans  les  cours  de  la  Grèce  il  voit  d'autres  beautés; 
Son  oubli,  son  silence... 

I  p  H I  s  E. 

Épargne  mes  alarmes , 
Et  permets  que  pour  moi  son  retour  ait  des  charmes. 
Dieux  immortels  !  songez  à  nous  le  ramener, 
Regardez  ses  périls,  daignez  les  détourner, 
Et  laissez-moi  fléchir  la  fierté  de  sa  mère; 
Qu'elle  se  rende  enfin  à  l'amour  de  mon  père, 
Et  que  celui  du  fils,  répondant  à  ma  foi, 
Puisse... 

A  R  G I  N  E. 

Ou  vous  entendra ,  madame  ;  c'est  le  roi. 

SCÈNE  II. 

EURIMAQUE,  ANTINOUS,  IPHISE,  ARGINE. 

E  U  R  I  M  A  Q  U  E. 

Non ,  je  ne  saurois  vivre  et  mériter  sa  haine. 

Je  veux...  C'est  vous,  Iphise!  Alliez-vous  chez  la  reine? 

Allez  la  préparer  à  me  voir,  après  vous, 

Expier  à  ses  pieds  mon  indigne  courroux. 


â 


ACTE  II,  SCÈNE  III.  73g 

SCÈNE    III. 

EURIMAQUE,  ANTINOUS. 

ANTINOUS. 

De  quel  frivole  espoir  votre  arae  est  abusée  ! 

A  se  laisser  fléchir  est-elle  disposée? 

Ou  sait  jusqu'où  ce  sexe  ingrat,  impérieux. 

Porte  de  son  orgueil  l'excès  capricieux. 

Ces  éclatants  dehors  d'une  austère  tristesse  , 

Qui  sont  depuis  long-temps  l'entretien  de  la  Grèce; 

Vos  fers,  dans  ses  mépris,  si  constamment  portés; 

Votre  amour  qui  résiste  à  tant  de  cruautés; 

Tout  cela  flatte  trop  la  fierté  qui  l'anime  : 

Seigneur,  vous  en  serez  l'éternelle  victime  ; 

Et  toujours  malheureux,  et  toujours  maltraité, 

On  verra  vos  tourments  nourrir  sa  vanité. 

Une  femme  adorée  a  l'injuste  manie 

D'éprouver  jusqu'oii  peut  aller  sa  tyrannie; 

A  nous  trop  rebuter  son  cœur  accoutumé 

Par  nos  soumissions  n'est  jamais  désarmé. 

Qu'un  vif  transport  succède  à  la  vaine  tendresse , 

Que  l'ingrate  à  la  fin  connoisse  sa  foiblesse  : 

Menacez ,  surmontez  avec  un  plein  pouvoir 

Ses  orgueilleux  regards,  son  scrupuleux  devoir; 

Faites  que  Pénélope,  ou  vous  craigne,  ou  vous  aime. 

Et  d'ailleurs,  que  sait-on?  Peut-être  qu'elle-même 

Cédera  sans  regret  à  l'effort  amoureux 

Qui  va  la  retirer  d'un  deuil  si  rigoureux  : 


24o  PÉNÉLOPE. 

Sur  quelque  fondement  que  sa  fierté  s'appuie. 

D'un  état  si  funeste  à  la  fin  on  s'ennuie. 

Pressez. 

E  U  R I  M  A  Q  Û  E. 

Pour  lar  fléchir  je  n'ai  que  des  soupirs. 
Et  je  sens  contre  moi  tourner  ses  déplaisirs. 
Quittons-la.  Mais,  Amour,  ton  injuste  puissance 
Fait  croître  mes  désirs  avec  sa  résistance  ! 
Ses  refus ,  ses  dédains  ,  ses  mépris ,  ses  fiertés  , 
Rallument  mes  ardeurs,  raniment  ses  beautés. 
Par  tant  d'ennuis  soufferts ,  tant  de  larmes  versées , 
Ces  superbes  beautés  devroient  éti'e  effacées: 
Elle  devroit  moins  plaire;  et  cependant  mon  cœur 
Se  sent  plus  vivement  touché  par  sa  langueur  : 
Son  triste  abattement  lui  prête  encor  des  armes , 
Et  dans  ses  yeux  mourants  renaissent  mille  charmes. 
Allons  à  ses  vertus  offrir  un  cœur  soumis  ; 
Il  faut  demander  grâce,  il  faut  sauver  son  fils. 

A  A  T 1 N  G  u  s. 
Lui!  que  nous  avons  vu,  même  dans  son  enfance. 
Allumer  contre  nous  sa  haine  et  sa  vengeance? 
Son  superbe  chagrin,  dédaignant  les  plaisirs, 
S'entretenoit  toujours  d'ambitieux  désirs. 
Il  s'est,  vous  le  savez,  montré  le  fils  d'Ulysse; 
Il  mêle  dans  son  cœur  l'audace  et  l'artifice  : 
Quelquefois  devant  nous  tâchant  à  se  forcer. 
Ou  voyoit,  malgré  lui ,  ses  yeux  nous  menacer. 
Mais  avec  quelle  ardeur,  quel  secret,  quelle  adresse, 
A-t-il  quitté  ces  bords  pour  courir  dans  la  Grèce  ! 
Depuis  plus  d'une  année  éloigné  de  ces  lieux , 


ACTE  II,  SCÈNE  III.  i^i 

Chez  tous  les  princes  grecs  il  nous  rend  odieux. 
Vous-même,  vous  avez  conçu  que  ce  voyage 
Vous  devoit,  comme  à  moi,  donner  un  juste  ombrage; 
Vos  frayeurs  à  sa  mort  vous  ont  fait  consentir. 
Il  est  trop  tard  enfin  pour  vous  en  repentir; 
Et  mes  vaisseaux  armés,  ou  la  mer  irritée. 
Répondent  de  sa  mort  dès  long-temps  méditée; 
Il  ne  peut  échapper. 

SCÈNE  IV. 

ARCAS,  EURIMAQUE,  ANTINOUS. 

ARCAS. 

Le  prince  est  arrivé; 
Et  de  tant  de  périls  par  miracle  sauvé  : 
Entrant  dans  ce  palais ,  il  trouve  avec  Eumée 
Une  foule  de  peuple  à  son  aspect  charmée. 

AN  TI  NOUS. 

Il  est  sauvé?  qu'entends-je  ! 

ARCAS. 

Il  eût  été  surpris 
Dans  l'embûche  dressée  aux  rochers  d'Astéris; 
Mais,  par  un  coup  du  sort,  la  dernière  tempête 
De  ce  péril  certain  a  garanti  sa  tête  ; 
Et  du  port  qu'il  cherchoit  par  les  vents  écarté. 
Sous  le  cap  de  Porcin  les  vagues  l'ont  jeté. 
Ces  vents  dont  la  fureur  est  cause  qui!  respire, 
Seigneur,  ont  fait  périr  des  vaisseaux  de  Corcyre  : 
Poussés  sur  les  rochers,  navires  ,  matelots. 


242  PÉNÉLOPE. 

Ont  été  cette  nuit  abymés  dans  les  flots. 

ANTINOUS. 

Quoi!  Télémaque  évite  et  l'embûche  et  l'orage! 
Mais  jusque  dans  le  port  il  peut  faire  naufrage  : 
Et,  sauvé  des  périls  qu'il  couroitsur  les  eaux, 
Il  se  livre  en  Ithaque  à  des  dangers  nouveaux. 
J'ai  donné  tous  mes  soins  à  la  cause  commune , 
Je  poursuivrai. 

ED  RIMA  QUE. 

Non,  non;  respectons  la  fortune 
D'un  prince  qu'en  ce  jour  on  voit  chéri  des  dieux. 
Ne  versons  point  un  sang  qui  leur  est  précieux , 
Qui  vient  des  plus  grands  rois  que  la  Grèce  révère. 

ANTINOUS. 

Voulez-vous  épargner  ce  jeune  téméraire? 
Si  nous  ne  prévenons  sa  fureur,  que  je  crains, 
Dans  notre  sang  lui-même  il  trempera  ses  mains; 
Il  pourroit  engager  vingt  rois  dans  sa  querelle. 
Ah  !  le  voici.  Perdons-le,  avant  qu'il  les  appelle. 

SCÈNE  V. 

TÉLÉMAQUE,  EUMÉE,  EURIMAQUE,  ANTINOUS, 
ARCAS. 

EURIMAQUE. 

Quel  plaisir  pour  la  reine ,  et  qu'il  me  sera  doux 
De  voir  finir  les  pleurs  qu'elle  versoit  pour  vous! 
Nous  avons  cx'aint  souvent  que  Neptune  en  colère , 
Prince,  n'eût  confondu  le  fils  avec  le  père  : 


ACTE   II,    SCÈNE   V.  243 

Nos  vœux  sont  exaucés ,  et  votre  heureux  retour 
D'un  bonheur  accompli  signale  ce  grand  jour. 

T  É  L  É  M  A  O  U  E. 

Je  vous  dois  trop,  seigneur.  Mais  ne  saurois-je  apprendre 

D'où  naît  un  changement  qui  vient  de  me  surprendre? 

Qui  commande  en  ces  lieux?  Quels  nouveaux  attentats 

Fait-on  contre  ma  mère,  ou  contre  mes  états? 

Je  vois  que  mon  absence  et  la  perte  d'Ulysse 

Ont  mis  en  liberté  l'audace  et  l'injustice  : 

Mais  on  se  fonde  en  vain  sur  la  mort  d'un  grand  roi  ; 

Ses  droits  sont  en  mes  maîns,  son  nom  revit  en  moi. 

Ma  présence ,  fatale  à  de  lâches  rebelles, 

Suffit  pour  arrêter  leurs  trames  criminelles; 

Et  ces  perfides  cœurs  dévoient  se  souvenir 

Que  j'étois  né  leur  prince,  et  viendrois  les  punir. 

ANTINOCFS. 

Seigneur,  je  ne  sais  pas  sur  qui  votre  colère 

Prétend  faire  tomber  ce  châtiment  sévèi-e , 

Mais  je  crains  qu'aujourd'hui  votre  ressentiment 

N'éclate  sans  effet  comme  sans  fondement. 

De  qui  vous  plaindrez-vous,  si  ce  n'est  de  la  reine? 

Ses  vains  retardements,  sa  parole  incertaine, 

Irritant  à  la  fin  cent  princes  abusés, 

Livrent  à  leur  fureur  vos  états  divisés. 

Mais  portez-la  vous-même  au  choix  qu'elle  doit  faire. 

Il  est  temps... 

télémaqu  e. 
Apprenez  à  respecter  ma  mère  : 
Sans  blâmer  ses  refus,  sans  demander  ce  choix, 
c'est  à  vous  d'obéir,  et  d'attendre  ses  lois. 


244  PÉNÉLOPE. 

Enfin,  pour  accepter  ou  pour  fuir  l'hyménée, 

Qu'elle  seule  à  son  gré  régie  sa  destinée. 

Je  ne  laisserai  plus,  avec  impunité. 

De  son  rang  et  du  mien  blesser  la  majesté; 

Et  pour  en  rétablir  la  puissance  suprême, 

Je  saurai,  s'il  le  faut  commencer  par  vous-même. 

Vous  montrer  qu'un  sujet... 

ANTINOUS,  de  loin,  en  se  retirant. 

C'est  trop  vous  emporter. 
Un  sujet  tel  que  moi  n'a  rien  à  redouter; 
Et  d'une  autorité  qui  semble  encor  douteuse 
Cette  épreuve,  seigneur,  seroit  trop  dangereuse. 

SCÈINE  VI. 

TÉLÉMAQUE,  EURIMAQUE,  EUMÉE. 

TÉLÉMAQUE. 

A  ce  comble  d'orgueil  seroit-il  parvenu, 
Si  par  votre  puissance  il  n'étoit  soutenu? 
Je  trouve  en  mon  palais  une  garde  étrangère  : 
Déjà  comme  captive  on  y  retient  ma  mère  : 
J'entends  mes  jrrais  sujets  gémir  et  soupirer. 
Quelle  fête,  quels  jeux  faites-vous  préparer? 
Quelle  nouvelle  pompe  en  ces  lieux  se  déploie? 
Je  ne  viens  point  ici  pour  troubler  votre  joie; 
jvlais  enfin  vous  devez  nous  laisser  en  repos, 
Et  faire  célébrer  ces  fêtes  à  Samos. 

EURIMAQUE. 

J'admire  ce  grand  cœur,  et  je  hais  l'injustice. 


ACTE  II,  SCÈNE  VI.  2^: 

Il  faut  de  mes  desseins  que  je  vous  éclaircisse. 
De  ces  lieux  ma  puissance  a  banui  cent  tyrans. 
Qui  sont  vos  ennemis  comme  mes  concurrents , 
Qui,  par  leurs  factions,  dont  cette  île  étoit  pleine, 
Désoloient  vos  états  en  adorant  la  reine. 
Mais  c'est  moi  seul  enfin  que  regarde  son  choix  : 
Je  l'épouse,  je  pars  ,  et  vous  rends  tous  vos  droits. 
Venez  donc  conspirer  à  ce  bonheur  extrême. 
La  reine,  vous  savez,  prince,  a  quel  point  je  l'aiihe , 
La  reine  n'attendoit  que  votre  heureux  retour 
Pour  me  donner  enfin  le  prix  de  mon  amour. 
Que  ce  jour  nous  unisse  et  nous  réconcilie  : 
Puisque  Clysse  n'est  plus,  que  ma  haine  s'oublie. 
Il  tient  le  premier  rang  entre  mes  ennemis. 
Mais  de  la  reine  en  vous  je  ne  vois  que  le  fils. 
Parlez-lui,  prince;  allez,  ma  fille  est  avec  elle. 
Pour  comble  de  bonheur,  cette  union  si  belle 
Peut  s'atTermir  encor  par  un  autre  lien. 
Consultez  votre  cœur,  et  soyez  sûr  du  mien. 
Je  vous  laisse. 

SCÈNE  VII. 

TÉLÉMAQUE,  EUMÉE. 

télémaque. 
Quel  sort  en  ces  lieux  me  ramène, 
Et  dans  quels  sentiments  trouverai-je  la  reine? 
Parlez  donc,  c'est  vous  seul  que  je  puis  consulter. 
Comment  à  ses  regards  dois-je  me  présenter? 
Est-il  vrai  que  le  temps  ait  fléchi  sa  constance? 

21. 


24^'  PÉNÉLOPE. 

N'est-ce  point  d'un  tyran  l'injuste  violence? 

.Te  puis  armer  pour  nous  tous  les  Grecs  indignes. 

E  u  M  É  E. 

Ahl  seigneur,  que  feront  ces  secours  éloignés? 
Évitez  les  malheurs  qui  menacent  Ithaque , 
Ne  vous  opposez  point  à  Tespoir  d'iiurimaque; 
Et,  contre  Antinous  ménageant  son  appui. 
Faites  qu'Iphise  encor  vous  unisse  avec  lui. 
Seigneur,  vous  n'avez  pu  déguiser  la  tendresse 
Qu'inspire  à  votre  cœur  cette  jeune  princesse  : 
J'ai  connu,  malgré  vous,  qu'elle  a  su  vous  charmer. 
tÉlémaque. 

Mou  cher  Eumée  !  hélas ,  j'avois  honte  d'aimer  ! 

Pour  le  roi  de  Samos  plein  d'une  juste  haine , 

Je  voulus  fuir  Iphise,  et  crus  rompre  ma  chaîne. 

Vain  projet  !  je  reviens  plus  épris  que  jamais  , 

Et  je  ne  sais  encore  où.  porter  mes  souhaits. 

Que  de  troubles  divers  la  fortune  m'apprête! 

Iphise...  Je  la  vois  !  Je  fuis...  et  je  m'arrête. 

Vous ,  courez  vers  ma  mère ,  allez  la  préparer 

Sur  le  triste  rapport  dont  je  viens  l'assurer. 

Dites  que  je  vous  suis. 

SCÈNE  VIII. 

TÉLÉMAQUE,  IPHISE. 

TÉLÉMAQUE. 

Dans  l'ennui  qui  m'accable. 
Le  ciel  me  montre  encore  un  aspect  favorable  ; 
Les  coups  les  plus  cruels  du  sort  injurieux 


ACTE  II,  SCÈNE  VIU.  247 

Cèdent ,  belle  princesse,  au  pouvoir  de  vos  yeux; 
Mes  chagrins  dissipés  à  cette  aimable  vue... 

IPHISE. 

Votre  secret  départ,  votre  fuite  imprévue. 

Ce  silence,  ce  temps  employé  loin  de  nous. 

M'ont  trop  dit  que  mes  yeux  ne  peuvent  rien  sur  vous. 

Vous  m'avez  oubliée,  et  votre  ame  n'est  pleine 

Que  des  rares  beautés  de  Sparte  et  de  Mycène. 

TÉLÉMAQUE. 

Ah!  madame,  il  falloit,  pressé  de  mon  devoir, 

Ou  mourir  à  vos  pieds ,  ou  partir  sans  vous  voir. 

Un  indigue  repos  faisoit  rougir  ma  gloire  : 

Mon  père,  ses  travaux,  s'oftroient  à  ma  mémoire; 

Je  courus  le  chercher.  Mais  fuyant  tant  d'appas. 

Votre  image  sans  cesse  accompagnoit  mes  pas; 

Mon  ame  loin  de  vous  ,  toujours  plus  enflammée. 

Vous  trouvoit  tous  les  jours  plus  digne  d'être  aimée: 

Mais  cette  belle  ardeur  ne  sert  qu'à  me  gêner; 

Mon  cœur  à  ses  transports  n'ose  s'abandonner. 

Je  reviens,  je  vous  cherche.  O  ciel  !  puis-je  paroître,      • 

Lorsque  dans  mes  états  je  ne  suis  pas  le  maître? 

De  mille  objets  cruels  mes  regards  sont  frappés: 

Mes  peuples  asservis,  et  mes  droits  usurpés. 

Ma  gloire  qu'on  offense,  et  celle  de  la  reine. 

Parlent  plus  que  jamais  de  vengeance  et  de  haine. 

Contre  Eurimaque  même... 

IPHISE. 

Ah  !  quels  sont  vos  projets? 
Pourquoi  vous  formez-vous  de  si  tristes  objets? 
La  reine  a  pris  enfin  un  conseil  salutaire, 


248  •     PÉNÉLOPE. 

Pour  vous  ,  pour  votre  état ,  pour  elle,  nécessaire. 
Je  viens  de  la  quitter,  résolue  à  ce  choix, 
Attendu  si  long-temps,  différé  tant  de  fois. 
Prince,  allez  donc  la  voir.  Mais  elle  vous  devance; 
Sa  tendresse  paroit  par  son  impatience. 
Parlez,  hâtez,  seigneur,  ces  moments  souhaités: 
Kous  serons  tous  heureux,  si  vous  y  consentez. 

SCÈNE  IX. 

PÉNÉLOPE,  TÉLÉMAQUE,  ÉPJCLÉE,  EU.MÉE. 

PÉNÉLOPE. 

Mou  fils,  le  ciel  permet  qu'enfin  je  vous  revoie. 
Quelle  amertume,  hélas,  il  mêle  à  cette  joie! 
D'un  voyage  si  long  quel  est  le  triste  fruit  ? 
Du  sort  d'Ulysse  enfin  vous  êtes  trop  instruit. 

TÉLÉMAQUE. 

J'ai  trouvé  l'univers  plein  de  sa  renommée; 

Mais,  madame,  en  tous  lieux  sa  mort  est  confirmée. 

Aux  bords  siciliens,  de  ses  vaisseaux  péris 

L'effroyable  Carybde  a  vomi  les  débris; 

Et  moi-même  j'ai  vu  ces  marques  déplorables , 

De  son  dernier  destin  témoins  trop  véritables. 

La  profonde  sagesse  et  la  haute  valeur 

N'ont  pu  de  ce  héros  empêcher  le  malheur. 

On  ne  peut  plus  douter  de  sa  perte  funeste , 

Et  le  seul  nom  d'Ulysse  est  ce  qui  nous  en  reste. 

PÉNÉLOPE. 

Mon  fils,  il  est  donc  vrai ,  les  dieux  l'ont  doue  permis î 


ACTE   II,  SCÈNt:  IX.  249 

Voilà  donc  ce  retour  qu'ils  avoient  tant  promis  ! 
Ah,  rigueur!  sur  quels  bords  chercher  sa  cendre  aimée? 
Au  cercueil  avec  lui  ne  puis-je  être  enfermée? 

télémaque. 
A  ce  coup  dès  long-temps  votre  cœur  préparé 
D'une  moindre  douleur  doit  être  pénétré; 
Le  temps  doit  de  vos  maux  calmer  la  violence. 
J'ai  vu  louer  par-tout  votre  noble  constance  : 
Mais  après  avoir  plaint  vos  ennuis  rigoureux. 
Madame,  on  vous  souhaite  un  destin  plus  heureux; 
On  sait  depuis  quel  temps  vous  pleurez  pour  Ulysse, 
La  Grèce  approuvera  qu'un  si  long  deuil  finisse. 

PÉNÉLOPE. 

Puis-je  jamais  assez  pleurer  un  tel  époux? 
Et  que  de  pleurs  encor  je  répandrai  pour  vous! 
Pour  comble  des  malheurs  dont  je  suis  poursuivie, 
Lorsque  je  l'ai  perdu ,  je  crains  pour  votre  vie; 
Je  ne  puis  aujourd'hui  vous  voir  qu'avec  effroi. 

T  É  L  É  M  A  Q  U  E. 

Non  ,  ne  pensez  qu'à  vous ,  ne  craignez  rien  pour  moi. 
Eurimaque  prétend  qu'un  prochain  hyménée , 
Sans  contrainte,  à  son  sort  joint  votre  destinée. 
Se  flatte-t-il  en  vain?  parlez,  ne  consultez 
Que  vos  seuls  sentiments,  vos  seules  volontés; 
Reine  libre  en  ces  lieux,  de  vous-même  maîtresse, 
Vous  pouvez  rejeter  le  choix  dont  on  vous  presse. 
Mon  père,  jusqu'ici  tant  plaint,  tant  regretté. 
Crie  au  fond  de  mon  cœur  qu'il  veut  être  imité; 
Les  louanges  qu'on  donne  à  ce  roi  magnanime 
Sont  de  vives  leçons  qu'en  mon  ame  on  imprime  : 


25o  PENELOPE. 

Je  soutiendrai  sa  gloire  en  combattant  pour  vous , 
Et  les  Grecs  qu'il  vengea  s'uniront  avec  nous. 

PÉNÉLOPE. 

Ah  !  de  trop  près ,  mon  fils ,  le  péril  vous  menace  : 

Pour  le  roi  de  Samos  retenez  votre  audace. 

Voyez-le,  dites-lui...  qu'il  a  droit  d'espérer, 

Qu'il  attende...  pour  lui  je  dois  me  déclarer. 

Cependant  prenez  soin  de  ranimer  le  zélé 

De  tous  ceux  dont  le  cœur  vous  demeure  fidèle. 

Assemblez  vos  amis,  songez  à  résister 

Aux  noirs  projets  qu'un  traître  ose  encor  méditer. 

Trompez  d'Antinoiis  la  rage  envenimée; 

Défiez-vous  de  tout ,  et  ne  croyez  qu'Eumée. 

Faites-vous  voir  au  peuple. 

tÉlémaque. 

Oui ,  je  vais  me  montrer, 
Et  découvrir  les  cœurs  dont  je  puis  m'assurer. 
Contre  vos  fiers  tyrans  tout  prêt  à  vous  défendre , 
Je  reviendrai... 

PÉNÉLOPE. 

Contre  eux  n'allez  rien  entreprendre; 
Laissez-moi  respirer  dans  le  trouble  où  je  suis. 
Et  ne  m'accablez  point  par  de  nouveaux  ennuis. 
Allez,  il  faut  céder  au  sort  qui  nous  entraîne. 


1 


ACTE  II,  SCÈNE  X.  aSi 

SCÈNE  X. 

PÉiNÉLOPE,  ÉRICLÉE. 

PÉNÉLOPE. 

Qu'ai-je  dit?  que  ferai-je?  ô  malheureuse  reiue  î 
Ah!  mon  fils,  d'Eurimaque  évitez  le  courroux. 
Mes  refus  vont  encor  l'animer  contre  vous. 

ÉRICLÉE. 

Ciel  !  si  ce  roi  déçu  rallume  sa  vengeance, 

Et  si  d'Antinous  il  suit  la  violence, 

Madame,  où  n'ira  point  leur  lâche  cruauté, 

Que  va  justifier  votre  injuste  fierté? 

Ah  !  les  devoirs  d'épouse,  et  de  reine,  et  de  mère". 

Vous  ordonnent  l'hymen  qu'a  prescrit  votre  père. 

PÉNÉLOPE. 

Hélas  !  pour  cet  hymen  tout  parle  contre  moi  : 
Mon  père  dès  long-temps  m'en  impose  la  loi  ; 
Les  intérêts  d'un  fils,  son  salut,  le  demandent; 
J'ai  semblé  le  promettre,  et  mes  peuples  l'attendent. 
Mais  c'est  en  vain;  mon  cœur  n'y  sauroit  consentir. 
Mers,  soulevez  votre  onde,  et  venez  ra'engloutir. 
Fiers  aquilons ,  joignez  sur  une  même  rive 
L'ombre  errante  d'Ulysse  et  mon  ombre  plaintive. 
Déployez..; 

ÉRICLÉE. 

Télémaque  a  besoin  de  secours  : 
Au  nom  d'un  fils  si  cher,  conservez  vos  beaux  jours. 


352  PÉNÉLOPE. 

PÉNÉLOPE. 

Le  puis-je?  Ulysse  seul  régnera  dans  mon  ame. 
J'emporterai  là-bas  le  beau  nom  de  ta  femme , 
Cher  Ulvsse;  à  jamais  nos  noms  seront  unis  ; 
Le  mien  partagera  tes  honneurs  infinis  : 
Mes  feux  et  ma  constance  égaleront  ta  gloire. 
Si  tes  fameux  travaux  consacrent  ta  mémoire, 
Pour  toi  ce  cœur  fidèle ,  abandonnant  le  jour. 
Se  fera  célébrer  par  un  parfait  amour. 

ÉR  iclÉe. 
Eh  !  regardez  son  fils.  Que  ce  fils  vous  fléchisse. 
En  ce  jeune  héros  faites  revivre  Ulysse. 
Dieux  !  que  deviendra-t-il ,  ce  prince  infortuné? 
Par  vous-même  à  périr  sera-t-il  condamné? 

PÉNÉLOPE, 

Grande  divinité  que  l'Ithaque  révère. 

Vous  Minerve ,  à  mon  fils  daignez  servir  de  mère. 

Allons ,  allons  finir  au  pied  de  ses  autels 

Une  si  triste  vie  et  des  maux  si  cruels. 


FIX     DU    SECOND    ACTE. 


L  %^»/^ -V»-^ -1 


ACTE  TROISIÈME. 


SCÈNE  I. 

ULYSSE. 

Déesse ,  dont  le  soin  et  me  guide  et  m'inspire , 
Est-ce  doue  l'air  d'Ithaque  exifin  que  je  respire? 
N'est-ce  donc  point  un  songe ,  et  suis-je  dans  ces  lieui 
Où  je  vis,  en  naissant,  la  lumière  des  cieux? 
Est-ce  ici  ce  palais,  ce  port  et  ce  rivage, 
Dont  sans  cesse  à  mes  yeux  se  présentoit  l'image? 
Par  un  soudain  transport ,  par  un  secret  pouvoir 
Je  sens  à  cet  éispect  tout  mon  sang  s'émouvoir! 
Lieux  aimes,  rendez-vous  à  1  ardeur  qui  me  presse 
Ces  gages  précieux  que  cherche  ma  tendresse. 
Qui  depuis  si  long-temps  ont  fait  tous  mes  souhaits, 
Que  j'ai  craint  si  souvent  de  ne  revoir  jamais? 
Une  garde  étrangère  ,  une  foule  inconnue  , 
Aux  portes  du  palais  ont  étonné  ma  vue  ! 
D'hyménée  et  de  jeux  qu'enteuds-je  publier? 
Ne  m'attendoit-on  plus?  a-t-on  pu  m'oublier? 
Tout  excite  mou  trouble  et  mon  impatience  : 
Je  ne  sais  plus  en  qui  je  prendrai  confiance; 
Je  laisse  errer  mes  yeux  et  mes  pas  incertains , 

32 


254  PÉNÉLOPE. 

Sans  oser  m'informer  des  malheurs  que  je  crains 

En  suspens...  Quelqu'un  vient.  Je  crois  le  reconnoître. 

C'est  Eumée.  Éprouvons  sou  zélé  pour  son  maître. 

SCÈNE  IL 

ULYSSE,  EUMÉE. 

E  U  M  É  E. 

Ciel ,  conserve  la  reine ,  et  permets  qu'aujourd'hui 
Le  prince  puisse  en  elle  avoir  un  sûr  appui. 

ULYSSE. 

(à  part.  )  {à Eumée.  ) 

Nous  sommes  seuls,  parlons.  Si  vous  êtes  Eumée, 
Dont  j'ai  vu  la  vertu  par  Ulysse  estimée , 
Un  malheureux ,  sauvé  des  vagues  en  courroux , 
Comiu  de  votre  roi ,  peut  s'adresser  à  vous. 

EUMÉE. 

Ah!  pour  votre  secours  vous  devez  vous  promettre 
Tout  ce  qu'un  sort  contraire  à  mes  vœux  peut  permettre. 

ULYSSE. 

Tout  me  surpreud  ici.  Qu'est-ce  donc  que  je  vois? 
Ces  lieux  ne  sont  point  tels  qu'ils  étoient  autrefois. 

EUMÉE. 

Ulysse  y  fit  jadis  régner  par  sa  présence 
La  gloire,  le  bonheur,  et  la  magnificence; 
Mais  d'un  roi  si  fameux  le  triste  éloignement 
Y  produisit  bientôt  un  affreux  changement. 
Si  vous  l'avez  connu ,  déplorez  notre  perte , 
Regrettez  ce  grand  roi. 


ACTE  III,  SCÈNE  II.  ^55 

ULYSSE. 

Pénélope ,  Laërte , 
Que  sont-ils  devenus?  Qu'est  devenu  son  fils? 

EUMÉE. 

Le  cours  de  leurs  malheurs  voudroit  de  longs  récits  : 
Ils  vivent;  mais,  hélas!  leur  triste  destinée... 

ULYSSE. 

On  parle  de  la  reine,  on  parle  d'hyménée? 

EUMÉE. 

Eurimaque  prétend  devenir  son  époux. 

ULYSSE. 

Son  époux,  Eurimaque!  Ah  !  que  me  dites-vous? 
Donnez-vous  ces  conseils?  La  reine  y  consent-elle? 
Laissez-vous  pour  Ulysse  éteindre  votre  zélé? 

EUMÉE. 

Ah  !  ses  mânes  sacrés  et  les  dieux  sont  témoins 
Si  j'ai  manqué  jamais  de  zèle  ni  de  soins. 
La  reine,  de  sou  sexe  et  l'exemple  et  la  gloire, 
Dont  la  noble  constance  à  peine  peut  se  croire, 
Abhorre  cet  hymen  ;  mais  il  faut  à  ce  prix 
Racheter  la  couronne  et  la  vie  à  son  fils. 

ULYSSE. 

Les  dieux  de  son  tyran  confondront  l'injustice; 
Attendez  leur  secours,  ils  vous  rendront  Ulysse. 
Il  est  vivant. 

EUMÉE. 

Cent  fois ,  pour  calmer  nos  ennuis , 
Par  ce  flatteur  espoir  d'autres  nous  ont  séduits; 
Mais  le  temps  dissipant  cette  trompeuse  joie , 
De  nouvelles  douleurs  nous  devenions  la  proie. 


256  PÉNÉLOPE. 

ULYSSE. 

J'en  atteste  les  dieux,  il  revient;  croyez-moi. 

EUMÉE. 

Je  reverrois  encor  mon  cher  maître ,  mon  roi  ! 

ULYSSE. 

Et  que  feroit  pour  lui  votre  ardeur  si  fidèle? 
Sauriez-vous  affronter  la  fortune  cruelle, 
Mourir  pour  le  défendre? 

EUMÉE. 

Ah ,  bonheur  glorieux  ! 
Que  pour  lui  tout  mon  sang... 

ULYSSE. 

Eumée,  ouvrez  les  yeux. 
Quoi,  mon  fidèle  Eumée  a  pu  me  méconnoître  ! 

EUMÉE. 

Ah  !  qu'entends-je?  que  vois-je?  O  ciel  !  vous  pourriez  être. 
Ces  traits  changés...  Ma  joie  et  mon  étonnement... 
Ah  !  seigneur,  pardonnez  à  mon  aveuglement. 
Les  dieux  vous  ont  sauvé  ! 

ULYSSE. 

Gardez  qu'on  ne  vous  voie. 
I^evez-vous. 

EUMÉE. 

Qui  croiroit  que  le  vainqueur  de  Troie 
Revînt  seul,  inconnu,  sans  armes,  saus  vaisseaux? 
Où  sont  tous  ces  guerriers  partis  sous  vos  drapeaux? 

ULYSSE. 

Parmi  tant  de  combats,  de  courses  vagabondes. 
Tous  ont  été  la  proie  ou  du  fer  ou  des  ondes. 
Le  long  siège  de  Troie  ,  et  ses  mortels  assauts , 


ACTE   III,  ^CÈNE  II.  257 

Ne  fuient  que  l'essai  de  mes  rudes  travaux. 
Pour  aborder  ces  lieux,  j'ai  durant  dix  années 
Lutté  contre  les  flots,  contre  les  destinées, 
Et  seul  de  tous  les  miens  tu  me  vois  échappé, 
Mais  en  d'autres  périls  peut-être  enveloppé. 
Donne-moi  de  mon  sort  l'entière  connoissance. 
Parle;  ne  cèle  rien. 

E  u  M  É  E. 

Dans  votre  longue  absence 
On  a  vu  cent  rivaux,  l'un  par  l'autre  auiinés. 
Du  trône  et  de  la  reine  également  charmés; 
Au  bruit  de  votre  mort  l'ithaqiie  désolée. 
Par  leurs  divers  partis  soudain  tut  accablée. 
En  vain  je  m'opposois  à  leur  injuste  orgueil  ; 
Le  prince  enfant,  Laërte  au  bord  de  son  cercueil. 
Et  le  peuple  amolli  par  l'oisive  licence. 
Ne  pouvoient  des  tyrans  réprimer  l'insolence. 
Nous  n'es[)érions  qu'en  vous.  Nous  demandions  aux  dieux. 
Que  vous  vinssiez  punir  tous  ces  audacieux. 
Mille  funestes  bruits  troubloient  cette  espérance. 
Mais  la  reine  toujours  soutenoit  sa  constance  : 
Aux  vœux  de  tant  d'amants  répondant  par  des  pleurs. 
Elle  élevoit  son  fils ,  nourrissoit  ses  douleurs  ; 
Ni  la  force  du  temps ,  à  qui  tout  est  possible, 
Qui  soulage  ou  guérit  l'ennui  le  plus  sensible; 
Ni  les  flatteurs  devoirs,  les  hommages  pompeux; 
Ni  l'appât  engageant  des  fêtes  et  des  jeux  ; 
Ni  les  brûlants  transports,  l'impatiente  audace. 
Qui  portoient  leur  ardeur  jusques  à  la  menace; 
Enfin  tout  ce  qu'amour  a  pour  vaincre  les  cœurs 


258  PÉNÉLOPE. 

N'a  pu  de  Pénélope  adoucir  les  rigueurs. 

Réduite  à  faire  un  choix ,  cette  constante  reine 

Entre  tous  ces  cimants  paroissoit  incertaine  ; 

Malgré  son  père  même,  inventoit  des  délais, 

Et  désignoit  un  jour  qui  n'arrivoit  jamais. 

Mais  le  roi  de  Samos,  las  de  sa  résistance, 

S'établit  dans  Ithaque,  usurpe  la  puissance: 

Aidé d'Antinoiis ,  ce  lâche  ambitieux, 

Sans  respect  pour  les  lois,  sans  crainte  pour  les  dieux. 

De  la  reine  captive  ils  méprisent  les  larmes. 

L'hyménée,  ou  la  mort... 

ULYSSE. 

Vertu  pleine  de  charmes  ! 
Qu'elle  a  bien  répondu  par  ce  constant  amour 
Aux  vœux  impatients  qui  pressoient  mon  retour! 
Sans  cesse  Pénélope  étoit  en  ma  pensée  : 
Rien  n'a  pu  ralentir  cette  ardeur  empressée; 
Des  plus  heureux  climats  les  beautés ,  les  plaisirs , 
N'ont  pu  de  mon  Ithaque  éloigner  mes  désirs. 
Mais  de  lâches  sujets,  ô  dieux,  le  peut-on  croire. 
Ainsi  de  mes  bienfaits  ont  perdu  la  mémoire  ! 
On  opprime  leur  reine,  ils  la  laissent  périr! 
Les  Grecs  que  j'ai  sauvés  n'ont  pu  la  secourir  ! 
Et  mon  fils? 

EUMÉE. 

Il  suivra  ses  hautes  destinées. 
Sa  Ucdssance,  seigneur,  lui  vaut  beaucoup  d'années; 
Malgré  son  infortune  il  seutoit  sa  grandeur: 
S'échappant  à  nos  soins,  d'une  héroïque  ardeur 
Il  courut  vous  chercher,  au  sortir  de  l'enfance. 


ACTE  III,   SCÈNE  II  i5g 

Tantôt  sur  nos  tyrans  préparant  sa  vengeance. 
Son  cœur  impatient  demaudoit  votre  appui; 
Tantôt  pour  les  punir  il  ne  vouloit  que  lui. 
En  vain  par  les  plaisirs,  où  la  jeunesse  engage. 
Ses  ennemis  tâchoient  d'amollir  son  courage; 
Il  en  sut  éviter  les  pièges  dangereux. 
Mais  quels  jiérilii  ici  vous  menacent  tous  deux  ! 
Le  sort ,  qui  ce  jour  même  en  ces  lienx  le  ramène, 
De  nos  cruels  tyrans  veut  assouvir  la  haine  : 
Vous  allez  être  ensemble  en  proie  à  leurs  fureurs; 
Pour  le  prince  et  pour  vous  je  n'aperçois  qu'horreurs. 
Vos  perfides  sujets,  animés  par  un  traître. 
Comme  un  juge  irrité  regarderont  leur  maître. 
Passant  de  la  terreur  à  la  rébellion... 

ULYSSE. 

Quel  est  donc  le  destin  des  vainqueurs  d'ilion! 
Des  Grecs  enorgueillis  la  flotte  triomphante 
Par-tout  des  dieux  vengeurs  sentit  la  main  pesante; 
La  mer  n'a  point  de  banc ,  de  gouffre ,  ni  d'écueil , 
Qui  de  quelqu'un  de  nous  ne  montre  le  cercueil. 
Sur  de  brûlants  rochers  Ajax  bravant  la  foudre. 
Dans  les  flots  irrités  tombe  réduit  en  poudre; 
Le  grand  Agamemnon ,  dans  Argos  retourné. 
Par  sa  femme  en  fureur  se  voit  assassiné. 
Mais  le  courroux  des  dieux  s'épuise  sur  ma  tète  : 
Chassé  de  mers  en  mers,  jouet  de  la  tempête, 
J'ai  vu  dans  le  long  cours  d'un  destin  rigoureux 
Tout  ce  que  l'univers  a  de  monstres  affreux. 
Après  avoir  bravé  tant  de  morts  inhumaines, 
Cyclopes,  Lestrigons,  et  Carybde  et  Sirènes; 


26o  PÉNÉLOPK. 

Après  m'étre  tiré  des  sauvages  déserts , 

Des  abymes  des  flots ,  de  l'horreur  des  euters , 

Mes  maux  sembloient  finir  dans  l'île  de  Corcyre  : 

On  m'offre  des  vaisseaux ,  le  vent  propre  m'attire  ; 

Je  pars ,  je  vois  l'Ithaque  ;  et  mon  cœur  transporté 

Croyoit  enfin  toucher  à  sa  félicité, 

Quand,  pressé  de  nouveau  par  un  cruel  orage, 

Sur  ces  bords  tant  cherchés  je  fais  encor  naufrage. 

Tout  périt;  je  suis  seul,  désarmé,  sans  secours  : 

Mais  j'espère  en  l'appui  que  j  éprouvai  toujours. 

Cette  nuit  m'a  fait  voir,  dans  son  horreur  profonde. 

Minerve  dont  la  main  me  retiroit  de  l'onde  : 

Sa  voix  m'appelle  ici,  son  esprit  me  conduit , 

A  celer  mon  retour,  c'est  elle  qui  m'instruit. 

Je  veux  me  cacher  même  à  mon  père ,  à  la  reine  : 

Vers  de  si  chers  objets  quelque  amour  qui  m'entraîne, 

En  ce  funeste  état  irois-je  me  montrer? 

Non,  non:  de  leurs  tyrans  il  far.t  les  délivrer. 

La  reine  ti'op  touchée  en  me  voyant  paroître, 

Par  ses  tendres  transports  me  feroit  reconnoître. 

On  ne  me  connoît  plus;  l'état  où  je  me  voi 

A  tes  fidèles  yeux  même  a  cache  ton  roi. 

Mais  vois  si  dans  les  cœurs  mon  nom  pourra  revivre , 

Et  si  j'ai  des  sujets  qui  soient  prêts  à  me  suivre  : 

Promets-leur  mon  retour,  tâche  a  les  animer; 

Je  verrai  quels  projets  je  puis  encor  former. 

Je  prendrai  mon  parti.  Les  fortunes  humaines 

Ont  toujours  des  plaisirs  mêlés  parmi  les  peines; 

Les  dieux  versent  sur  nous,  par  un  mélange  égal , 

Le  mal  avec  le  bien  ,  le  bien  avec  le  mal. 


ACTE  III,   SCÈNE  II.  261 

Que  l'amour  de  la  reine  et  l'ardeur  de  tou  zélé 
Sont  un  charme  puissant  à  laa  douleur  cruelle  ! 
Sûr  d'être  aimé,  j'éprouve  en  mon  sort  rigoureux 
Des  plaisirs  que  n'ont  pas  les  rois  les  plus  heureux. 
Mais  fais-moi  voir  mon  fils;  il  parlera  sans  feinte, 
Ni  séduit  par  l'espoir,  ni  forcé  par  la  crainte. 
Dis-lui  qu'un  étranger  cherche  à  l'entretenir. 
E  u  M  É  E. 

Chez  la  reine,  seigneur,  le  prince  doit  Venir. 
Il  me  suivoit.  Il  vient. 

ULYSSE. 

O  vue  aimable  et  chère! 
Il  faut  contraindre  ici  les  tendresses  de  père  : 
Mon  fils,  trop  jeune  encor  pour  d'importants  secrets, 
Pourroit  mal  ménager  de  si  grands  intérêts. 

SCÈNE  III. 

TÉLÉMAQUE,  ULYSSE,  EUMÉE. 

EUMÉE. 

Cet  illustre  étranger,  que  le  ciel  vous  envoie, 
A  suivi  votre  père  à  la  guerre  de  Troie; 
Seul  du  destin  d'Ulysse  il  peut  vous  informer, 
Et  vous  devez,  seigneur,  et  le  croire  et  l'aimer. 

TÉLÉMAQUE. 

Eh  bien,  noble  étranger,  par  des  récits  fidèles 
Tracez-moi  d'un  héros  les  vertus  immortelles , 
Son  funeste  trépas... 


262  PÉNÉLOPE. 

ULYSSE. 

Ulysse  voit  le  jour  : 
Je  croyois  qu  ea  Ithaque  i!  étoit  de  retour. 

TÉLÉM  AQUE. 

Grands  dieux  !  il  ne  vit  plus  que  dans  notre  mémoire. 
Ma  mère  tous  les  jours  me  parloit  de  sa  gloire; 
Élevé  dès  l'enfance  au  bruit  de  ses  exploits , 
J'admirois  le  plus  grand,  le  plus  parfait  des  rois. 
Eu  vain  de  l'imiter  un  beau  désir  me  presse , 
Cet  exemple  est  trop  haut  pour  ma  foible  jeunesse. 
Hélas!  si  j'avois  eu  ses  conseils,  son  appui. 
L'âge  et  mes  soins  m'auroient  rendu  digne  de  lui; 
Et  peut-être  qu'un  jour  il  eût  vu ,  plein  de  joie, 
Renouveler  par  moi  ses  triomphes  de  Troie. 
Mais  le  sort  qui  nous  l'ôte  envie  à  nos  douleurs 
De  baigner  seulement  sa  cendre  de  nos  pleurs. 

ULYSSE. 

Ah  !  mon  juste  transport  ici  ne  se  peut  taire. 

Quel  plaisir,  quel  bonheur,  prince,  pour  votre  père. 

D'entendre ,  de  revoir  un  fils  si  généreux  ! 

Les  dieux,  n'en  doutez  point,  le  rendront  à  vos  voeux. 

Qu'il  va  pour  vous  encor  redoubler  sa  tendresse  ! 

Il  respire  ;  il  revient  dégager  ma  promesse. 

Vous  l'allez  voir  bientôt. 

TÉLÉMAQOE. 

A  cet  air  noble  et  grand , 
Qui  me  touche  en  secret,  m'engage ,  me  surprend, 
Vous  obtenez  d'abord  toute  ma  confiance  ; 
Je  reprends  un  espoir  qui  n'a  point  d'apparence: 
Il  semble  qu'attachés  par  des  nœuds  inconnus. 


ACTE   III,  SCÈNE  III.  263 

Moa  cœur  et  mon  esprit  pour  vous  sont  prévenus  ! 
Je  ne  puis  m'en  défendre,  il  faut  que  je  vous  croie. 
Si  ce  bonheur  est  vrai,  si  le  ciel  nous  l'octroie , 
Attendez-vous  de  voir,  vous  qui  me  l'annoncez , 
Par-delà  vos  désirs,  vos  soins  récompensés. 
Mais  venez  de  la  reine  apaiser  les  alarmes; 
Par  cet  heureux  espoir  venez  sécher  ses  larmes. 

EUMÉE. 

Non,  seigneur  :  évitons  tous  les  bruits  éclatants. 

télémaque. 
Mais  où  donc  est  le  roi?  Dites,  depuis  quel  temps?... 
Où  l'avez-vous  laissé  ' 

ULYSSE. 

Ce  que  je  puis  vous  dire, 
C'est  qu'on  vient  de  le  voir  dans  l'île  de  Corcyre. 
Là  Neptune  en  courroux, «à  le  perdre  obstiné, 
Alloit  ensevelir  ce  prince  infortuné , 
Lorsque  de  ces  beaux  lieux  la  charmante  princesse. 
Pour  lui  dans  ce  moment  secourable  déesse. 
Sur  les  bords  de  la  mer  conduite  par  le  sort, 
Le  vint  tirer  des  flots ,  et  du  sein  de  la  mort. 
Il  pressoit  son  départ  d'une  ardeur  incroyable. 
Il  va  paroître  enfin. 

TÉLÉMAQUE. 

Mer,  sois-lui  favorable  ; 
Ramenez-le ,  grands  dieux  ! 

FUMÉE. 

Seigneur,  cet  étranger, 
Aperçu  des  tyrans,  pourroit  être  en  danger; 
Tout  blesse  de  leurs  cœurs  la  lâche  défiance, 


264  PÉNÉLOPE. 

Et  nous  devons  pour  lui  craindre  leur  violence. 
Dans  mon  appartement ,  sans  soupçon  et  sans  bruit. 
Libre  de  surveillants,  vous  serez  mieux  instruit: 
Nous  délibérerons  du  parti  qu'on  doit  prendre. 

TÉLÉMAOUE. 

Je  vais  vous  suivre ,  Eumée.  Allez  tous  deux  m'attendre. 
Que  veut  Iphise?  Hélas  !  quand  je  dois  l'éviter, 
Par  quel  charme  fatal  me  laissé-je  arrêter? 

SCÈNE  IV. 

IPHISE,  TÉLÉMAQUE. 

IPHlSE. 

Que  la  reine ,  seigneur,  se  montre  et  se  déclare. 
Prévenez  l'attentat  qu'Antinous  prépare. 
Il  obsède  mon  père  :  il  veut  lui  faire  voir 
Qu'on  l'amuse  toujours  par  un  trompeur  espoir; 
Et  mon  père  en  ce  jour,  rempli  d'impatience, 
Du  bonheur  qu'il  attend  veut  avoir  l'assurance. 
Il  m'envoie  à  la  reine.  Allons  presser  ce  choix, 
Que  le  peuple  assemblé  demande  à  haute  voix. 

TÉLÉMAQUE. 

La  reine  avec  raison  est  toujours  inflexible  ; 
Je  ne  puis  la  presser,  l'obstacle  est  invincible. 

IPHISE. 

Puisque  Ulysse  n'est  plus,  quels  devoirs  ennemis 
Traversent  cet  hymen  que  la  reine  a  promis? 
Son  ame  à  vos  désirs  enfin  s'étoit  rendue , 
La  joie  à  votre  abord  ici  s'est  répandue; 


ACTE   III,   SCÈNE  IV.  265 

L'obstacle  est-il  de  vous?  Hélas  !  aviez-vous  peur 
Que  je  ue  prisse  part  à  ce  commun  bonheur? 

TÉLÉ.VIAQUE. 

Croyez  qu'on  n'a  jamais  autant  aimé  que  j'aime. 
Mais  que  la  reine  enfin  dispose  d'elle-même  : 
Laissez-la  de  mon  père  attendre  le  retour; 
Tout  change,  s'il  est  vrai  qu'Ulysse  voit  le  jour, 
Si  les  dieux  l'ont  sauvé,  s'ib  veulent  nous  le  rendre. 

IPIIISE. 

A  cet  espoir  encor  vous  laissez-vous  surprendre? 

N'étes-vous  pas  lassé  d'ouïr  les  imposteurs  , 

Qui  vous  trompent  toujours  par  leurs  récits  flatteurs? 

Après  tous  ces  rapports  qu'on  a  vus  se  détruire. 

Est-il  quelqu'un  encor  qui  puisse  vous  séduire? 

Est-ce  cet  étranger  au  palais  arrivé? 

Les  soins  d'Antinoiis  déjà  l'ont  observé; 

L'imposteur  recevroit  la  peine  de  son  crime. 

Mais,  hélas,  prendroit-on  une  seule  victime  ! 

On  ret)dde  tous  vos  pas  compte  à  vos  ennemis  ; 

Vous  voyez  qu'à  leurs  lois  ici  tout  est  soumis  : 

Maîtres  de  ce  palais,  leur  fureur  déjà  prête 

Y  tient  par-tout  le  fer  levé  sur  votre  tête. 

Au  traître  Antinous  allez-vous  vous  livrer? 

Avec  sa  cruauté  vous  semblez  conspirer. 

A  quel  ardent  courroux  va-t-il  porter  mon  père? 

Prince,  pensez-y  mieux.  Moi,  je  saurai  me  taire. 

Mais  sur  votre  refus,  que  de  maux  je  prévoi! 

Que  dirai-je  à  mon  père?  où  cacher  mon  effroi? 


23 


266  PÉNÉLOPE. 

SCÈNE    V. 

TÉLÉMAQUË.  / 

Ah!  ma  princesse...  Arrête,  imprudent  Télëniaque. 
Oublieras-tu  qu'iphise  est  le  sang  d'Eurimaque? 
Et  que  devient  ton  cœur  soumis  à  ses  appas, 
Lorsque  contre  son  père  il  faut  armer  ton  bras? 
Que  veux-tu?  cesse,  amour,  de  partager  urou  ame; 
Aux  ardeurs  de  ma  gloire  il  faut  joindre  ta  tîamme. 
Vois ,  parmi  nos  tyrans ,  vois  l'insolent  rival 
Qui  de  tous  nos  malheurs  est  l'artisan  fatal. 
Iphise...  Je  la  perds!  Mon  lâche  cœur  soupire. 
Quand  je  vais  recouvrer  et  mon  père  et  l'empire! 
Il  approche,  il  revient  ce  roi  victorieux; 
Vous  allez,  fiers  tyrans,  disparoître  à  ses  yeux. 
De  ce  noble  étranger  le  rapport  est  sincère. 
Mais,  ô  dieux  !  quel  accueil  ferons-nous  à  mon  père^ 
Ce  grand  roi  qui  laissa  ses  états  florissants , 
Sous  un  joug  odieux  les  verra  gémissants? 
Fils  indigne  de  lui!  Ne  dois-je  pas  moi-même, 
Heureux  imitateur  de  sa  valeur  suprême , 
Contre  nos  ennemis  prévenir  ses  efforts. 
Et  de  leur  sang  versé  faire  rougir  ces  bords? 
Allons  rendre  l'espoir  à  la  reine  alarmée. 
Revoyons  1  étranger,  et  consultons  Kumée. 
Par  quelque  beau  dessein  tâchons  que  ce  héros. 
En  arrivant  ici,  trouve  un  heureux  repos; 


ACTE  III,  SCÈNE  V.  267 

Ou ,  si  je  suis  forcé  d'attendre  sa  présence, 
Qu'Ulysse,  en  me  voyant  seconder  sa  vengeance. 
Dans  ce  dernier  triomphe  à  son  bras  réservé, 
s'applaudisse  du  fils  qu'il  aura  retrouvé. 


FIN    DU    TROISIEME    ACTE. 


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ACTE  QUATRIÈME. 


SCÈNE  I. 

PÉNÉLOPE,  ÉRIGLÉE. 

ériclée. 
Le  prince  assure  encor  ce  qu'il  vient  de  vous  dire. 
Que  vos  maux  vont  cesser,  et  qu'Ulysse  respire; 
Qu'il  reviendra  bientôt  :  mais  vous  ne  pouvez  voir 
Cet  illustre  étranger  qui  nous  rend  cet  espoir  ; 
Il  est  avec  le  prince  enfermé  chez  Eumée. 

PÉNÉLOPE. 

Je  l'attends,  et  par  lui  je  veux  être  informée. 
Qu'il  vienne. 

ÉRICLÉE. 

On.  ne  veut  point  faire  un  bruit  indiscret. 
Il  ne  doit  devant  vous  paroître  qu'en  secret; 
A  nos  lâches  tyrans  tout  donne  de  l'ombrage; 
Us  sont  à  craindre. 

PÉ  NÉLOPE. 

Ah  ciel  !  gardons  qu'on  ne  l'outrage. 
Sur  des  bords  étrangers  Ulysse  sans  appui 
Peut-être  au  même  état  se  rencontre  aujourd'hui. 
Mais ,  par  de  tels  rapports  tant  de  fois  abusée . 


PÉNÉLOPE.  3G9 

A  croire  un  inconnu  suis-je  encor  disposée? 
Mon  Ulysse  revient  !  O  puissants  immortels  ! 
Que  d'encens  va  pour  lui  brûler  sur  vos  autels  î 
Oh  !  qu'en  le  revoyant  mes  amoureuses  plaintes 
S'en  vont  lui  reprocher  mes  ennuis  et  mes  craintes, 
Et  ces  hardis  projets  où  son  cœur  hasardoit 
Des  jours  dont  il  sait  trop  que  mon  sort  dépendoit  î 
Ulysse ,  tu  verras  Pénélope  attentive 
Au  récit  de  tes  faits ,  et  charmée  et  craintive, 
Après  tant  de  périls  à  ses  yeux  retracés , 
Se  faire  un  doux  plaisir  de  tes  travaux  passés. 
Mais  que  me  diras-tu  sur  cette  longue  absence, 
Qui  fait  d'un  tendre  cœur  la  juste  défiance? 
Qui  pouvoit  loin  de  moi  t'arrêter  si  long-temps? 
Mais  reviens,  cher  époux;  tous  mes  vœux  sont  contents. 
Oui,  c'est  assez  qu'il  vive  et  que  je  le  revoie. 
Je  sens  en  ce  moment  une  secrète  joie 
Que  depuis  son  départ  je  ne  sentis  jamais  : 
Je  crois  que  tous  les  vents  secondent  mes  souhaits. 
Je  crois  le  voir  déjà  sur  cette  humide  plaine. 
Mais  peut-être  est-ce  encore  une  espérance  vaine, 
Qui  s'effaçant  soudain  comme  un  songe  léger. 
En  de  nouveaux  ennuis  viendra  me  replonger, 
Si  mes  tyrans...  Ah  ciel  !  on  vient. 


T.'jo  PÉNÉLOPE. 

SCÈNE   II. 

EURIMAQUE,  PÉNÉLOPE,  ÉRICLÉE. 

EURIMAOUE. 

Eh  bien,  madiune. 
N'allez-vous  pas  enfin  déterminer  votre  ame? 
Le  prince  est  eu  ces  lieux,  vous  ne  craignez  plus  rien; 
En  faisant  mon  bonheur  vous  cissurez  le  sien: 
Toute  la  cour  demande  une  union  si  chère. 

PÉNÉLOPE. 

Une  loi  plus  puissante  ordonne  c£u'on  diffère. 

EURIMAQUE. 

Qui  vous  arrête  eucor  sur  ce  choix  tant  promis? 
Quel  inconnu ,  madame,  est  avec  votre  fils? 
Quel  est  donc  ce  secret?  Est-ce  leur  artifice 
Qui  répand  sourdement  qu'on  doit  revoir  Ulysse? 

PÉNÉLOPE. 

Seigneur,  je  ne  sais  point  quel  est  cet  étran  j;er; 
Mais  le  bruit  qu'on  répand  n'est  pas  à  négliger. 

EURIMAQUE. 

Vous  attendez,  madame,  ou  vient  de  m'en  instruire. 
Cet  étranger  qu'on  dit  arrivé  de  Corcyre. 
Vient-il  d'Ulysse  encor  démentir  le  trépas? 
Ah  !  je  sais  qu'en  effet  vous  ne  le  croirez  pas , 
Mais,  quoi  !  chercheriez-vous  encore  à  vous  défendre 
Du  choix  où  mon  amour  a  seul  droit  de  prétendre? 

PÉNÉLOPE. 

Mon  choix  de  quelques  jour»  peut  être  retardé. 


ACTE  IV,   SCENE   II.  271 

Voyons  sur  tjuoi  ce  bruit  pourroit  être  fondé. 

EURIMAQUE. 

Ah  !  sans  doute  vous-même  inventez  cette  fable. 

Ce  bruit  si  chimérique  et  si  peu  vraisemblable, 

Pour  avoir  un  prétexte  à  me  manquer  de  foi. 

C'est  vainement;  votre  art  ne  peut  plus  rien  sur  moi. 

Toute  ma  patience  enfin  est  épuisée; 

D'un  trop  juste  courroux  mon  ame  est  embrasée. 

Après  tant  de  soupirs ,  de  délais  rigoureux , 

Je  méritois,  ingrate  ,  un  destin  plus  heureux  : 

Mais  je  vous  punirai  de  votre  indigne  feinte; 

Votre  cruel  refus  me  porte  à  la  contrainte. 

Ce  nouvel  artifice,  au  lieu  de  m'arrêter, 

Avancera  l'hymen  qu'il  tâche  d'éviter. 

Je  suis  maître,  j'ordonne;  il  faut,  dès  ce  jour  même. 

Venir  au  temple. 

PÉNÉLOPE. 

Ah  dieux  !  quelle  injustice  extrême! 
Barbare,  que  prétend  votre  aveugle  pouvoir  ? 
Puis-je  trahir  ainsi  ma  gloire  et  mon  devoir? 

EUR  I  Jl  AQUE. 

Assez  et  trop  long-temps  votre  gloire  inhumaine 
A  rejeté  mes  vœux ,  a  joui  de  ma  peine  ; 
Assez  et  trop  long-temps  tous  les  Grecs  ont  appris 
Que  mes  soumissions  irritent  vos  mépris. 
Vous  faites  vanité  de  ma  longue  souffrance  ; 
Mais  enfin  à  son  tour  mon  orgueil  s'en  offense: 
Après  tant  de  soupirs,  il  me  seroit  honteux 
De  n'avoir  pu  vers  moi  faire  pencher  vos  vœux. 


272  PENELOPE. 

PÉNÉLOPE. 

Un  héros  va  paroître ,  il  prendra  ma  défense , 
Ou  du  moins  de  ma  mort  il  prendra  la  vengeance. 
Sais-tu  quel  est  tlysse ,  et  ne  trembles-tu  pas 
A  ce  nom  seul?  Il  vient  punir  tes  attentats. 
Lâche ,  qui  t'endormois  dans  l'obscure  mollesse , 
Tandis  qu'il  combattoit  pour  l'honneur  de  la  Grèce, 
Peuï-tu  prétendre  un  cœur  où  régne  ce  héros  ? 
Va,  fuis,  ne  l'attends  pas;  sauve-toi  dans  Samos. 

EURIMAOUE. 

Que  vous  sert  d'invoquer  l'odieux  nom  d'Ulysse? 
Des  dieux  qu'il  irrita  la  suprême  justice 
N'a  pas  même  permis  que  dans  les  champs  troyens 
Il  mourût  noblement  entre  les  bras  des  siens  : 
Sur  les  bords  ignorés  de  quelque  île  déserte, 
Ou  dans  le  fond  des  eaux  il  a  trouvé  sa  perte. 
Cessez  de  vous  flatter  d'un  retour  décevant. 
Mais  si  vous  le  voulez,  croyez  qu'il  est  vivant. 
Que  pouvez-vous  juger  d'une  si  longue  absence, 
Qu'un  trop  perfide  oubli,  qu'une  lâche  inconstance? 
N'avez-vous  pas  appris  qu'en  l'ile  de  Circé 
Des  traits  de  cette  reine  il  eut  le  cœur  blessé? 
Depuis  qu'il  l'a  quittée,  une  Circe  nouvelle 
Peut  avoir  engagé  cet  époux  infidèle. 
Si  quelque  indigne  amour  ne  1  avoit  attaché, 
Où  donc  ce  grand  héros  se  tiendroit-il  caché? 
On  entendroit  de  lui  parler  la  renommée. 
Mais  non;  de  tous  côtés  sa  mort  est  confirmée  : 
Nous  consumons  ici  le  temps  en  vains  discours; 
Nous  savons  qu'un  naufrage  a  terminé  ses  jour.-; 


ACTE   IV,   SCÈNE    II.  273 

Et  si  votre  imposteur,  par  de  feintes  nouvelles. 
Ose  encor  démentir  tant  de  récits  fidèles, 
Je  le  ferai  dédire  au  milieu  des  tourments  : 
C'est  lui  qui  répondra  de  vos  retardements. 
Oui,  si  vous  résistez  à  l'hymen  que  j'espère. 
Votre  fils  va  lui-même  éprouver  ma  colère  : 
Plus  de  pitié,  vos  pleurs  couleront  vainement. 
Je  ne  demande  plus  votre  consentement; 
J'arracherai  le  prix  qu'on  doit  à  ma  constance  : 
Si  ce  n'est  par  amour,  ce  sera  par  vengeance. 

SCÈNE  III. 

PÉNÉLOPE,  ÉRICLÉE. 

PÉNÉLOPE. 

Chère  Ériclée,  hélas  !  j'avois  su  le  prévoir, 
Que  je  garderois  peu  ce  favorable  espoir. 
De  ce  fatal  hymen  de  nouveau  menacée. 
Par  ce  lâche  tyran  ma  mort  est  prononcée  ; 
Et  le  cruel  soupçon  qu'il  jette  dans  mon  cœur, 
De  mon  sort  déplorable  achève  la  rigueur. 
Ulysse... 

ÉRICLÉE. 

Est-ce  le  temps  de  ces  alarmes  vaines? 

PÉN  ÉLOPE, 

On  a  dit  que  Circé  l'arrêta  dans  ses  chaînes. 
M'oubiieroit-il ,  grands  dieux!  Puis-je  m'imaginer 
Qu'Ulysse  à  mes  malheurs  veuille  m'abandonner? 
Ne  prend-il  plus  de  part  à  ma  peine  cruelle, 


274  PÉNÉLOPE. 

Et  ne  vais-je  mourir  que  pour  un  infidèle? 

Quand  il  seroit  poussé  dans  le  fond  des  déserts 

Que  l'Océan  renferme  au  bout  de  l'univers , 

s'il  m'aimoit  comme  il  doit,  son  amour,  son  courage, 

Auroient  forcé  les  mers ,  auroient  vaincu  l'orage. 

Plût'aux  dieux  que  le  sort  qui  veut  me  le  cacher 

M'eût  appris  en  quels  lieux  j'eusse  pu  le  chercher! 

On  m'auroit  vu  voler  sur  la  terre  et  sur  l'onde, 

Et  franchir  mille  fois  les  limites  du  monde. 

SCÈNE  IV. 

TÉLÉMAQUE,  PÉNÉLOPE,   ÉRICLÉE. 

TÉlÉMAQUE. 

Enfin  par  des  récits  qui  sont  dignes  de  foi,  \ 
Madame,  nous  savons  quel  est  le  sort  du  roi. 
Ulysse  est  en  Corcyre,  où  la  jeune  princesse. 
Dont  l'éclatant  mérite  est  connu  dans  la  Grèce, 
D'un  funeste  naufrage  a  garanti  ses  jours, 
A  sa  triste  disgrâce  a  donné  du  secours , 
Et  dans  ses  intérêts  a  mis  le  roi  son  père; 
La  cour  d'Alcinoiis  l'estime,  le  révère. 
Il  attendoit  le  jour  marqué  pour  son  départ, 
Et  ses  vaisseaux... 

PÉNÉLOPE. 

Mou  fils,  il  reviendra  trop  tard; 
On  me  presse ,  on  m'annonce  un  funeste  hyménée. 
Par  un  lâche  tyran  à  périr  condamnée , 
Je  ne  puis  plus  d'Ulysse  attendre  le  retour; 


ACTE   IV,   SCÈNE   IV.  27$ 

Je  meurs  en  lui  marquant  un  immortel  amour: 
Et  quaud  il  reviendroit  environné  de  gloire. 
Fidèle,  généreux,  suivi  de  la  victoire, 
Par  son  retardement  je  perds  des  biens  si  doux  ; 
Il  ne  me  verra  plus.  Mon  fils ,  songez  à  vous , 
Trompez  nos  fiers  tyrans  ;  voyez  avec  Eumée 
Les  moyens  d'éviter  leur  fureur  enflammée. 

TÉLÉMAQUE. 

Bientôt  sur  ce  rivage  Ulysse  revenu... 

rÉNÉLOPE. 

Faites-moi  seulement  parler  à  l'inconnu  : 
Je  veux  l'interroger,  c'est  mon  unique  envie; 
Que  je  le  voie  avant  que  de  quitter  la  vie. 

TÉLÉMAQUE. 

Madame... 

PÉNÉLOPE. 

Mon  destin  ne  peut  se  prolonger. 
Allez.  Je  vais  attendre  :  amenez  l'étranger. 

SCÈNE  V. 

TÉLÉMAQUE,  ÉRICLÉE. 

TÉLÉMAQUE. 

Ah  !  quel  trouble ,  grands  dieux  ! 

ÉRICLÉE. 

Seigneur,  sauvons  la  reine; 
Cherchons  un  prompt  remède  à  l'excès  de  sa  peine. 
Allez  près  d'Enrimaque  employer  vos  efforts; 
Parlez-lui,  retenez  ses  barbares  transports; 


276  PÉNÉLOPE. 

Implorez  le  secours  de  la  princesse  Iphise; 
Du  traître  Antinous  arrêtez  l'entreprise. 
Si  vous  voulez  enfin  l'empêcher  d'expirer, 
Amenez  l'inconnu  :  qu'il  la  vienne  assurer 
Qu'Ulysse  sur  nos  bords  en  ce  jour  va  descendre ;^ 
Que  ce  héros  fidèle  est  prêt  à  la  défendre. 
Ne  perdez  point  de  temps. 

SCÈNE  VI. 

TÉLÉMAQUE. 

Où  sommes-nous  réduits  ! 
On  replonge  ma  mère  en  ses  mortels  ennuis  ; 
Ou  presse  cet  hymen,  lorsqu'elle  attend  Ulysse. 
Il  faut  que  je  me  perde,  ou  que  je  vous  punisse. 
Tyrans.  C'est  trop  souffrir,  et  mon  juste  courroux... 

SCÈNE  VII. 

ULYSSE,  TÉLÉMAQUE,  EUMÉE. 

ULYSSE. 

Prince,  un  bruit  odieux  m'appelle  auprès  de  vous.  - 

Antinous  menace,  et  dès  cette  journée 

On  prescrit  à  la  reine  un  indigne  hyménée; 

On  en  veut  à  vos  jours.  Songeons  à  prévenir... 

F  É  L  É  M  A  Q  U  E. 

Oui ,  j'y  suis  résolu ,  je  cours  pour  les  punir. 


ACTE   IV,  SCÈNE  VII.  377 

La  reine  veut  mourir  :  ses  douloureuses  plainies 
Font  sentir  à  mon  cœur  de  trop  vives  atteintes. 
Je  n'écouterai  plus  que  mon  seul  désespoir: 
Du  moins  en  expirant  je  ferai  mon  devoir. 
Perfide  Antinous,  si  ma  perte  est  certaine, 
Sous  ma  chute  funeste  il  faut  que  je  t'entraîne. 

ULYSSE. 

Contre  vos  ennemis  mon  bras  se  vient  offrir; 

Je  dois  périr  moi-même,  ou  les  faire  périr. 

C'étoit  trop  endurer  une  telle  insolence. 

Les  dieux  semblent  hâter  le  temps  de  ma  vengeance; 

Ils  parlent  à  mon  cœur,  et  j'enlends  leurs  conseils. 

T  É  L  É  M  A  Q  U  E. 

Ciel!  d'un  si  grand  dessein  quels  sont  les  appareils? 
A  vous  perdre  pour  nous  quel  motif  vous  engage. 
Vous  qu'un  sort  imprévu  conduit  sur  ce  rivage, 
Vous  étranger?  Allez  chercher  un  sort  plus  doux. 
Laissez-nous  des  malheurs  qui  ne  sont  que  pour  nous. 
Partez;  et  si  la  mer  vous  reméne  en  Corcyre , 
Si  vous  voyez  mon  père,  ayez  soin  de  lui  dire 
Que,  malgré  les  malheurs  qui  m'ont  environné, 
Je  me  suis  souvenu  du  nom  quil  m'a  donné, 
Et  qu'enfin  par  ma  mort  j'ai  cru  faire  connoître 
De  quel  sang  glorieux  les  dieux  m'avoient  fait  naître. 

ULYSSE. 

Ah!  c'est  ici  qu'il  faut  vous  ouvrir  mes  desseins. 
Et  que  nous  unissions  et  nos  cœurs  et  nos  mains  ! 
Je  viens  borner  le  cours  de  vos  longues  disgrâces. 
Tandis  que  les  tyrans  s'amusent  aux  menaces. 
Notre  unique  salut  est  de  les  attaquer, 

^4 


278  PÉNÉLOPE. 

Prince ,  à  vos  vrais  amis  allez  vous  expliquer; 
Retracez  à  leurs  yeux  la  j^loire  et  la  justice  ; 
Dites  qu'eu  ce  moment  on  va  counoître  Ulysse. 
Reprenez  votre  place  et  vos  droits  usurpés; 
Que  ces  fiers  ennemis,  du  coup  mortel  frappés. 
Enivrés  comme  ils  sont  d'une  vaine  espérance, 
Sans  prévoir  nos  desseins ,  sentent  notre  vengeance . 

télémaque. 
O  zélé  incomparcJjle !  ô  dessein  glorieux! 
Vous  êtes  envoyé  par  l'ordre  exprès  des  dieux. 
Vous-même,  vous  montrant  comme  un  dieu  tutélaire. 
Vous  serez  aujourd'hui  mon  défenseur  ,  mon  père. 
Cet  air  et  ces  regai'ds ,  qui  n'ont  rien  d'uu  mortel , 
Me  promettent  la  fin  de  mon  destin  cruel. 

ULYSSE. 

Contre  un  si  doux  transport  je  n'ai  plus  de  défense; 
Tout  mon  cœur  pénétré  s'ouvre  avec  violence  ! 
Ah  !  mon  fils ,  mon  cher  fils ,  dans  ces  embrassemeuts 
Finissons  votre  erreur  et  mes  déguisements. 
Connoissez  votre  père ,  ô  mon  cher  Télémaque  ! 
Vous  étiez  au  berceau  quand  je  partis  d'Ithaque. 

E  u  M  É  E. 

Oui,  c'est  le  roi,  seigneur. 

TÉLÉMAQUE. 

Mon  père ,  je  vous  vois  ! 
Je  perds  en  cet  instant  l'usage  de  la  voix- 
Mais,  mon  père,  est-ce  ainsi  qu'on  eût  dû  vous  attendre? 

ULYSSE. 

L'état  où  je  parois  ne  vous  doit  point  surprendre. 

Les  dieux,  comme  il  leur  plaît,  peuvent  eu  un  moment 


ACTE  IV,  SCÈNE  VII.  279 

Nous  mettre  dans  la  gloire,  ou  dans  l'abaissement. 
A  peine  resté  seul  d'un  funeste  naufrage , 
Je  devois ,  inconnu ,  venir  sur  ce  rivage , 
Et  prendre  ce  dessein  conforme  à  mes  malheurs. 
Que  votre  mère  et  vous  m'avez  coûté  de  pleurs  ! 
Dans  quels  ennuis  profonds  mon  arae  ensevelie... 
Enfin  je  vous  revois ,  mon  fils  ;  je  les  oublie  : 
Votre  présence  efface,  en  ce  moment  heureux. 
Ce  que  mon  infortune  eut  de  plus  rigoureux. 

T  É  L  É  M  A  Q  U  E. 

Ah ,  seigneur  !  ah ,  mon  père  !  ah ,  quelle  joie  extrême  ! 

A  peine  en  ce  bonheur  me  connois-je  moi-même  ! 

Rare  faveur  des  dieux!  vœux  enfin  exaucés! 

Mais  vos  rudes  travaux,  hélas  !  sont-ils  passés? 

Je  sais  qu'une  sagesse,  et  pleine,  et  consommée, 

Guide  votre  valeur  en  tous  lieux  renommée  ; 

Je  sais  par  quels  succès  votre  esprit  généreux 

A  franchi  tant  de  fois  des  pas  si  dangereux  : 

Mais ,  seigneur,  celui-ci  n'eut  jamais  de  semblable. 

Votre  perte  en  ces  lieux  devient  inévitable. 

Sitôt  que  les  tyrans  pourront  vous  découvrir, 

Vous  allez  voir  unis,  pour  vous  faire  périr, 

Les  soldats  étrangers  et  vos  sujets  rebelles. 

Dérobez-vous,  seigneur,  à  leurs  mains  criminelles. 

Ce  seroit  un  péril  trop  indigne  de  vous; 

Et  sans  vous  exposer  à  périr  sous  leurs  coups , 

Il  faut  que  votre  nom,  armant  toute  la  Grèce, 

Fasse  éclater  sur  eux  la  foudre  vengeresse. 

ULYSSE. 

Non:  il  faut  en  ce  jour  me  perdre,  ou  me  venger. 


28o  PÉNÉLOPE. 

Mais  les  moments  sont  chers,  aJlons  les  ménager. 

Assemblez  sans  éclat  cette  noble  jeunesse , 

Dont  je  sais  que  pour  vous  le  devoir  s'intéresse. 

Déjà  Philétius,  Haliterse,  Mentor, 

Préparent  leurs  amis ,  qui  nous  joindront  encor. 

Ils  sont  de  mon  retour  avertis  par  Eumée  ; 

Pour  moi  d'un  zélé  ardent  leur  ame  est  enflammée. 

TÉLÉMAOUE. 

Que  feront-ils?  Un  peuple  et  lâche  et  désarmé, 
Séduit  par  les  tyrans,  aussi  bien  qu'opprimé. 
En  ce  péril  soudain  voudra-t-il  reconnoître, 
s'il  faut  périr  pour  vous,  que  vous  êtes  sou  maître? 
Mais  cependant  la  reine  est  prête  d'expirer; 
Vous  seul  de  cet  état  pouvez  la  retirer. 
Tandis  que  votre  bras  va  combattre  pour  elle. 
Elle  succombera  sous  sa  douleur  mortelle. 
Si  vous  ne  la  voyez... 

ULYSSE. 

Ah  !  sans  cesse  mon  cœur 
Vers  un  si  cher  objet  se  porte  avec  ardeur. 
Peut-être ,  en  vous  cherchant,  que  mou  ame  éperdue 
De  la  reine  en  ce  lieu  cherchoit  aussi  la  vue. 
Trop  cruelle  contrainte!  il  la  faut  éviter; 
Ses  transports  ne  pourroient  s'empêcher  d'éclater: 
Les  larmes  qu'à  tous  deux  on  nous  verroit  répandre 
Nous  trahiroient.  Mon  fils,  je  cherche  à  la  défendre. 
Vous,  calmez  ses  douleurs,  allez  la  consoler. 
Aux  portes  du  palais  il  faut  nous  rassembler. 
Nous  choisirons  le  temps  propre  à  notre  entreprise  : 
Le  tumulte  des  jeux,  le  jour  nous  favorise. 


ACTE   IV,   SCÈNE   VIL  i8i 

La  prudeuce,  mon  fils,  joiiite  avec  la  valeur. 
Peut  toujours  surmonter  le  plus  cruel  malheur. 
Allez,  (ju'un  prompt  retour  tous  trois  nous  réunisse. 

SCÈNE  VIII. 

ULYSSE,  EUMÉE. 

ULYSSE- 

Nous  touchons  au  penchant  d'un  affreux  précipice; 
Je  ne  te  cèle  point  que  j'en  ai  quelque  effroi. 
Et  j'inspire  un  espoir  que  je  n'ai  pas  en  moi. 
Exposé  sans  relâche  aux  destins  en  furie , 
Entre  les  bras  des  miens,  au  sein  de  ma  patrie. 
Au  sortir  des  travaux  qui  signalent  mon  nom. 
J'aurai  dans  mon  palais  le  sort  d'Agamemnon  ! 
Que  dis-je  ?  Ma  fortune  est  encor  plus  cruelle  ! 
Je  retrouve  une  femme  adorable,  fidèle; 
Quand  je  dois  être  heureux,  je  vois  que  je  péris 
Avec  tout  ce  que  j'aime,  et  père,  et  femme,  et  fils! 
Mais  suivons  mon  destin,  viens;  que  tout  se  prépare,, 

EUMÉE. 

Les  tyrans  sont  armés,  et  leur  rage  barbare... 

ULYSSE. 

Je  veux  les  reconnoître,  et  je  vais  remarquer 

Le  lieu,  l'occasion  propre  à  les  attaquer. 

Suis-moi.  Mon  cœur  reprend  une  assiette  tranquille. 

N'ai-je  donc  entrepris  rien  de  plus  difficile  ? 

Et  lorsque  Polyphème  exerçant  sa  fureur, 

Dans  son  antre  sanglant,  noir  séjour  de  l'horreur, 


282  PÉNÉLOPE. 

Entre  mes  compagnons  dévorés  à  ma  vue. 
Tint  si  cruellement  ma  perte  suspendue , 
N'ai-je  pas  échappé  de  ses  sanglantes  mains, 
Et  n'ai-je  pas  puni  ses  meurtres  inhumains? 
Mais  à  quelque  destin  que  le  ciel  me  réserve, 
O  sage  protectrice ,  ô  puissante  Minerve , 
Viens  ici  soutenir  et  mon  bras  et  mon  cœur; 
Redouble  ces  transports,  ce  courage  vainqueur. 
Qui  m'ont  fait  triompher  de  la  superbe  Troie  ; 
Ou ,  si  de  mes  malheurs  je  dois  être  la  proie , 
Fais  au  moins  que  mes  jours,  prêts  à  se  terminer, 
Par  une  belle  mort  se  puissent  couronner. 


FIN   DU   QUATRIEME  ACTE, 


^/%/\^/%/\f-%/\r%.'^ 


ACTE   CINQUIÈME. 


SCÈNE  I. 

PÉNÉLOPE,  EUMÉE,  ÉRICLÉE. 

E  U  M  É  E. 

OÙ  courez-vous?  O  ciel  !  par  quelle  impatience 
Vous-même  voulez-vous  trahir  notre  espérance! 
Madame ,  arrêtez. 

PÉNÉLOPE. 

Non;  cessez  de  vains  discours: 
Je  veux  voir  l'étranger  ;  il  est  chez  vous ,  j'y  cours. 
Vous  m'arrêtez  en  vain ,  je  ne  veux  plus  attendre. 
Eh  !  comment  de  me  voir  peut-il  tant  se  défendre. 
Et  quel  mystère  ici  peut  être  enveloppé? 

EUMÉE. 

Pour  vous  en  ce  moment  son  zélé  est  occupé , 
Il  est  prêt  à  s'armer  ;  et  si  sa  noble  envie... 

PÉNÉLOPE. 

Je  ne  demande  pas  qu'il  expose  sa  vie. 
Hélas!  loin  de  tenter  d'inutiles  efforts, 
Qu'il  me  parle,  et  soudain  qu'il  parte  de  ces  bords. 

EUMÉE. 

Madame,  croyez-nous,  un  destin  plus  propice 
Peut-être  dès  ce  jour  vous  rendra  votre  Ulysse. 

PÉNÉLOPE. 

Mes  yeux  courent  en  vain  le  vaste  sein  des  eaux  ; 


284  PÉNÉLOPE. 

Je  ne  vois  point  d'Ulysse  arriver  les  vaisseaux. 
Il  reviendra  trop  tard,  ma  mort  est  assurée; 
Je  sens  qu'elle  s'approche,  et  j'y  suis  préparée. 
Ulysse  m'abandonne,  on  le  peut  trop  juger 
Par  les  soins  qu'à  me  fuir  a  pris  cet  étranger. 
Il  me  vient  assurer  que  mon  époux  respire  : 
Le  reste,  cher  Eiimée,  il  n'ose  me  le  dire  ; 
Il  craint  par  ce  récit  d'accroître  mes  tourments. 

E  u  M  É  E. 
Votre  époux  est  fidèle,  et  dans  peu  de  moments 
L'étranger  va  calmer  l'effroi  qui  vous  agite. 

PÉNÉLOPE. 

Plus  VOUS  me  retenez,  plus  mon  désir  s'irrite. 
Ah  !  je  veux  lui  parler,  vos  soins  sont  superflus; 
s'il  diffère  un  moment,  il  ne  me  verra  plus. 
Une  reine  mourante  et  l'implore  et  l'appelle. 
C'est  trop  attendre,  cJlons. 

EUMÉE. 

Extrémité  cruelle  ! 
De  votre  impatience  il  le  faut  avertir: 
Je  vais  vous  l'amener,  il  y  doit  consentir: 
Mais  évitez  l'éclat;  préparez-vous,  madîmie, 
A  cacher  les  transports  qui  troubleront  votre  ame. 
Modérez... 

PÉXÉLOPË. 

A  mes  vœux  qu'il  se  laisse  toucher. 
Allez,  courez  ;  qu'il  vienne,  ou  je  vais  le  chercher. 

E  u  M  É  E. 
Vous  le  voulez,  j'y  cours. 


ACTE  V,  SCÈNE  II.  i85 

SCÈNE  IL 

PÉNÉLOPE,  ÉRICLÉE. 

PÉNÉLOPE,  assise. 

Incroyable  supplice  ! 
Tu  me  regretteras,  trop  insensible  Ulysse  ! 
Mon  amour  te  prépare  un  juste  repentir. 
Il  étoit  à  Corcyre,  il  n'en  peut  plus  partir! 
Songe-t-il  si  je  meurs?  A-t-il  soin  de  m'apprentlre 
Qu'il  vit,  qu'il  m'aime  encor,  que  je  le  dois  attendre? 
Hélas  !  s'il  peut  eacor  se  souvenir  de  moi, 
C'est  donc  pour  outrager  ma  constance  et  ma  foi. 
Par  l'indigne  mépris  d'une  épouse  fidèle. 
Il  flatte,  le  volage,  utie  amante  nouvelle. 
Mes  lettres,  mes  regrets,  mes  plaintes,  mes  soupirs. 
De  leurs  doux  entretiens  augmentent  les  plaisirs; 
Lorsque  je  compte  ici  tant  de  tristes  journées. 
Comme  de  courts  moments  il  passe  les  années  : 
Mon  esprit  le  cherchoit  en  des  lieux  ignorés , 
Et  d'un  foible  trajet  nous  étions  séparés! 

ÉRICLÉE. 

Pourquoi  l'accusez-vous ,  puisqu'il  revient  lui-même 
Justifier  sa  foi,  vous  montrer  qu'il  vous  aime? 

PÉNÉLOPE. 

On  me  trompe ,  Ériclée  :  il  seroit  revenu , 
Si  des  nœuds  étrangers  ne  l'avoient  retenu. 
Lllysse,  on  voit  ton  père  expirer  de  tristesse, 
Bien  plus  que  par  le  poids  d'une  longue  vieillesse; 
Ta  mère  infortunée ,  au  récit  de  ta  mort , 


286  PÉNÉLOPE. 

Dans  mes  bras  languissants  a  terminé  sou  sort; 

Ton  absence  détruit  le  royaume  d'Ithaque  : 

Mais  ton  fils,  ton  seul  fils,  l'aimable  Télémaque, 

Qui  perd  par  cette  absence  et  le  trône  et  le  jour, 

Ce  fils  au  moins  devoit  avancer  ton  retour. 

Tu  devrois  prendre  ici  le  soin  de  le  conduire; 

Dans  le  métier  des  rois  tu  le  devrois  instruire. 

Père  injuste,  est-ce  ainsi  qu'il  apprendra  de  toi 

Les  vertus  d'un  héros  et  les  devoirs  d'un  roi? 

Pour  moi ,  si  ton  mépris  me  montre  à  ta  pensée 

Loin  de  cet  âge  heureux  où  tu  m'avois  laissée , 

Ah  !  songe  à  ces  beaux  jours  dans  la  douleur  passés , 

Songe  à  mes  vœux  constants,  aux  pleurs  que  j'ai  versés. 

Et  qu'un  si  tendre  amour  est  d'un  prix  qui  surpasse 

Tous  les  brillants  attraits  qu'un  peu  de  temps  efface. 

Mais  l'étranger... 

É  R I  c  L  É  E. 

Il  vient. 

PÉNÉLOPE. 

Laissez-moi  lui  parler, 
Et  gardez  que  quelqu'un  ne  nous  vienne  troubler. 

SCÈNE  III. 

ULYSSE,  PÉNÉLOPE. 

Ulysse. 
Dieux  !  où  me  conduis-tu?  Que  mon  ame  est  émue  î 
En  l'état  où  je  suis,  m'offrirai-je  à  sa  vue? 

PÉNÉLOPE. 

Ulysse  est  donc  vivant?  Suis-je  en  son  souvenir? 


ACTE    V,    SCÈNE    III.  387 

Vous  parloit-il  de  moi?  Quand  doit-il  revenir? 
Me  celant  qu'il  vivoit ,  étoit-ce  son  envie 
Que  mes  longues  douleurs  terminassent  ma  vie? 
Ne  m'aime-t-il  donc  plus  ? 

V  LYSSE. 

Ah  !  jamais  votre  époux 
Ne  pouvoit  rien  aimer,  n'aimera  rien  que  vous. 
Vivez,  et  d'un  amour  si  parfait,  si  fidèle , 
Voyez-le  confirmer  la  durée  immortelle. 

rÉN  élope. 
Dieux!  qu'est-ce  que  j'entends?  quelle  touchante  voix! 
Ulysse...  C'est  ainsi  qu'il  parloit  autrefois! 
Quel  doux  charme  s'oppose  à  ma  douleur  extrême! 
Plus  je  regarde,  plus...  Ah!  seigneur,  c'est  vous  même! 

ULYSSE. 

Oui,  madame,  c'est  moi,  c'est  cet  époux  heureux. 
De  qui  l'éloignement  vous  coûte  tant  de  vœux. 

PÉNÉLOPE. 

Je  doute  d'un  bonheur  que  je  ne  puis  comprendre  ! 
Est-il  bien  vrai?  Mes  yeux  craignent  de  se  méprendre. 
Oui,  c'est  vous,  et  mon  cœur  vous  avoit  reconnu. 
Mais ,  hélas ,  mon  esprit  par  l'erreur  prévenu , 
Et  mes  pleurs  répandus,  comme  un  épais  nuage. 
De  mes  regards  troublés  m'avoient  ôté  l'usage  ! 
Ulysse  ! 

ULYSSE. 

Pénélope! 

PÉNÉLOPE. 

O  favorable  jour  ! 


o88  PÉNÉLOPE. 

ULYSSE. 

O  moments  fortunés  1 

PÉNÉLOPE. 

Mais  ce  charmant  retour, 
Pourquoi  me  le  celer,  quand  vous  saviez  mes  craintes, 
Et  de  mon  désespoir  les  funestes  atteintes? 
Quand  j'expirois  pour  vous,  pouviez-vous  en  ces  lieux, 
En  ce  même  palais ,  vous  cacher  à  mes  yeux? 
Ah!  vos  soupirs  ,iSei}jneur,  sont  d'un  triste  présage. 
Jeté  seul  sur  les  bords  par  les  coups  de  l'orage , 
Ce  retour  souhadté,  les  dieux  ne  l'ont  permis 
Que  pour  vous  exposer  entre  vos  ennemis  ! 
Ah  !  fuyons  ces  tvrans,  et  leur  fureur  mortelle; 
Les  monstres  sont  plus  doux,  la  mer  est  moins  cruelle. 
Pourquoi  reveniez-vous?  Téméraires  souhaits! 
Ciel!  il  eût  mieux  valu  ne  le  revoir  jamais! 

ULYSSE. 

Ah!  revenez  à  vous.  Faut-il  que  ma  présence 

Puisse  de  vos  ennuis  aigrir  la  violence? 

De  tant  de  maux  divers  qu'on  me  vit  end:irer, 

Votre  absence  est  le  seul  qui  m'ait  fait  soupirer; 

Et  si  j'ai  supporté  des  travaux  incroyables, 

Si  je  n'ai  point  fléchi  sous  les  coups  redoutables 

Du  sort,  des  éléments,  et  des  dieux  opposés, 

Si  j'ai  franchi  les  mers  qui  nous  ont  divisés. 

C'est  par  la  seule  ardeur  de  vous  revoir  encore, 

Et  de  vous  rapporter  ce  cœur  qui  vous  adore. 

Ah  !  quand  je  vous  revois,  quand  vous  me  revoyez, 

Pénélope  ,  vos  pleurs  devroient  être  essuyés. 


ACTE   V,   SCÈNE  III.  289 

PÉNÉLOPE. 

Eh!  comment  vous  revois-je?  hélas!  je  n'envisage 
Que  d'une  prompte  mort  l'épouvantable  image  ! 
C'est  en  faisant  sur  vous  tomber  ses  coups  affreux, 
Qu'elle  s'arme  pour  moi  de  traits  plus  rigoureux  ! 
Sous  de  si  longs  ennuis  languissante ,  abattue , 
Aurois-je  pu  prévoir  le  dernier  qui  me  tue  ! 

ULYSSE. 

Je  viens  en  ce  grand  jour  terminer  vos  malheurs, 
Perdre  vos  ennemis,  et  venger  vos  douleurs. 
Les  dieux  vont  décider  de  notre  destinée; 
Et  je  crois  qu'apaisant  cette  haine  obstinée 
Dont  j'ai ,  jusques  ici ,  toujours  senti  les  coups , 
Fléchis  par  vos  vertus,  ils  combattront  pour  vous  : 
Espérons.  A  vos  pleurs  je  deviens  trop  sensible, 
Lorsque  je  dois  m'armer  d'un  courage  invincible; 
Laissez-moi  vous  quitter. 

PÉNÉLOPE. 

Pour  courir  au  trépas? 

ULYSSE. 

Je  vais  vous  délivrer. 

PÉNÉLOPE. 

Je  veux  suivre  vos  pas. 

ULYSSE. 

De  paroître  à  vos  yeux  je  devois  me  défendre  : 
Vos  plaintes ,  vos  transports  se  feront  trop  entendi'e  ; 
Et  ces  cruels  tyrans  que  mon  bras  doit  punir. 
Avertis  par  vos  cris ,  pourroient  nous  prévenir. 
Adieu,  je  vais...  Helas!  que  pourrai-je  vous  dire? 
Percé  de  vos  douleurs ,  je  frémis,  je  soupire; 


cjgo  PÉNÉLOPE. 

Je  m'arrête ,  m'oublie  et  me  laisse  attendrir  î 

Ce  n'eu  est  pas  le  temps,  il  faut  vous  secourir. 

PÉNÉLOPE. 

Que  les  dieux  .soient  fléchis  ,  qu'ils  soient  inexorables, 
Nos  destins  désormais  seront  inséparables. 
Je  ne  vous  quitte  plus. 

ULYSSE. 

Ne  me  retenez  pas. 
Attendez,  espérez. 

PÉNÉLOPE. 

Il  se  va  perdre ,  hélas  ! 
Suivons. 

SCÈNE  IV. 

EURIMAQUE,  PÉNÉLOPE,  ÉRICLÉE. 

ÉRICLÉE. 

De  vos  ennuis  cachez  la  violence  : 
Vous  découvrirez  tout,  votre  ennemi  s'avance. 

EURIMAQUE. 

Il  fuit.  Il  croit  en  vain  éviter  mon  courroux , 
L'imposteur!  je  voulois  le  surprendre  avec  vous. 
Dieux!  à  ce  dernier  trait  aurois-je  pu  m'atteudre! 
Ce  n'est  point  un  faux  bruit  qui  vient  de  se  répandre: 
Vous  le  croyez? 

PÉNÉLOPE. 

.Seigneur,  je  crois  la  vérité. 
Mon  Ulysse  est  vivant. 


ACTE  V,  SCÈNE  IV.  291 

EURIMAQUE. 

Ah  !  j'en  serois  flatté. 
Je  voudrois  qu'il  vécut,  pour  sentir  mieux  ma  haine; 
Que  mon  bonheur  causât  et  sa  honte  et  sa  peine; 
Qu'il  me  vît  eu  ces  lieux  revêtu  de  ses  droits, 
Son  fils  chargé  de  fers,  son  peuple  sous  mes  lois. 
Faites-le  revenir  pour  augmenter  ma  joie, 
Qu'un  si  fameux  triomphe  à  ses  yeux  se  déploie  : 
Mais  si  l'on  ne  l'a  pu  tirer  du  fond  des  mers , 
Il  en  devra  rougir  du  moins  dans  les  enfers. 
Songez  donc  qu'à  mes  lois  rien  ne  peut  vous  soustraire. 
Votre  fils  forme  en  vain  un  projet  téméraire; 
J'ai  déjà  prévenu  ce  qu'il  pourroit  tenter, 
Mes  ordres  sont  donnés  pour  le  faire  arrêter. 
Et  quant  à  l'imposteur  qui  fait  revivre  Ulysse, 
En  présence  du  peuple  on  le  livre  au  supplice. 
Je  cours  pour  seconder  les  soins  d'Antinoiis. 
L'arrêt  est  prononcé  ;  je  ne  pardonne  plus. 

SCÈNE  V. 

PÉNÉLOPE,  ÉRICLÉE. 

PÉNÉLOPE. 

Étoit-ce  donc  ainsi  que  vous  deviez  m'entendre, 
Grands  dieux?  étoit-ce  ainsi  qu'il  falloit  me  le  rendre. 
Cet  époux  demandé  par  des  vœux  si  constants? 
Après  que  j'ai  pour  lui  soupiré  si  long-temps, 
Ce  héros  qui  du  sort  a  bravé  les  outrages, 


292  PENELOPE. 

Sorti  de  cent  combats,  sauvé  de  cent  naufrages, 
Viendra  dans  son  pialais ,  dans  le  sein  de  ses  dieux. 
Sous  une  main  indigne  expirer  à  mes  yeux  ! 
Traître ,  de  qui  le  bras  s'arme  pour  son  supplice. 
Ne  frémissez-vous  point  en  regardant  Ulysse? 
C'est  lui.  Je  veux,  cruel ,  mourir  des  mêmes  coups. 

ÉRICI.ÉE. 

Madame  ! 

PÉNÉLOPE. 

Hélas  !  mes  cris  trahiront  mon  époux. 
Oui,  peut-être  qu'encorleur  fureur  en  balance 
N'exerce  pas  sur  lui  toute  sa  violence; 
Peut-être  que  son  sang  leur  semble  à  dédaigner. 
Et  pour  quelques  moments  ils  pourront  l'épargner. 
Mais  s'ils  vont  découvrir  que  c'est  le  grand  Ulysse , 
Par  leur  lâche  fureur  il  faudra  qu'il  périsse; 
Excités  par  mes  cris ,  ils  vont  précipiter 
L'attentat  inhumain  que  je  veux  arrêter! 
A  quoi  me  résoudrai-je?  où  courir?  Quelle  peine  ! 
lia  crainte  me  retient,  quand  mon  amour  m'entraîne. 
Courons,  cherchons  Iphise;  il  la  faut  employer 
Pour  suspendre... 

ÉRICLÉE. 

Le  ciel  semble  vous  l'envoyer. 


ACTE  V,   SCÈNE  VI.  293 

SCÈNE  VI. 

IPHISE,  PÉNÉLOPE,    ÉRICLÉE. 

IPHISE. 

Que  faites-vous,  hélas  !  Je  viens  de  voir  mon  père 

Suivre,  sans  m'écouter,  sou  ardente  colère. 

Arcas,  Antinous,  excitent  leurs  soldats  : 

Le  sang  de  l'étranger  ne  leur  suffira  pas; 

Us  vont  perdre  le  prince,  Etes-vous  sans  alarmes? 

Tout  le  peuple  est  troublé,  par-tout  brillent  les  armes. 

PÉNÉLOPE. 

Ah!  vous  ne  savez  pas  quels  coups  me  font  souffrir; 
Mes  maux  sont  à  leur  comble,  et  je  n'ai  <jua  mourir. 

IPHISE. 

Quoi!  quel  vain  désespoir  de  votre  anie  s'empare  ! 
Non  :  arrachez  le  prince  à  leur  fureur  barbare. 
Vous  pouvez  d'un  seul  mot  calmer  tous  les  esprits  : 
Que  l'amour  de  mon  père  à  la  fin  ait  son  prix  ; 
Et  lui-même ,  aussitôt  dissipant  les  rebelles , 
Fera  tomber  le  fer  de  leurs  mains  criminelles. 
Paroissez.  Hâtez-vous.  Le  prince  va  périr. 
Ah  !  s'il  est  temps  encor  je  vais  le  secourir.. 


294  PENELOPE. 

SCÈNE  Vli. 

PÉNÉLOPE,  ÉRICLÉE,  EUfiINOME. 

PÉN  ÉLOPE. 

Ne  méua{^eons  plus  rien  :  allons,  chère  Ériclée, 
Montrer  toute  l'horreur  dont  mon  ame  est  comblée; 
Apprenons  à  ce  peuple  à  mourir  pour  son  roi. 

(à  Eurinome  qui  entre.) 
Mon  exemple...  Eurinome,  ah!  quel  est  ton  effroi? 
Jusqu'où  va  des  tyrans  la  cruelle  injustice? 
Sur  l'étranger... 

EURINOME. 

On  dit  qu'on  reconnoît  Ulysse; 
Qu'on  l'immole,  qu'il  meurt.  Un  combat  furieux. 
Un  spectacle  inouï  vient  d'effrayer  mes  yeux  : 
Je  n'ai  pu  discerner  qui  périt ,  qui  se  venge  ; 
De  cris ,  de  sang,  de  morts ,  c'est  un  affreux  mélange. 
J'entendois  :  C'est  Ulysse  !  Et  mille  bruits  confus 
Mêloient  avec  son  nom  celui  d'Antinous. 
Le  roi ,  dit-on ,  cédant  au  nombre  qui  l'accable , 
Arrache  aussi  la  vie  à  ce  monstre  exécrable. 
Télémaquc  entraîné  par  le  sort  inhumain. 
Pressé  dans  ce  palais,  court  le  fer  à  la  main; 
Pour  venir  jusqu'à  vous,  sa  valeur  étonnante 
S'ou\Tre  par  cent  combats  une  route  sanglante 
.Sous  ses  pas. ..  Il  p.nroît 


ACTE  V,  SCENE  VIII.  agS 

SCÈNE    VIII. 

TÉLÉMAQUE,  PÉNÉLOPE,  ÉRIGLÉE, 
EURINOME. 

PÉNÉLOPE. 

Mon  fils,  où  courez-vous? 
\'eûe?,  mourons  ensemble. 

TÉLÉMAQUE. 

Ah  !  le  ciel  est  pour  nous. 
Mon  père  est  triomphant;  sa  valeur  invincible... 
Non,  plutôt  quelque  dieu  sous  sa  forme  est  visible; 
Et  ce  miracle  est  tel ,  que  venant  de  le  voir 
J'ai  peine  encor  moi-même  à  le  bien  concevoir. 

PÉNÉLOPE. 

Dieux  justes! 

TÉLÉM  AQUE. 

Des  tyrans  l'implacable  colère. 
Le  traitant  d'imposteur,  vouloit  perdre  mon  père. 
Et,  par  un  châtiment  célèbre  et  signalé. 
Qu'aux  yeux  de  tout  le  peuple  on  le  vît  immolé. 
Dès  qu'il  sort  du  palais,  leurs  soldats  l'environnent; 
Il  marche,  il  se  fait  jour,  ses  regards  les  étonnent; 
Sur  les  degrés  du  temple  enfin  il  est  monté. 
D'un  air  tel  que  l'auroiï  Jupiter  irrité  : 
«.  Traîtres,  s'écrioit-il ,  dont  la  lâche  insolence 
«  Désola  mes  états  pendant  ma  longue  absence , 
«  Et  qui ,  persécutant  et  ma  femme  et  mon  fils, 
«  Pensiez  voir  par  ma  mort  \  os  crimes  impunis; 


296  PÉNÉLOPE. 

«1  Je  vis ,  me  voici  prêt  à  me  faire  justice  ; 

«  Aux  coups  qui  vont  tomber,  reconnoissez  Ulysse: 

«  Allons ,  Eumée ,  à  moi ,  Mentor,  Philétius  !  » 

Là  d'un  bras  foudroyant  il  perce  Antinous. 

Je  crie  à  haute  voix  ,  C'est  le  roi,  c'est  mon  père; 

Et  fonds,  en  l'imitant,  sur  la  garde  étrangère. 

Arcas,  les  plus  mutins,  sont  d'abord  renversés. 

Nos  fidèles  amis ,  d'un  beau  zèle  poussés  : 

Animent  tout  le  peuple  ;  il  se  déclare,  il  s'arme; 

Parmi  les  ennemis  tout  se  tfouble,  s'alarme; 

Tout  s'ébranle ,  tout  fuit;  rien  n'ose  résister. 

Et  l'effroi  dans  les  flots  les  fait  précipiter. 

Dérobant  Eurimaque  à  sa  perte  certaine. 

Je  l'ai  dans  les  vaisseaux  fait  conduire  avec  peine. 

O  ciel  !  que  ne  peut  point  la  présence  des  rois? 

Mon  père,  en  se  nommant,  a  repris  tous  ses  droits; 

Et  son  aspect  auguste  et  ses  coups  redoutables 

Ont  désarmé  soudain  ou  puni  les  coupables: 

Les  plus  rebelles  cœurs  rentrent  dans  le  devoir  ; 

Tout  reconnoît  déjà  ses  droits  et  son  pouvoir. 

Tandis  que  sa  victoire  exige  sa  présence , 

Son  ordre  auprès  de  vous  m'envoie  en  diligence. 

J'ai  chassé  les  soldats  qui  gardoient  ce  palais , 

Et  leur  indigne  sang  a  lavé  leurs  forfaits. 

Venez  donc  voir  Ulysse  au  milieu  de  sa  gloire  ; 

Son  cœur  attend  de  vous  le  prix  de  sa  victoire. 

Je  vais  trouver  îphise  ;  et ,  dans  son  triste  effroi , 

Lui  rendre  en  ce  moment  les  soins  que  je  lui  doi. 

Que  veut  Eumée? 


ACTE  V,  SCÈNE    IX.  297 

SCÈNE   IX. 

EUMÉE,  TÉLÉMAQUE,  PÉNÉLOPE,  ÉRICLÉE, 
EURINOME. 

EUMÉE. 

Enfin  tout  se  calme  en  Ithaque. 
Mais  votre  soin  n'a  pu  conserver  Eurimaque: 
Lorsqu'il  croyoit,  seigneur,  aborder  ses  vaisseaux. 
L'esquif  qui  le  portoit  s'abyme  sous  les  eaux. 

TÉLÉMAQUE. 

Et  que  devient  Iphise? 

EUMÉE. 

Elle  ignore  sa  perte. 
Ulysse  vous  attend  pour  aller  voir  Laërte, 
Madame. 

TÉLÉMAQUE. 

Pardonnez  si  mon  empressement 
Cherche  Iphise. . . 

PÉNÉLOPE. 

Suivez  ce  tendre  mouvement. 
Enfin ,  dieux  tout-puissants  qui  m'avez  exaucée , 
De  mes  longues  douleurs  je  suis  récompensée! 
Mais  ce  bonheur ,  mon  fils ,  qu'ils  rendent  à  mes  vœux. 
Ne  seroit  pas  parfait ,  si  vous  n'étiez  heureux. 

FIN    DE  PÉiVÉLOPE. 


LE  FLORENTIN, 

COMÉDIE   EN    UN  ACTE, 
PAR  LA  FONTAINE, 

Représentée,  pour  la  première  fois,  le  2.3  juillet 
i685. 


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NOTICE 


SUR 


LA   FONTAINE 


Jea>'  de  La  Fontaine  naquit  le  8  juillet  162 1 
à  Château-Thierry,  en  Champagne ,  où  son  père 
étoit  maître  particulier  des  eaux  et  forêts.  Il 
étoit  parvenu  à  1  âge  de  dix-neuf  ans  sans  avoir 
appris  autre  chose  qu'un  peu  de  latin.  Il  désira 
quelque  temps  entrer  dans  l'ordre  de  l'Ora- 
toire ;  mais  à  peine  en  connut-il  les  règles ,  qu'il 
fut  effrayé  de  leur  austérité.  Nous  n'entrerons 
point  ici  dans  les  détails  de  sa  vie  privée,  peu 
de  personnes  en  ignorent  les  particularités  ;  on 
les  trouve  à  la  tête  de  ses  œuvres.  Nous  ne  par- 
lerons pas  non  plus  de  ses  Contes  ni  de  ses  Fa- 
bles; tout  le  monde  sait  qu'il  tient  la  première 
place  dans  ce  dernier  genre  de  littérature.  Les 


3o2  NOTICE  SUR  LA  FONTAINE, 
ouvrages  dramatiques  de  La  Fontaine  sont  peu 
connus ,  et  nous  devons  parler  de  ses  comédies. 
Il  n'est  cependant  pas  étranger  à  notre  plan  de 
rappeler  que  La  Fontaine,  qui  avoit  toujours 
eu  du  dégoût  pour  la  poésie,  ne  sentit  qu'il 
étoit  né  poëte  qu'en  entendant  lire  l'ode  de  Mal- 
herbe sur  l'assassinat  de  Henri  IV. 

La  première  pièce  qu'il  composa  pour  le 
théâtre  Français  fut  Y  Eunuque,  comédie  en 
cinq  actes,  en  vers,  imitée  de  Térence,  et  qui 
parut  en  i654. 

On  prétend  que  LuUi  ayant  refusé  de  faire 
la  musique  de  l'opéra  de  Daphné,  auquel  il 
avoit  engagé  La  Fontaine  à  travailler,  ce  fut 
pour  se  venger  que  ce  dernier  composa  contre 
lui  le  conte  et  la  comédie  du  Florentin.  Cette 
petite  pièce  en  un  acte,  en  vers,  parut  pour  la 
première  fois  le  20  juillet  i685. 

Ragotin  j  ou  le  Roman  comique ,  comédie  en 
cinq  actes,  en  vers,  imitée  de  Scarron,  fut 
joué  pour  la  première  fois  le  12  avril  1684.,  et 
eut  neuf  représentations. 

La  Coupe  enchantée,  comédie  en  un  acte,  en 


NOTICE  SUR  LA  FONTAINE.  3o3 
prose,  représentée  pour  la  première  fois  le  16 
juillet  1688;  le  Veau  perdu,  comédie  en  un 
acte,  en  prose,  jouée  le  22  août  1689;  et  Je 
vous  prends  sans  vert,  comédie  en  un  acte,  en 
vers,  représentée  le  premier  mai  1698,  furent 
donnés  sous  le  nom  de  Champmêlé;  mais  le 
temps  les  a  restitués  à  leur  véritable  auteur. 

La  Fontaine,  reçu  à  l'Académie  française  en 
1684,  mourut  à  Paris,  le  i3  avril  1696,  dans 
sa  soixante-quatorzième  année. 


PERSONNAGES. 


HARPAGÈME. 
HORTENSE ,  sa  pupille. 
TIMANTE ,  amant  d'Hortense. 
AGATHE ,  mère  d'Harpagême. 
MARINETTE,  sa  servante. 
Un  SERRURIER  et  ses  garçons. 

Uu  EXEMPT. 
Des  ARCHERS. 


La  scène  est  à  Florence ,  dans  la  maison 
d'Harpagême. 


LE  FLORENTIN, 

COMÉDIE. 


■%/%/«.  Vm./^  %/^/V  ^■%*'X.W^'^  1 


SCÈNE  I. 

TIMANTF,  MARINETTE. 

MARI  NETTE. 

Que  vois-je?  Étes-vous  fou  ,  Timaute?  Ignorez-vous 

A  quel  point  est  féroce  un  Florentin  jaloux? 

Vous  êtes  son  rival.  Transporté  de  colère. 

Il  fait  de  vous  tuer  sa  princi[)ale  affaire  : 

Et,  loin  d'envisager  ces  [;érils  évidents, 

Vous  venez  dans  sa  chambre  !  Oii  donc  est  le  bon  sens? 

T  1  M  A  N  T  E. 

Oui,  je  sais  tout  cela,  Marinette;  mais  j'aime. 
Voyant  sortir  d'ici  le  brutal  Harpagéme, 
J'ai  voulu  profiter... 

MARINETTE. 

Vous  ne  savez  donc  pas? 
A  peine  est-il  sorti  qu'il  revient  sur  ses  pas. 
Occupé  seulement  de  l'âpre  jalousie , 
Rien  ne  peut  l'assurei';  de  tout  il  se  défie, 
s'il  faut,  en  revenant,  qu'il  vous  trouve  eu  ces  lieux... 

TIM  ANTE. 

Va ,  va ,  j  ai  lues  raisons  pour  paruitie  à  ses  veux. 

"  2.6. 


3o6  LE   FLORENTIN. 

Mais ,  de  grâce ,  instruis-moi  de  ce  que  fait  Hortense , 

De  tout  ce  qu'elle  dit,  de  tout  ce  qu'elle  pense. 

Harpagéme  toujours  poursuit-il  ses  projets? 

La  tient-il  eufemiée  encor? 

MARINETTE. 

Plus  que  jamais. 
Pour  la  soustraire  aux  yeux  de  votre  seigneurie , 
Il  met  tout  en  usage,  artifice,  industrie. 
Une  chambre ,  où  le  jour  n'entre  que  rarement . 
Est  de  la  pauvre  enfant  l'unique  appartement. 
Autour  régne  une  épaisse  et  terrible  muraille. 
De  briques  composée,  et  de  pierres  de  taille. 
Un  lcd>yrinthe  obscur,  pénible  à  traverser. 
Offre ,  avant  que  d'entrer,  sept  portes  à  passer. 
Chaque  porte ,  outre  un  nombre  infini  de  ferrures. 
Sous  différents  ressorts  a  quatre  ou  cinq  serrures. 
Huit  ou  dix  cadenas,  et  quinze  ou  vingt  verrous. 
Voila  le  plan  du  fort,  où  ce  bourru  jaloux 
Enferme  avec  grand  soin  la  malheureuse  Hortense; 
Encor  ne  la  croit-il  pas  trop  en  assura nce. 
Pour  mettre  sa  personne  à  l'abri  du  danger. 
Seul ,  il  la  voit,  l'habille ,  et  lui  sert  à  manger; 
Seul ,  il  passe ,  en  tout  temps ,  la  journée  avec  elle , 
A  la  voir  tricoter  ou  blanchir  sa  dentelle. 
Parfois,  pour  lui  fournir  des  passe-temps  plus  doux 
Il  lui  lit  les  devoirs  de  l'épouse  à  l'époux; 
Ou  bien,  pour  l'égayer,  prenant  une  guitare, 
H  lui  racle  à  l'oreille  un  air  vieux  et  bizarre. 
La  nuit,  pour  empêcher  qu'on  ne  le  trompe  eu  rïvu. 
Une  cloison  sépare  et  son  lit  et  le  sien. 


SCÈNE  I.  3o7 

Le  bruit  d'une  araignée,  alors  qu'elle  tricute , 
Une  mouche  qui  vole,  nue  souris  qui  trotte. 
Sont  éléphants  pour  lui  qui  l'alarment.  Soudain 
Du  haut  jusques  en  bas,  nn  pistolet  en  main , 
Ayant,  par  ses  clameurs ,  éveillé  tout  le  monde , 
Il  court,  il  cherche,  ii  rôde,  il  fait  par-tout  la  ronde. 
Non,  le  diable ,  ennemi  de  tous  les  gens  de  bien , 
Le  diable  qu'on  connoit  diable,  et  qui  ne  vaut  rien. 
Est  moins  jaloux,  moins  fou,  moins  méchant,  moins  bizarre. 
Moins  envieux,  moins  loup,  moins  vilain,  moins  avare. 
Mollis  scélérat,  moins  chien,  moins  traître,  moins  lutin. 
Que  n'est,  pour  nos  j>échés ,  ce  maudit  Florentin. 

T  1  M  A  N  T  E. 

Le  malheureux  !  L'on  sait  comment  il  traite  Hortense; 
Par  mes  soins  la  justice  en  a  pris  connoissance. 
Je  puis,  par  un  arrêt,  tromper  sa  passion; 
Mais  je  crains  de  le  mettre  en  exécution. 

MARIN  ET  TE. 

s'il  falioit  qu'il  en  eût  la  moindre  connoissance. 
Le  poignard  aussitôt  vous  priveroit  d'Hortense. 
Parlant  sur  ce  chapitre ,  iî  nous  a  dit  cent  fois , 
Qu'avant  que  se  soumettre  à  la  rigueur  des  lois. 
Il  choisiroit  plutôt  le  parti  de  la  pendre. 
Et  qu'il  aimeroit  mieux  l'étouffer  que  la  rendre. 

TI  MANTE. 

Cette  lettre  pourra  traverser  ses  desseins. 
A  ses  yeux  je  feindrai  de  la  mettre  en  tes  mains. 
Te  jtriant  de  la  rendre  entre  celles  d'Hortense. 
Toi,  pour  ne  point  marquer  aucune  intelligence. 
Tu  la  rcliiseras  avec  emportemeut. 


l 


3o8  LE  FLORENTIN. 

M  A  R  I  N  E  T  T  E. 

J'eutends.  Mais  gardez-vous  de  lui  dans  ce  moment: 
Il  fait  faire,  dit-ou,  un  ressort  qu'il  nous  cache  ; 
A  l'achever  dans  peu  son  serrurier  s'attache. 
Déjà... 

TIM  A.NTE. 

Le  serrurier  s'en  est  ouvert  à  moi  : 
C'est  un  homme  d'honneur;  il  m'a  donné  sa  foi, 
Moyennant  quelque  argent  que  j'ai  su  lui  promettre. 
De  concert  avec  lui,  j'ai  dicté  cette  lettre; 
Pour  punir  d'un  jaloux  les  désirs  déréglés , 
Je  viens  exprès... 

MARI  NETTE. 

Il  entre... 

SCÈNE  n. 

HARPAGÉME,   AGATHE,  TIMANTE, 
MARINETTE. 

M  ARIA"  ET  TE. 

Allez  au  diable,  allez. 
Pour  qui  me  prenez-vous,  et  quelle  est  votre  attente? 
Merci  !  Diantre  !  ai-je  l'air  d'une  fiile  intrigante? 

HA  E  PAGE  M  E. 

Que  \ois-je? 

Tl. HANTE. 

Eh!  Marinette,  un  mot,  s^coute-moi. 

MARI  \  ETTE. 

Ne  m  apiirochcz  pas. 


SCÈNE  IL  3o9 

H  A  R  P  A  G  â  M  E. 

Bon! 

TIMANTE. 

Cent  louis  sont  pour  toi; 


Les  voilà. 


MARINETTE. 

Je  n  ai  point  une  ame  intéressée. 

TIMANTE. 

Quoi!... 

MARINETTE. 

Ces  poings  puniront  votre  infâme  pensée. 
Si  vous  restez. 

TIMANTE. 

Hortense  est  commise  à  tes  soins  ; 
Pour  m'obliger,  rends-lui  ce  billet  sans  témoins. 

HARPAGÊME,  arrachant  la  lettre. 
Ah  !  ah  !  perturbateur  du  repos  du  ménage , 
Tu  veux  donc  la  séduire,  et  me  faire  un  outrage? 

TIMANTE,  l'épée  à  la  main,  en  s  enfuyant. 
Redonne-moi  la  lettre ,  ou  ce  fer  cpie  tu  vol., . 

HARPAGÊME. 

Barthélemi,  Christophe,  Ignace,  Ambroise,  à  moi! 

SCÈNE  III. 

HARPAGÊME,  AGATHE,  MARINETTE. 

MARINETTE. 

Comme  il  fuit  ! 

HARPAGEME. 

Il  fait  bien;  car  cette  mienne  épée 


3io  LE  FLORENTIN. 

Dans  son  infâme  sang  alloit  être  trempée. 
Mais  de  le  voir  ici  me  voilà  tout  outré. 
Comment  est-il  venu?  comment  est-il  entré? 

MA  m  NETTE. 

J'étois  là-bas  au  frais,  quand  je  l'ai  vu  paroître  : 
Je  suis  soudain  rentrée,  il  m'a  suivie  en  traître. 
Me  disant  qia'iî  vouloit  m'enrichir  pour  toujours, 
Que  je  prisse  le  soin  de  servir  ses  amours , 
Et,  faisant  succéder  les  effets  aux  paroles, 
Il  m'a  voulu  couler  dans  la  main  cent  pistoles; 
Mais  j'aurois  moins  souffert  s'il  avoit  mis  dedans , 
Ou  des  cailloux  glacés,  ou  des  charbons  ardents  : 
Je  crève  quand  je  pense  aux  offres  insolentes... 

II  ARPAGÉME. 

Ah  !  ma  mère ,  voilà  la  perle  des  senantes... 

(  à  Marinette.)  (  à  Agathe.) 

Embrassez-moi,  ma  fille.  .  Auriez-vous  cru  cela? 
Eh  bien  !  avec  ces  soins,  ma  mère ,  et  ces  clefs-là , 
La  garde  d'une  femme  est-elle  si  terrible, 
Et  croyez-vous  encor  cette  chose  impossible? 

AGATHE. 

Mon  fils,  bouleverser  l'ordre  des  éléments. 
Sur  les  flots  irrités  voguer  contre  les  vents, 
Fixer  selon  ses  vœux  la  volage  fortune. 
Arrêter  le  soleil ,  aller  prendre  la  lune; 
Tout  cela  se  feroit  beaucoup  plus  aisément. 
Que  soustraire  une  femme  aux  yeux  de  son  amant , 
Dussiez-vous  la  garder  avec  un  soin  extrême , 
Quand  elle  ne  veut  pas  se  garder  elle-même. 


SCENE  llï.  3ii 

HAUP  AGÈM  E. 

1)  n'est  pas  question  d'aller  contre  les  vents  , 

Ni  de  bouleverser  l'ordre  des  éléments, 

Mais  de  garder  Hortense;  et  j'ai  pour  y  suffire , 

De  bons  murs,  des  verrous,  et  deux  yeux  :  c'est  tout  dire. 

AGATHE. 

Abus.  Lorsque  l'amour  s'empare  de  deux  cœurs, 

Pour  rompre  leur  commerce  et  vaincre  leurs  ardeurs 

Employez  les  secrets  de  l'art,  de  la  nature. 

Faites  faire  une  tour  d'une  épaisse  structure, 

Rendez  ses  fondements  voisins  des  sombres  lieux. 

Élevez  son  sommet  jusqu'aux  voûtes  des  cieux , 

Enfermez  l'un  des  deux  dans  le  plus  haut  étage , 

Qu'à  l'autre  le  plus  bas  devienne  le  partage. 

Dans  l'espace  entre  eux  deux,  par  différents  détours. 

Disposez  plus  d'Argus  qu'un  siècle  n'a  de  jours. 

Empruntez  des  ressorts  les  plus  cachés  obstacles; 

Plus  grands  sont  les  revers  ,  plus  grands  sont  les  miracles  : 

L'un  pour  descendre  en  bas  osera  tout  tenter. 

L'autre  aiguillonnera  ses  esprits  pour  monter. 

Sans  s'être  concertés  pour  une  fin  semblable , 

Tout  deux  travailleront  d'un  concert  admirable. 

A  leurs  chants  séducteurs  Argus  s'endormira; 

Des  verrous ,  par  leurs  soins ,  le  ressort  se  rompra  , 

De  moment  en  moment  enjambant  l'intervalle, 

Enfin  ils  feront  tant  qu'au  milieu  du  dédale. 

Imperceptiblement ,  ensemble  ils  se  rendront. 

Et  malgré  vos  efforts,  mon  fils,  ils  se  joindront. 

C'est  un  coup  sûr.  iîou  âge  et  mou  expérience 


3i2  LE  FLORENTIN. 

Doivent  dans  votre  esprit  inspirer  ma  science  ; 
Je  sais  ce  qu'en  vaut  l'aune  ,  et  j'ai  passé  par-là  : 
Votre  père  vouloit  me  contraindre  à  cela  ; 
Mais  s'il  n'eût  mis  un  frein  à  cette  ardeur  trop  prompte, 
Il  se  seroit  trompé  sûrement  dans  son  compte, 
Mon  fils.  ! 

H  akpagÉ  ME. 
oh!  mieux  que  lui  j'ai  calculé  le  mien. 
Je  ne  suis  pas  si  sot...  Suffit...  Je  ne  dis  rien... 
Mais  ouvrons  le  poulet  du  damoiseau  Timante; 
Apprenons  ses  desseins ,  et  voyons  ce  qu'il  chante. 

(  //  Lt.  ) 
«  Pour  punir  votre  jaloux,  je  me  suis  rendu  maître 
«  delà  maison  qui  est  voisine  delà  vôtre,  où  j'ai  trouvé 
«  les  moyens  de  me  faire  un  passage  sous  terre ,  qui,me 
«  conduii'a  jusqu'à  votre  chambre.  J'espère  que  la 
«  nuit  ne  se  passera  pas  sans  que  vous  m'y  voyiez.  Je 
«  vous  en  avertis,  afin  que  votre  suiprise  ne  vous  fasse 
«  rien  faire  qui  soit  entendu  de  votre  bourru.  Le  même 
«  passage  vous  ser\'ira  pour  vous  faire  sortir  d'escla- 
«  vage ,  et  vous  mettre  au  pouvoir  de  la  personne  qui 
•<  vous  aime  le  plus. 

«  Timante.  " 

Il  verra ,  s'il  y  vient,  un  plat  de  mon  métier; 

Et  je  sors  pour  cela  de  chez  le  serrurier. 

Ma  foi,  monsieur  Timante,  on  vous  la  garde  bonne! 

Oui,  pour  joindre  eu  repos  Hortense  à  ma  personne. 

J'ai  besoin  de  sa  mort.  A  tout  examiner. 

Le  moveii  le  plus  sûr  est  de  l'assassiner. 


SCENE  III.  3i3 

J'ai  donc  fait,  pour  cela  construire  une  machine. 
Je  la  ferai  poser  dans  la  chambre  voisine. 
Pressé  par  son  amour,  Timante  s'y  rendra; 
Mais  au  lieu  d'y  trouver  Horteuse,  il  s'y  prendra. 
Alors,  tout  à  mon  aise,  ayant  eu  main  ma  dague, 
Je  vous  la  plongerai  dans  sou  sein,  zague,  zague. 
Et  le  tuerai,  ma  mère,  avec  plaisir,  dieu  sait! 
Ensuite  on  le  mettra  dans  ma  cave,  hïc  jacet. 

AGATHE. 

Quoi!  de  tuer  un  homme  auriez-vous  conscience? 
Loin  que  votre  dessein  vous  fasse  aimer  d'Hortense , 
Ce  coup  augmentera  sa  haine,  il  est  certain. 

H  A  R  P  A  G  É  M  E. 

Bon,  bon!  morte  est  la  béte,  et  mort  est  le  venin. 
Depuis  que  dans  ces  lieux  Hortense  est  enfermée  , 
Qu'à  ne  plus  voir  Timante  elle  est  accoutumée, 
Elle  est  déjà  soumise  à  vouloir  m'épouser. 
Pour  l'y  fortifier,  j'ai  su  la  disposer 
A  voir  un  sien  cousin,  magistrat,  homme  sage. 
Qu'elle  connoît  de  nom,  et  non  pas  de  visage  : 
Elle  sait  seulement  qu'il  est  en  grand  crédit. 
Étant  de  ses  parents,  et  de  sublime  esprit, 
Elle  ne  craindra  point  d'ouvrir  à  sa  prudence 
Les  secrets  de  son  cœur,  et  tout  ce  qu'elle  pense  , 
Et  comme  ce  grand  homme  est  de  mes  bons  amis , 
Afin  de  m'obliger,  ma  mère,  il  m'a  promis 
Que  selon  mes  désirs  il  tournera  son  ame. 

AGATHE. 

Ce  cousin  entreprend  de  changer  une  femme  ! 
11  est  donc  assez  vain  de  présumer  de  soi? 

27 


3i4  LE  FLORENTIN. 

Et  quel  est  donc  ce  sot  entrepreneur? 

HARPAGÊME. 

C'est  moi. 

AGATHE. 

Vous? 

HAR  PAGE  ME. 

Moi.  De  ce  cousin  j'avois  la  fantaisie. 
Depuis ,  prenant  conseil  d'un  peu  de  jalousie , 
Qui  m'apprend  que  de  tout  il  faut  se  défier, 
J'ai  cru  plus  à  propos  de  me  la  confier. 
Ce  soir,  l'obscurité  devenant  favorable , 
Ayant  la  barbe  et  l'air  d'un  homme  vénérable, 
En  habit ,  et  des  pieds  en  tête  revêtu 
Du  fastueux  dehors  d'une  austère  vertu, 
Je  prétends,  selon  moi,  pétrir  le  cœur  d'Hortense, 
Et  par  même  moyen  savoir  ce  qu'elle  pense. 

A  GATHE. 

Gardez-vous  d'accomplir  ce  dessein  dangereux  ! 
Afin  qu'en  son  ménage  un  homme  soit  heureux , 
Bannissant  de  chez  lui  toute  la  défiance , 
Loin  de  vouloir  savoir  ce  que  sa  fenune  pense, 
Il  doit  fuir  avec  soin ,  comme  on  fuit  un  forfait , 
L'occasion  d'apprendre  ou  voir  ce  qu'elle  fait. 

HARPAGÊME. 

chansons  1  Rien  ne  me  peut  détourner  de  la  chose. 
Afin  d'exécuter  ce  que  je  me  propose , 
Faisons  venir  Hortense  en  cet  appartement. 

(  //  sort,  et  l'on  entend  plusieurs  portes  s'ouvrir.) 


LE   FLORENTIN.  3j5 

SCÈNE   IV. 

AGATHE,  MARINETTE. 

AGATHE. 

Le  ciel  le  punira  de  cet  entêtement... 

Que  de  portes!  quel  bruit  de  clefs!  quel  tintamane! 

MARINETTE. 

De  faire  voir  sa  femme  un  jaloux  est  avare. 

AGATHE. 

Oui;  mais  qui  la  confie  à  la  foi  des  verrous 
Est  trompé  tôt  oa  tard. 

SCÈNE  V. 

liARPAGÉME,   AGATHE,   HORTENSE, 
MARINETTE. 

•  H  ARPAGÉME. 

Hortense ,  approchez-vous. 
Monsieur  votre  cousin  en  ces  lieux  va  se  rendre; 
Avec  un  cœur  ouvert  ayez  soin  de  l'entendre  : 
H  est  ici  tout  proche,  et  je  vais  l'avertir. 

(//  sort.) 


3i6  LE   FLORENTIN. 

SCÈNE  VI. 

AGATHE,  HORTENSE,  MARINETTE. 

AGATHE. 

Autant  qu'à  vos  débats  on  m'a  vu  compatir, 
Autant  ma  joie  éclate  à  votre  intelligence, 
Ma  bru;  je  vais  agir  de  toute  ma  puissance. 
Pour  porter  de  mon  fils  l'esprit  à  la  douceur  : 
Vous,  à  le  caresser  contraignez  votre  cœur. 
Nos  petites  façons  amollissent  les  amesi 
Et  les  hommes  ne  sont  que  ce  qu'il  plaît  aux  femmes. 

{Elle  sort.) 

SCÈNE  VIL 

HORTENSE,  MARINETTE. 

MARINETTE. 

Harpagéme,  ce  soir,  sera  donc  votre  époux? 

HORTENSE. 

Un  jaloux  furieux,  les  astres  en  courroux, 
L'horreur  d'une  prison  longue ,  obscure ,  ennuyante, 
Le  repos  de  mes  jours ,  tout  l'ordonne. 

MA  RI  NETTE. 

Et  Timante  ? 
Voulez-vous  pour  jamais  renoncer  à  le  voir? 
L>'étre  un  jour  votre  époux  il  conserve  l'espoir  : 
Même  il  a ,  m'a-t-il  dit,  en  tête  un  stratagème. 


SCENE  VII.  3i7 

Qui  doit  vous  délivrer  des  rigueurs  d'Harpagéme. 

H  OliTENSE. 

Eh!  que  pourra-t-il  faire?  Hélas  !  plus  que  le  mien 

Son  intérêt  me  porte  à  ce  triste  lien. 
H  m'aime,  et  m'aimera  tant  quil  verra  mon  ame 
Libre,  et  dans  un  état  à  répondre  à  sa  flamme; 
Harpagême  le  hait ,  sa  vie  est  en  danger. 
Peut-être,  quand  1  hymen  aura  su  m'engager. 
Qu'étouffant  un  amour  que  l'espoir  a  fait  naître. 
Il  n'y  songera  plus;  je  l'oublierai  peut-être  : 
J'y  ferai  mes  efforts,  du  moins.  Pour  commencer 
D'ôter  de  mon  esprit  Timante  et  l'en  chasser, 
Au  cousin  que  j'attends  je  vais  ouvrir  mon  ame, 
Implorer  ses  conseils  pour  éteindre  ma  flamme; 
Et ,  si  je  ne  profite  enfin  de  sa  leçon ,         \ 
Je  parlerai ,  du  moins,  de  ce  pauvre  garçon. 

M  ARINETTE. 

D'accord;  mais  ce  cousin  n'est  autre  qu'Harpagéme, 
Je  vous  en  avertis. 

HOKTENSf. 

Que  dis-tu?  Lui! 

MAUINETTE. 

Lui-même.       • 
Poussé  par  un  esprit  curieux  et  jaloux. 
Sachant  que  ce  cousin  n'est  point  connu  de  vous. 
Sous  un  déguisement  et  de  voix  et  de  mine. 
Vous  donnant  des  conseils  de  cousin  à  cousiue , 
Il  prétend  vous  tirer  de  vos  égarements, 
El,  par  même  moyen,  savoir  vos  sentiments. 
Pour  punir  ce  bourru ,  c'est  à  vous  de  vous  taire, 

27. 


3i8  LE  FLORENTIN. 

Et  de  dissimuler  le  commerce... 

HORTENSE. 

Au  contraire  : 
Pour  punir  dignement  sa  curiosité, 
Je  lui  vais  de  bon  cœur  dire  la  vérité. 
Puisqu'il  ose  en  venir  à  cette  extravagance , 
Je  vais  lui  découvrir,  sans  nulle  répugnance, 
Tout  ce  que  sent  mon  cœur,  et  réduire  le  sien 
A  fuir  de  mon  hymen  le  dangereux  lien. 
Bien  mieux  qu'il  ne  souhaite ,  il  s'en  va  me  counoître  : 
Je  m'en  ferai  haïr  par  cet  aveu  peut-être; 
Ou  sachant  de  quel  air  je  l'estime  aujourd'hui. 
S'il  veut  bien  m'épouser  encor,  tant  pis  pour  lui. 

MAHINETTE. 

Il  entre...  Ah  !  que  sa  barbe  est  rébarbarative  ! 

HORTENSE. 

Il  se  repentira  de  cette  tentative. 

SCÈNE  VIIL 

HARPAGÉME,  HORTENSE,  MARINETTE. 

H  A  R  p  A  G  É  M  E ,  eii  doctcur. 
(  à  part.)  (  à  Marinette.  ) 

Feignons,  pour  l'abuser...  Eu  ces  lieux  envoyé. 
Pour  mettre  en  bon  sentier  votre  esprit  dévoyé... 

MARINETTE. 

Ce  n'est  pas  moi ,  monsieur. 

H  AR  p  AGÉME. 

Qui  donc  est  ma  parente 


SCÈNE  VIII  3j9 

Hortense? 

M  ARINETTE. 

Je  ne  suis,  monsieur,  que  la  suivante... 
H  A  R  p  A  G  É  M  E ,  à  Hortense. 
Est-ce  vous  ? 

HORTENSE. 

Oui,  monsieur. 

H  AR  PAGE  ME. 

(  à  Marinette.)  (  à  Hortense,  ) 
Des  sièges...  Seyez-vous. 
(  à  Marinette.  ) 
Regardez-moi...  Fermez  ce  faux  jour.  Laissez-nous. 

{Marinette  sort.) 

SCÈNE  IX. 

HARPAGÊME,  HORTENSE. 

HARPAGÊME. 

Ma  cousine ,  eu  ces  lieux ,  de  la  part  d'Harpagérae, 
Je  viens  pour  vous  porter  à  l'hymen.  Il  vous  aime  : 
Dès  vos  plus  jeunes  ans  on  vous  marqua  ce  choix; 
Votre  père,  en  mourant,  vous  imposa  ces  lois. 
Mais  vous,  d'un  autre  amour  étant  préoccupée, 
Vous  rendez  du  défunt  la  volonté  trompée , 
Et  le  pauvre  Haipagéme,  au  lieu  d'affection. 
N'a  vu  que  haine  en  vous,  et  que  rébellion. 

HORTENSE. 

Il  est  vrai ,  son  humeur  a  rebuté  la  mienne  ; 

Mais,  monsieur,  ce  n'est  pas  ma  faute,  c'est  la  sienne. 


aao  LE  FLOREÎNTIN. 

HARPAGÊME. 

Coinuieut  ? 

HO  RIEN  SE. 

Nous  deaieurions  ù  huit  milles  d'ici. 
Je  n'avois  jamais  vu  que  lui  seul  d'homme  :  ainsi. 
Quoiqu'il  me  parût  froid,  noir,  bizarre  et  farouche  , 
Je  me  comptois  toujours  compayne  de  sa  couche. 
Sans  amour,  il  est  vrai,  toutefois  sans  ennui. 
Présumant  que  tout  homme  etoit  fait  comme  lui , 
Mais,  loin  de  me  tenir  dans  cette  erreur  extrême, 
A  me  désabuser  il  travailla  lui-même; 
Et  j'appris,  par  ses  soins ,  avec  quelque  pitié. 
Qu'il  étoit,  des  mortels,  le  plus  disgracié. 

HARPAGÊME. 

Quoi!  lui-même?  Comment? 

HORTENSE. 

Vous  le  savez  ;  mon  père 
De  son  pouvoir  sur  moi  le  fit  dépositaire. 
Et  mourut.  Peu  de  temps  après  la  mort  du  sien , 
Harpagême,  héritier  et  maître  d'un  grand  bien, 
D'avoir  place  au  sénat  conçut  quelque  espérance. 
Il  voulut  faire  voir  sou  triomphe  à  Florence, 
M'y  traînant  avec  lui,  malgré  moi.  Dans  ces  lieux. 
Mille  gens,  bien  tournés  ,  s'offrirent  à  mes  yeux. 
Qui  de  me  plaire  tous  prirent  un  soin  extrèiue. 
Faisant  réflexion  sur  eux,  sur  Harpagénie, 
Qui  vis-je?  Ah  !  mon  cousin,  quelle  comparaison  ! 
L'erreur  en  mon  esprit  fit  place  à  la  raison. 
Mon  jaloux  me  parut  d'un  dé^^oût  manifeste ,. 
Et  je  pris  sa  personne  eu  haine. 


SCENE  IX.  32  1 

H  A  R  P  A  G  Ê  M  E  ,  à  pari. 

Je  déteste  !... 

HORTENSE. 

Quoi  donc!  ce  franc  aveu  vous  déplaît-il?  Comment! 
Est-ce  c[ue  je  m'explique  à  vous  trop  hardiment? 

HARPAGÊME. 

Non  pas,  non  pas. 

HORTENSE. 

Je  vais  me  contraindre. 

HA  RPAGEME. 

Au  contraire. 
De  ce  que  vous  pensez  il  ne  faut  rien  me  taire. 
Si  vous  voulez ,  pesant  l'une  et  l'autre  raison , 
Que  je  fonde  une  paix  stable  en  votre  maison , 
Vous  devez  rae  montrer  votre  ame  toute  nue, 
Ma  cousine. 

HORTENSE. 

oh  !  vraiment ,  j'y  suis  bien  résolue. 
Avant  que  d'épouser  Harpagême  aujourd'hui , 
Afin  que  vous  jugiez  si  je  dois  être  à  lui, 
De  tout  ce  que  j'ai  fait,  de  tout  ce  qu'il  m'inspire , 
Je  ne  vous  tairai  rien...  Mais  n'allez  pas  lui  dire. 

HARPAGÊME. 

oh  !  non,  non.  Revenons  à  la  réflexion. 
Vous  fîtes  dès  ce  temps  le  choix  d'un  galant? 

HORTENSE. 

Non  : 
Jamais  d'en  choisir  un  je  n'eusse  eu  la  pensée; 
Mais  Harpagême ,  épris  d'une  rage  insensée , 
Poussé  par  un  esprit  ridicule ,  importun , 


622  LE  FLORENTIN. 

A  sou  dam  ,  malgré  moi,  m'eu  fit  découvrir  un. 

HARPAGÈME. 

Vous  verrez  que  cet  homme  aura  tout  fait. 

HORTEN'SE. 

Sans  doute. 
Car,  me  voulant  contraindre  à  prendre  une  autre  route, 
Pour^m'ôter  du  grand  monde,  il  me  fit  enfermer. 
J'étois  à  ma  fenêtre  à  prendre  souvent  l'air; 
D'un  logis  près ,  un  homme  eu  faisoit  tout  de  même. 
Je  ne  le  voyois  pas  d'abord;  mais... 

HARPAGÈME. 

Harpagême 
Vous  le  fit  remarquer,  n'est-ce  pas? 

HORTENSE. 

Justement. 
Il  me  dit,  tourmenté  par  son  tempérament. 
Que  ,  sans  doute ,  cet  homme  étoit  là  pour  me  plaire , 
Et  m'ordonna  sur- tout,  fulminant  de  colère. 
De  ne  me  plus  montrer,  lorsque  je  l'y  verrois. 
Instruite  à  ce  discours  de  ce  que  j'ignorois. 
J'examinai  ses  yeux,  son  maintien,  son  visage. 
Et  je  vis  qu'Harpagême  avoit  dit  vrai. 

HARPAGEME,  à  part. 

J'enrage  ! 

H  O  R  T  E  iN  s  E. 

Cet  homme  enfin ,  monsieur ,  dont  Timante  est  le  nom , 
Me  fit  voir  en  ses  yeux  qu'il  m'aimoit  tout  de  bon. 
Il  est  jeune,  bien  fait,  sa  personne  rassemble, 
Dans  leur  perfection,  tous  les  bous  airs  ensemble; 
Magnifique  en  habits,  noble  en  ses  actions, 


'      SCÈNE  IX.  323 

Charmant... 

H  A  RP  AGE  ME.. 

Passez ,  passez  sur  ses  perfections  : 
Il  n'est  pas  question  de  vanter  son  mérite, 

HORTENSE, 

Pardonnez-moi,  monsieur.  Dans  l'ardeur  qui  m'agite, 
Il  me  semble  à  propos  de  vous  bien  faire  voir 
Que  celui  pour  qui  seul  j'ai  trahi  mon  devoir, 
Possédant  dignement  tout  ce  qu'il  faut  pour  plaire, 
A  de  quoi  m'excuser  de  ce  que  j'ai  pu  faire. 
Timante  est  en  vertus  (et  j'en  suis  caution) 
Tout  ce  qu'est  Harpagéme  en  imperfection. 

HARPAGÊME. 

(  à  part.  )  (  à  Hortense.  ) 

Que  nature  pâtit!  mais  poursuivons...  Peut-être 
Cet  amant  vous  revit  encore  à  la  fenêtre  ? 

HORT  ENSE. 

Non,  je  ne  l'y  vis  plus;  mon  bourru,  mécontent. 
Fit ,  de  dépit ,  boucher  ma  fenêtre  à  l'instant. 

HARPAGÉME. 

Ah  !  le  bourru!  Mais... 

HORTENSE. 

Mais,  pour  punir  sa  rudesse, 
Timante  en  un  billet  m'exprima  sa  tendresse, 
Et  me  le  fit  tenir,  nonobstant  mou  jaloux. 

HARPAGÊME. 

Comment? 

HORTENSE. 

Prenant  le  frais  tous  deux  devant  chez  nous. 
Doux  poîits  libertins,  qui  mangeoient  des  cerises. 


3a4  LE  FLORENTIN.. 

Vlnreut  contre Harpagême ,  à  diverses  reprises, 
Pliant,  chantant,  faisant  semblant  de  badiner  : 
Ils  jetoient  leurs  noyaux  l'un  après  l'autre  en  l'air. 
Un  noyau  vint  frapper  Harpagême  au  visage; 
Il  leur  dit  de  n'y  plus  retourner  davantage. 
Eux,  sans  daigner  l'ouïr  et  jetant  à  l'envi, 
Cet  agaçant  noyau  de  plusieurs  fut  suivi. 
Harpagême  à  chacun  redoubla  ses  menaces. 
Riant  de  lui  sous  cape  et  faisant  des  grimaces. 
Malicieusement  ces  petits  obstinés 
Ne  visoient  plus  qu'à  lui ,  prenant  pour  but  son  nez. 
Transporté  de  colère  et  perdant  patience, 
Harpagême  après  eux  courut  à  toute  outrance, 
Quand  d'un  logis  voisin  Timante  étant  sorti. 
De  cet  heureux  succès  aussitôt  averti, 
Il  me  donna  sa  lettre  et  rentra  dans  sa  cage. 
Harpagême  revint,  essoufflé,  tout  en  nage, 
Sans  avoir  joint  ces  deux  espiègles  :  enroué , 
Fatigué,  détestant  de  s'être  vu  joué. 
Il  en  pensa  crever  de  rage  et  de  tristesse. 
Comme  je  ne  veux  rien  vous  celer,  je  confesse 
Que  je  livrai  mon  ame  à  de  secrets  plaisirs, 
De  voir  que  mon  jaloux  fut,  malgré  ses  désirs, 
La  fable  d'un  rival,  et  la  dupe... 

HARPAGÊME,  à  part. 

Ah  !  je  crève... 
(  à  Horlense.  ) 
De  répondre  au  billet  vous  u'eùtes  point  de  trêve? 

nORTENSE. 

D'accord;  mais  il  falloit  trouver  l'inventiou 


SCENE   IX.  325 

De  le  pouvoir  donner. 

HARPAGÈME. 

Vous  la  trouvâtes? 

HORTENSE. 

Bon! 
Harpagême  y  pourvut.  Pressé  par  sa  foiblesse , 
Il  voulut  consulter  une  devineresse , 
Pour  voir  s'il  seroit  seul  maître  de  mes  appas. 
Il  m'y  fit,  un  matin,  accompagner  ses  pas. 
A  peine  sortons-nous,  que  j'aperçois  Timante. 
Harpagéme,  à  sa  vue,  aussitôt  s'épouvante  , 
Nous  observe  de  près ,  me  tenant  une  maiu; 
Dans  l'autre  étoit  ma  lettre.  Inquiète,  en  chemin  , 
Comment  de  la  donner  je  pourrois  faire  en  sorte; 
Un  homme  qui  fendoit  du  bois  devant  sa  porte, 
A  faire  un  joli  tour  me  fit  soudain  penser. 
Dans  les  bûches,  exprès,  je  fus  m'embarrasse r; 
Je  tombe,  et,  par  l'effet  d'une  malice  extrême. 
J'entraîne  avecque  moi  rudement  Harpagéme. 
Timante,  à  cette  chute,  accourt  à  mon  secours. 
Moi  qui  mettois  mon  soin  à  l'observer  toujours , 
Comme  il  m'offroit  sa  main  pour  soutenir  la  mienne  , 
Je  coulai  promptement  mon  billet  dans  la  sienne  ; 
Puis  je  fus  du  jaloux  relever  le  chapeau. 
Qui,  dans  ce  temps,  cherchoit  ses  gants  et  son  manteau. 
M'injuriant,  pestant  contre  la  destinée. 
Mais,  comme  heureusement  ma  lettre  étoit  donnée  , 
Il  ne  put  me  fâcher.  Crotté,  gonflé  d'ennui, 
Il  revint  sur  ses  p.is  :  j'y  revins  avec  lui; 
Non  sans  rire  eu  .';ecret,  songeant  à  cette  chute. 


326  LE  FLORENTIN. 

De  mou  invention  et  de  sa  culebute. 

HARPAGÊME. 

{à part.)     (à  Hortense . ) 

Ouf!...  Et  qu'arriva-t-il  de  l'un  et  l'autre  tour? 

HORTENSE. 

Timante,  instruit  par  moi,  pressé  par  son  amour, 

Pour  me  pouvoir  parler  usa  d'un  stratagème. 

Il  fit  secrètement  avertir  Harpagême , 

Par  un  homme  aposté,  qu'il  vouloit  m'enlever; 

Qu'un  soir  à  ma  fenêtre  il  devoit  me  trouver. 

Et  que  nous  ménagions  le  moment  favorable 

Pour  m'arracher  des  mains  d'un  jaloux  détestable. 

Cet  avis  fit  l'effet  que  nous  avions  pensé; 

Par  cette  fausse  alarme  Harpagéme  offensé , 

Voulant  assassiner  l'auteur  de  cet  outrage. 

Etant  accompagné  de  spadassins  à  gage, 

Fit  quinze  nuits  le  guet  sous  mon  appartement, 

Et  je  vis  quinze  nuits  de  suite  mon  amant. 

Dans  celui  du  jardin,  au  bas  de  ma  fenêtre  : 

Par  des  transports  charmants  que  nos  cœurs  faisoient  naître, 

Sans  crainte  du  jaloux ,  exprimant  nos  amours , 

Nous  cherchions  les  moyens  de  le  fuir  pour  toujours. 

Et  ne  nous  arrachions  de  ce  lieu  de  délices , 

Qu'au  moment  que  du  jour  on  voyoit  les  prémices. 

Je  me  mettois  au  lit,  où,  feignant  de  dormir, 

J'entendois  mon  bourru  tousser,  cracher,  frémir; 

Tantôt,  venant  mouillé  jusques  à  sa  chemise  ; 

Tantôt,  soufflant  ses  doigts,  transi  du  vent  de  bise; 

Toujours  incommodé,  toujours  tremblant  d'effroi  : 

C'étoit,  je  vous  l'assure,  un  grand  plaisir  pour  moi. 


SCENE    IX.  3^7 

H  A  R  PA  G  É  M  E ,  à  part. 

Quelle  pilule  ! 

HORTENSE. 

Hélas  !  ce  temps  ne  dura  guère , 
Et  ce  ne  fut  pour  nous  qu'une  fleur  passagère. 
De  perdre  ainsi  ses  pas  notre  bizarre  outre, 
Voyant  l'an  du  trépas  de  mon  père  expiré , 
De  son  autorité  pressa  notre  hyménée. 
A  refuser  sa  main,  me  voyant  obstinée. 
Il  fit  faire  un  cachot ,  où  j'ai  passé  six  mois , 
Et  j'en  sors  aujourd'hui  pour  la  première  fois. 
Avec  ces  sentiments,  et  cette  haine  extrême, 
Jugez-vous  que  je  doive  épouser  Harpagême? 

HARPAGÉME. 

C'est  mon  avis.  Timante  est  d'aimable  entretien, 

Il  est  vrai, beau,  bien  fait;  d'accord,  mais  il  n'a  rien. 

Harpagême  est  jaloux;  j'y  consens  :  il  est  chiche 

De  ces  tous  doucereux;  oui,  mais  il  est  très  riche. 

Pour  en  ménage  avoir  du  bon  temps,  de  beaux  jours, 

Croyez-moi,  la  richesse  est  d'un  puissant  secours. 

Le  coeur  qui  penche  ailleurs  en  sent  quelque  amertume  ; 

Mais  parmi  l'abondance  à  tout  on  s'accoutume. 

Vaincre  une  passion  funeste  à  son  devoir. 

C'est  une  bagatelle;  on  n'a  qu'à  le  vouloir. 

Par  exemple,  étouffez  cette  flamme  imprudente, 

N'envisagez  jamais  qu'avec  horreur  Timante; 

Oubliez  tout  de  lui,  même  jusqu'à  son  nom. 

Çà ,  ma  cousine,  allons,  promettez-le-moi. 

HORTENSE. 

Non. 


328  LE  FLORENTIN. 

HARPAGÉME. 

Comment  non?  ¥A  pourquoi? 

HORTENSE. 

Je  connois  ma  foiblesse; 
Je  ne  pourrois  jamais  vous  tenir  ma  promesse. 

HARPAGÉME. 

Harpagême  fait  donc  des  efforts  superflus? 

HORTENSE. 

Il  sera  mon  époux.  Et  que  veut-il  de  plus? 

HARPAGÉME. 

Mais  vous  devez,  du  moins,  lui  montrer  quelque  estime. 

HORTENSE. 

Epouser  un  mari  sans  qu'on  l'aime ,  est-ce  un  crime? 

HARPAGÉME. 

Il  VOUS  déplaît  donc?  ■ 

HORTENSE. 

Plus  qu'on  ne  peut  exprimer. 

HARPAGÉME. 

Peut-être,  avec  le  temps,  vous  le  pourrez  aimer. 

HORTENSE. 

Le  temps^n'éteindra  pas  l'ardeur  qui  me  domine. 
Je  n'aimerai  jamais  que  Timante. 

HARPAGÉME,  se  découvrant. 

Ah  !  coquine  ! 
Je  n'y  puis  plus  tenir  ;  connoissez  votre  erreur  ; 
Voyez ,  friponne ,  a  qui  vous  ouvrez  votre  cœur. 

HORTENSE. 

Ah  !  ah  !  c'est  vous,  monsieur;  quelle  métamorphose  î 
Pourquoi?  Si  vous  étiez  en  doute  de  la  chose, 
Vous  êtes  redevable  à  ma  sincérité 


SCÈNE  IX.  329 

De  ne  vous  avoir  pas  fardé  la  vérité. 

Voilà  quelle  je  suis ,  par  votre  humeur  jalouse , 

Et  (juelle  je  serai,  si  je  suis  votre  épouse. 

HARPAGÊME. 

Votre  malice  en  vain  s'applique  à  l'éviter. 
Je  serai  votre  époux  pour  vous  persécuter, 
Pour  vous  rendre  odieux  et  Timante  et  la  vie  : 
A  vous  faire  enrager  je  mettrai  mon  génie. 

{Il  appelle.) 
Marinette  ? 

SCÈNE  X. 

MARINETTE,  HARPAGÊME,  HORTENSE 

MARINETTE. 

Monsieur? 

HARPAGÊME. 

Eh  bien  !  le  serrurier 
Travaille-t-il? 

MARINETTE,  paroissant  effrayée. 
Ah!  ah!... 

HARPAGÊME. 

Cesse  de  t'effrayer. 
Je  viens,  sous  cet  habit,  d'apprendre  son  histoire; 
J'ai  découvert  par-là  ce  qu'on  ne  pourra  croire. 
Malgré  ma  défiance  exacte,  en  tapinois, 
L'aurois-tu  cru,  ma  fille  ,  ils  m'ont  trompé  cent  fois* 

MARIN  ET  T  E. 

Ah  !  les  méchantes  gens  ! 

28. 


33o  LE  FLORENTIN. 

HARPAGÊME. 

Mais  j'en  tieus  la  vengeance. 
Tiinante  doit  venir  pour  enlever  Hortense  : 

(  à  Hortense.  ) 
Le  piège  ici  l'attend...  Oui,  traîtresse  !  à  vos  yeux, 
Vous  verrez  poignarder  ce  qui  vous  plaît  le  mieux. 
Nous  allons  bientôt  voir  l'essai  de  cet  ouvrage. 

SCÈNE   XI. 

LE  SERRURIER,  et  ses  garçons ,'<3rMi  apportent  une 
cage  de  fera  ressort;  HARPAGÊME,  HORTENSE, 
MARINETTE. 

HARPAGÊME,  au  serrurier. 
Est-ce  fait? 

LE   SERRURIER. 

Oui,  monsieur;  et,  pour  en  voir  l'usage. 
Je  vais ,  tout  de  ce  pas ,  à  vos  yeux  l'essayer. 

HARPAGÊME. 

Non ,  non  :  ce  n'est  qu'à  moi  que  je  m'en  veux  fier  ; 
J'en  veux  faire  l'essai  moi-même. 

LE   SERRURIER. 

Eh  !  que  m'importe? 
Sortez  donc  par  ici  :  passez  par  cette  porte , 
Marchez,  venez  à  moi,  sans  appréhender  rien. 

(  Harpagême  se  met  dans  le  piège.  ) 
Eh  bien!  n'étes-vous  pas  pris  comme  un  sot? 

HARPAGÊME. 

Fort  bien. 


SCENE  XI.  33i 

On  ne  peut  l'être  mieux.  La  peste  !  quelle  étreinte! 
Otez-moi  promptement,  la  posture  est  contrainte. 

LE   SERRURIER. 

Vous  délivrer  n'est  plus  en  mon  pouvoir. 

HARPAGÉME. 

Pourquoi? 

LE    SERRURIER. 

Je  n'en  suis  plus  le  maître. 

(  //  sort  avec  ses  garçons.  ) 

HARPAGEME. 

Et  qui  l'est  donc? 

SCÈNE  XII. 

TIMANTE,  HARPAGÉME,  HORTENSE, 
MARINETTE. 

TIMANTE. 

C'est  moi. 

HARPAGÉME. 

Comment  !  on  me  trahit? 

TIMANTE. 

Non,  on  te  fait  justice. 
Par  cette  invention  tu  forgeois  mon  supplice. 
Et  j'en  ai  fait  le  tien,  pour  tirer  d'embarras 
La  belle  Hortense. 

HARPAGÉME. 

Hortense  !  Ah  !  ne  le  croyez  pas  ! 
Songez  qu'à  m'épouser  votre  foi  vous  engage, 
Ou  bien  que  du  démon  vous  serez  le  partage. 


332  LE  FLORENTIN. 

HORTENSE. 

Je  Tétois  sans  ressource,  en  vous  donnant  la  main; 
Mais  je  crois  qu'avec  lui  l'oracle  est  moins  certain. 

HARPAGÊME. 

Ah  !  Marinette,  à  moi!  délivre-moi ,  dépêche. 

MARINETTE. 

Je  n'oserois,  monsieur;  Timante  m'en  empêche. 

T  I  M  A  N  T  E. 

Vos  parents  et  les  miens  vont  combler  notre  espoir  ; 

(  à  Harpagême.  ) 
Allons,  Hortense...  Adieu,  seigneur,  jusqu'au  revoir. 

HARPAGEME. 

Arrête... 

HORTENSE. 

Adieu,  monsieur;  votre  servante. 

HARPAGÊME. 

Hortense , 
Songez... 

MARINETTE. 

Adieu  :  prenez  un  peu  de  patience. 
(  Timante  y  Hortense  et  Marinette  sortent.  ) 

SCÈNE  XIII. 

H  A  R  P  A  G  É  M  E ,  rfa/w  le  piège. 

Arrête,  arrête,  arrête...  Holà!  quelqu'un,  holà! 
A  moi ,  tôt  ! 


LE  FLORENTIN.  333 

SCÈNE  XIV. 

AGATHE,  HARPAGÉMp. 

AGATHE. 

Eh  !  bon  dieu  !  qui  vous  a  huche  là , 
Mou  fils? 

HARPAGÉME. 

Moi-même. 

AGATHE. 

Vous? 

HARPAGÉME. 

Ah  !  ma  mère,  on  m'outrage. 
Dans  mes  propres  panneaux  j'ai  donné  :  j'en  enrage  ! 
Soulagez-moi,  brisez  ce  trébuchet  maudit. 

AGATHE. 

Eh  bien  !  mon  fils,  eh  bien  !  je  vous  l'avois  bien  dit  : 
De  vos  malins  vouloirs  voilà  la  digne  issue; 
Vous  ne  seriez  pas  là,  si  j'en  eusse  été  crue. 

HARPAGÉME. 

Cette  moralité  sied  bien  à  ma  douleur!... 

Au  meurtre ,  mes  voisins ,  au  secours  !  au  voleur  ! 

SCÈNE  XV. 

HARPAGÉME,  AGATHE,   UN  EXEMPT,  des 
archers,  les  garçons  serruriers. 

l'exempt. 
Quel  bruit  ai-je  entendu  ? 


334  LE  FLORENTIN. 

H  A  RP  AGE  ME. 

Monsieur  l'exempt,  de  grâce  I 
Commandez  de  ces  nœuds  que  l'on  me  débarrasse. 

LEX  EM  PT ,  à  ses  gens  et  aux  serruriers. 
Enfants,  prenez  ce  soin. 

(  On  délivre  Harpagême.) 

AGATHE. 

C'en  est  fait. 

HARPAGÊME. 

Grand  merci  ! 
Courons  après  les  gens  qui  causent  mon  souci. 

l'exempt. 
Mon  ordre  est  de  venir  m' assurer  de  vous-même. 
Le  sénat  qui  conuoît  votre  rigueur  extrême, 
Vous  ordonne  à  l'instant  que ,  sans  égard  à  rien , 
Vous  lui  rendiez  raison  d'Hortense  et  de  sou  bien. 

HARPAGEME. 

Le  sénat  le  prend  mal. 

l'exempt. 
La  résistance  est  vaine  : 
Allons. 

HARPAGÉME. 

Je  n'irai  pas. 

l'exempt. 
Eh  bien  donc,  qu'on  l'entraîne. 


FIN. 


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TABLE  DES  PIÈGES 


CONTENUES 


DANS  CE  VOLUME. 


La  Mère  coquette,  ou  les  Amants  brouillés, 

comédie ,  par  Quiuault Page  i 

La  Femme  juge  et  partie,  comédie,  par  Mout- 

tteury 1 1 5 

Pénélope,  tragédie,  par  l'abbé  Genest 217 

Le  Florentin,  comédie,  par  La  Foutaine.  .  .  .  299 


FIN   de  la  table. 


ir>!aiaiE  de  JULES  DIDOT  AINE,   imprimeu»   du   roi, 
rue  Ju  Pont-de-Lodi,   n"  C. 


2Ç  P  p 


à 


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r-         -f^  Qr-riT  MAR.7  nig/i 

PQ  Chef s-d ♦ oeuvre 
1220  dramatiques  de 

ZWb  Quinault 
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